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REVUE
DIS
DEUX MONDES
XYIil* AimtK. — ROUTILLI BÈMXÊ
xn. — i*' iàsmÊtL 1848.
PAHI8. — mPRDRRlB Dl GBRDte,
Rue Stint-GcniudiHlet-PréSy 10.
REVUE
DES
DEUX MONDES
TOME VINGT-UNIÈME
DIX-HDITIÈIIE ANNÉE. — NOUVELLE SÉRIE
■> ê i. ^^ ^. •• s •
PARIS
AU4Bl]REAU {DE LA REVUE DES DEUX MONDES
vn sahit^bioIt, 18
1848
AbISG'Zb
• • • •-
. I ■'.» t ..I r .
LE
CHEVALIER DE MÉRÉ
OU
DE UHONNtTE HOMME AU DK-SBPTIÈME SIÈ€LE.
GonnaisBez-Ycas le cheyalier de Héré? Ce n'est pas que je vous con-
aeîUede le lire; il n'est bon à connaître que par extraits. Il passait pour
plus aimable qu'il ne devait être, à en juger par ses lettres et par ses
discours imprimés; il faisait profession de ce qui n'est bien que si on ne
le professe pas, et que si l'on en use d'un air d'aisance et de naturel. Sa
politesse est compassée, et je le soupçonne fort d'avoir été de ceux qui
sont fnvoUê dans le sérieux et pédans dans le frivole; mais c*était certai-
nement un homme de beaucoup d'esprit, établi sur ce pied-là dans le
inonde, ayant commerce avec ce qu*il y avait de plus considérable dans
les lettres et à la cour, désigné par l'opinion, à un certain moment (de
1649 à 1664], pour un arbitre ou du moins pour un maître d'élégance.
Son tort fut de prendre trop à la lettre et trop au sérieux ce rôle déli-
cat, et de pousser à bout ce qui ne doit être qu'effleuré, ce qui doit être
renouvelé toujours. On a dit de Benserade que c'était un Voiture trop
prolongé : c'a été l'inconvénient aussi du chevalier de Héré. Malgré ces
défauts ou à cause de ces défauts mêmes, le chevalier de Héré est un
êgpe, et si aiyourd'hui on veut étudier un des caractères les pins en
407 s^
.'• . . • I
honneur àû ivii* siècle, on ne saurait mieux s'adresser ni surtout plus
commodément qu'à lui.
Il y eut, vers ce temps, des hommes qui nous représentent et qui réa-
lisent en eux l'idée de Yhonnéle homme, comme on l'entendait alors,
bien mieux que le chevalier de Méré ne le sut faire dans sa personne,
et lui-même, parmi les gens de sa connaissance, il nous en cite qu'il
propose pour d'accomplis modèles^ U n'en est aucun pourtant qui ait
plus réfléchi que lui sur cet idéal, qui se soit plus appliqué à le définir,
à en fixer les conditions, à disserter sur l'ensemble des qualités qui le
composent et à les enseigner en toute occasion. Un maître à danser
n'est pas toujours celui (tant s'en ftut) qpi danse le mieux:; mais', 9i
i|uelque anden maître ftimaix en ce genee'a écritquelque-cliose sur
son art, et que cet art soit en partie perdu, on doit recourir au traité. Le
chevalier de Méré a été, à son heure, un maître de bel air et d'agré-
ment, et il a laissé des traités.
Il ne s'exagère point d'ailleurs, autant qu'on le pourrait croire, l'ef-
fet des préceptes : a Eh I qui doute, dit-il quelque part (i), que si quel-
qu'un étoit aussi honnête homme que l'on dit que Pignatelle étoit bon
écuyer, il ne pût faire un homiëte homme ccrnime Pignatelle un bon
homme de cheval? D'où vient donc qu'il en arrive autrement? » 11 va
lui-même au-devant des objections que soulève le didactique en pa-
reille matière, lorsqu'il dit : « En tous les exercices, comme la danse,
faire des armes, voltiger, ou monter à cheval, on connoit les excellens
maîtres du métier à je ne sais quoi de libre et d'aisé qui platt toujours,
mais qu'on ne peut guère acquérir sans une grande pratique; ce n'est
pas encore assez de s'y être long-temps exercé, à moins que d en avoir
pris^ les meilleures voies*. Les agrémensr aiment la justesse en tooi ce
que je viens dé dire, mais dMme façonsinaîve^ qu'elle donne à penser
que c'est un présent de la nature fî). » -^Jfé nesiumisimieuieomparon
ks écrite' de Méré qu'à ceux de Castiglione, finteur dulrrre du 6'Mr-ri^
mtk (Coiteyifind). Celai-«f a fait le code AeYhommêée aour, l'autre «
feût celui de Yhonn^ homme.
Ilotmêuhomme, au xTti* sfède, ne signiflaiipag la ciiose Unité simpUr
etit0iite grave que le moi exprime aujourd'hui. Ëemet a ea bien* des
sens en français, un> peu comme* celui de tage en gnsc Auxép^qiMS
de loisir, en y mêlait beaucoup de superflu; nous l'avons rédiiil) wâ
strict nécessaire. L'honnôtehomYne; eu son large sens, c^était rbottmitt
comme il faut, et le comme il faut, iBquoddecêt, varie avec les goâts eC
tes opmioin de la société elle-même. L'abbé Prévost erti peut^lre fes
dBntiev terWaîn qui, dans ses romans^, ait employé le moi<
ii) ■ CiMfiiikime CoHVènaiioH avec le ntttrédial de QéivmlMnit.
i{iiiéonéM6otKiMs le beau seasoù raraployaient, an ïmp siide,
IL «de la (teehefouœukl «et le clievatier ée Mévé« Lora^e VoiiÉaire.di8aît
«a plaiiaBtant :
Nos voleurs sont de très honnêtes gens,
Gens du beau inonde ({),
41 iéiourmit àéfk uo #>eu te aeng^ le {larodiaM, en lui 6Uat J'acceptioa
«aiida4t«ii« au xvji* aiàcle, n'était .pas aéparable de J'acceptioo légère.
(Cest Ainsi que Ba^bru, dès loog-tempa, avaii dit eu jouaut aur le mo^
qa'hMnéU homme et bonnes m^ure ne ts^accordoimf guère ensemble; fcau-
«çbessûllie de Ubertiu! li'bonnôte bonune alors «n'était |)as seulement >
m efbif celui qui savait tes agréoieus et les bienséances, mais il y eur
itrail aussi un îoods de mérite sérieux, d'bonuéleté réelle, 4}ui».saflis
4tre la grossie probité lK)urgeoise toute pure, avait pourtant sa jpaijt
WBentieUe fusque sous Tagrément; le tout était de bien prendre .se3
mesures etde c^iubioer les doses; tes viiais bonnâtes gens n'y noan-
i^uaient ^paa.
Les dames.surtout savaient vite à quoi s'en tenir, et quand on avait
tout dit, tout expliqué, elles demandaient quelque cbose encorq; .ce
quelque cbose, dit Méré, « consiste en je ne sais quoi de noble qui re-
JÏèwe toutes tes bonnes qualités, et qui ne vient que du cœur et de J'e^-
prit; Je reste n'en est que la suite et l'équipage, n Le cbevalier receim^
loande beaucoup cet entretien des dames; c'est là seutementque l'esprit
M /iM/et<querbonnéte homme s'acbève, car, comme il le remarque
très bien, tesibommes sont ioiU,d'wie pièce tent qu'ils restent entre.eux.
En revanche, vers le même temps (et ceci complète le cbevalier),
V^ de ^nderj 'Observait de son bord que o les plus honnêtes femmes
du monde, quand elles sont un grand nombre ensemble (c'est-à-dire
jdus deilrois], et qu'il n'y a point d'bomm^, ne disent presque Jamais
xifio qui vaille, et s'ennuyent plus que si elles éloient seules, m Au
contraire, a il y a je ne sais quoi, que je ne sais comment exprimer
(avouait d'assez bonne grâce cette estimable fille), qui fait qu'un hon-
nête homme réjouit et divertit plus une compagnie de dames que la
^us aimable femme de la terre ne sauroit faire (S). » Quand on sent si
svîvame&t desdei^eôtesl'avanUge d'un commerce mutuel, on est bten
-près de s'entendre, ou plutôt on s'est déjà entendu, et la scienoe ite
l'honnête homme a fait bien des pas.
On sait peu de cbose sur la vie du chevalier de Héré; la date de sa nais-
4aDce^ restée incertaine comme te. fut iong^temps celte de sa mort U
étàAyùé, ditHMi, vers te fia dii xvi* aièete iMH au ifiommenoemAut du
m JUMnfanH pnM^m, actelU, mèm h.
W •Commefmiiem.êw dànerê 4t#f<«, iptr Ifu* de fkmâerf, mikh lie la (€sii«ir«-
xvîî«;*rhais**jè rie crois pas qu'il soit d'avant 1610, car il servait encore
activement en 4664, et il ne mourut qu'en 4685, comme on l'appreâd
par hasard d'un mot échappé à la plume de Dangeau. Il était cadet
d'une noble maison du Poitou. Son aîné, H. de Plassac-Méré, paraît
s'être mêlé aussi de bel-esprit, et il correspondait avec Balzac. On a
quelquefois confondu les deux frères (i). Le chevalier ne commence à
poindre dans les Lettres de Balzac qu'en l'année 1646; c'est bien à lui que
ce grand complimenteur écrivait : « La solitude est véritablement une
belle chose, mais il y auroit plaisir d'avoir un ami fait comme vous, à
qui l'on pût dire quelquefois que c'est une belle chose (2). » Et encore :
a Si je vous dis que votre laquais m'a trouvé malade, et que votre
lettre m'a guéri, je ne suis ni poète qui.invente, ni orateur qui exagère;
je suis moi-même mon historien qui vous rend fidèle compte de ce qui
^ passe dans ma chambre (3). » Le chevalier, dans cette lettre, est traité
comme un brave et comme un philosophe tout ensemble; il avait servi
avec honneur sur terre et sur mer (4). Avant même de s'être retiré du
service et dans les intervalles des campagnes, il ne songeait qu'à vivre
agréablement dans le monde, tantôt à la cour et tantôt dans sa maison du
Poitou , par où il était assez voisin de Balzac. Celui-ci fut son premier
modèle et son grand patron en littérature. En dédiant au chevalier ses
Observations sur la Langue française. Ménage lui disait : a Quand je vins
à Paris la première fois, vous étiez un des hommes de Paris le plus à
la mode. Votre vertu, votre valeur, votre esprit, votre savoir, votre
éloquence, votre douceur, votre bonne mine, votre naissance, vous fe-
rlent souhaiter de tout le monde. Toutes ces belles qualités me furent
(1) Cette confusion a pu se faire d'autant plus aisément, qn*on dit que le chevalier de
iléré avait d*abord paru dans le monde sous le nom de Plassae, Il y aurait bien ici
quelque petite difficulté à éclaircir sur ces noms et qualités de famille et sur ces deux frères;
mais à quoi bon? (Voir dans les Éloges d« quelques Auteun françoU, par Jolly, Tar-
ticle qui concerne M. de Méré, et anssi M. de Monmerqné dans la Biographie uni^r"
ssllê.)
(%) Lettre du 6 juin 1616.
(3) Lettre du Si août 16i6.
(4) Il servait encore en I66i, et il fit partie de Texpédition navale contre les pirates de
Barbarie, laquelle, après un assex brillant début, eut une triste fin. Dans la Gazette extra-
ordinaire du as août 1661., qui annonce la priée de la ville et du port de Gigéry en
Barbarie par les armées du Boy, eous le commandement du duc de Beaufort. gé-
néral de Sa Majesté en Afrique, le chevalier a Thonneur d*être mentionné. Après le
détail du débarquement et de la prise de la place, on y lit que, le lendemain, les Maures,
qui s*étaient retirés sur les hauteurs, vinrent assaillir une garde avancée; le duc de Bean-
fort, accouru au bruit de Vescarmouche, s*étant mis à la tête des Gardes, et le comte de
<3adagne à la tèle de Malle, repoussèrent vertement les assaillans : « Tous les officiers des
Gardes qui étoient en ce poste, dit le bulletin, et ceux qui survinrent, tant de leur corps
que de celui de Malle, s*y comportèrent très dignement... Les chevaliers de Méré et de
-Ghastenay y furent blessés des premiers. » On peut oonjecturer, d*après la teneur de ce
bulletin, que M. de Méré était chevalier de Malte et servait sur les galères de TOrdre.
LB CHEVALIBE DE VÈXt. 9
^yyaî Teprésentées par notre excellent ami monsieur de Balzac avec
yyQ\e\& pompe de son éloquence. x> Cette pompe ne déplaisait pas au
(jie^abeT; U en tenait lui-même, et, sous ses airs d'homme du monde,
A ^\à\ du eotiet-monié, comme disait de lui H"* de Sévigné. Entre
Bdiacet Voiture, le chevalier n'hésitait pas; il était pour le premier,
et W se risqua souvent à critiquer le second, avec qui il était en com-
merce également. On peut conjecturer, par quelques passages des
LeUresdu chevalier, que Voiture, cet aimable badin, l'avait pris moins
au sérieux que n'avait fait Balzac, et qu'il en était résulté quelque pique
di imour-propre entre eux. Balzac, dont les œuvres subsistent bien plus
que celles de Voiture, avait incomparablement moins d'esprit comme
homme, et peu ou point de discernement des personnes, a Cet homme,
qui bisoit de si belles lettres, dit quelque "part le chevalier en par-
lant de Voiture, voulut être de mes amis en apparence; je voyois qu'il
disoii souvent d'excellentes choses, mais je seniois qu'il étoit plus
comédien qu'honnête homme; cela me le rendoit insupportable, et
j'aimois Balzac de tout mon coeur parce qu'il étoit tendre et plein de sen-
timents naturels (1). x> On devine, sous ces beaux mots, ce que l'amour-
propre ne sait pas voir ou ne veut pas dire. C'est, au reste, à la suite de
ces deux épistolaires que vient se classer le chevalier et qu'il mérite
d'avoir rang dans notre littérature. Ses Lettres participent de la ma-
nière de tous deux; il a beaucoup plus de finesse d'esprit et plus d'ob-
senation morale que Balzac; il sait par momens le monde tout autant
que Voiture; son analyse est des plus nuancées, mais sa déduction est
lente, sans légèreté, sans enjouement. 11 écrivait un jour à quelqu'un :
«Vous m'écrivez de temps en temps de ces lettres qu'on lit agréablement, et
surtout quand on a le goût bon; mais elles coûtent toujours beaucoup, et je ne
crois pas qu'on en puisse faire plus de deux en un jour. Balzac me dit une fois
qo'aiaotque d*ètre content d'un certain billet au maire d'Angoulème, il y avoit
P^plosde quatre matinées. Je ne trouve pourtant rien dans ce billet ni de
beau ni de rare, et plus je le considère, moins j'en fais de cas. Voiture se plai-
Snoit aussi de la peine que lui avoit donnée la lettre de la carpe y et, sans
OBcotir, il en étoit à plaindre (2). »
"ais Voiture, quoi qu'il en dise, avait Tà-propos, la rapidité, le don du
Diomenl; ce qui n'empêche pas aujourd'hui les Lettres du chevalier
<i^^lre bien plus intéressantes et plus instructives pour nous que les
Us Lettres du chevalier, en effet, abondent en particularités qui lou-
chent à la fois à l'histoire de la langue et à celle des mœurs, et qui nbus
y foot pénétrer. Littérairement, elles sont antérieures à la révolutioi^
(1) Lettre Itt*.
m Lettre M*. t
K Rcn» vm
qoB fit H^ de Séf igné dans ce genre jtisqviMlà si petli famiMcr. Après^
Balztc, aprëi Yoitme, qui sont des épîstidaireir de prefessimiy la civMr*^
munie mare de IIH* de Grignim âttit étfe perfaRtomeat ttatnrdle ci*
obéir à son propre gefiie, à son ccmir, tout ei» soif naot k détail» plus
qu' ii n^y patali, et M soegeavt Uen un< peu a» monde qm atfiicliait twt
de prix alors à w» leUre bien faites Le chevalier de lléréti au codk
traire, est resté nniépistolaire tout de professioii; etde démon fàmilieiv
ii n'en • posi Cest vn prédeusc qni contimie de L'être riors qu-tt D'y
airaM déjà fdu» àepréfiiwtes, ou qu'il n'y a^vait pllis> que la vieille M^ de
Scudery iteè Tétatt encore; Les Lettns do che¥alier offrent un contimiel
exemple de cette espèce de finesse et de subtilité qu'on peut relrouyee
dans les CùfMm'9aiwn» et le» Entr4twm publiés ^ers le même date par
l'auteur svmmié à^CléU^ Comme pensée toolerois, comme coup d*œil
moral, il est très supérieur à cette respectaMe demoîeeile, et on ne saur
rait se fifiirer, avant de Taveir lu, ce qui se rencontre parfais chea lui
de délieaft oomme abser^ationet comme langue.
Le «herolier a aserqué assea bvw kri-^méme le ton de ses lettres dans
un endroit où il discute la questioii de savoir ^il faut éerire emmne en
;Nirlr si pmrier tomfm on éerii (f ). il remarque finement qoe ke choses
qu'on ne premxite! Jamais e( qui nesMt lûtes qpe pour être lues des
yeua, coadme une histoire oa quelque composition d'un genre rassis^
ne doivent pas s'écrire comme Fon ferait un conte en conversation;
l'hiateîre est plue noble et plus sévère, la conversa<ioii est phia libre
et plus négligée. Kl après avoir tombé les harangues, il en vient aux
letîres, lèsqpellea, détail, ne se prononcent point : a Car, encore qu'on
en lise tout haut, ce n'est pas ce qu'on appelle prononcer; on ne les
doit pas écrire tout-à-fait comme on parle. » Ponr preuve de cela, con-
tinue-t-ily si l'on voit une personne à qui l'on vient d'écrire une lettre,
fût-elle excellente, on ne lui dira pas les mêmes choses qu'on lui écrivait,
ou pour le moins on ne les lui dira pas de la même façon. « Il est
pourtant bon^ lorsqu'on écrit, de s'imaginer en quelque sorte qu'on
perle, pour ne rien mettre qui ne soit naturel et qu'on ne pût dire dans
le monde; et de même, quand on parle, de se persuader qu'on écrit,
pour ne rien dire qui ne soit noble et qui n'ait un peu de justesse. »
Ainsi, premièrement, il n'écrit point ses lettres comme il cause, et de
plus, même quand il cause, il parle un peu comme un (ivre; on voit
d'ici le renchérissement qu'en doit prendre son style. Il se plaît à citer
à ce propos son ami et son modèle, le maréchal de Clérembaut, a qui
chcrchoit autant d'esprit avec une femme de chambre entre deux
portes que lorsqu'il parloii à la reine au milieu de toute la cour (2). »
(1) Cinquième Convenation avec le maréchal de Qérembaut
fl] Lellrc 27^
il
Be^mêne bn, <«iiaod iltéerivait à an praoureor, H ajndbét mi style
eiiMBe <|iiiiid il t'adressait à use âocfaetse. Cette manière d'éerim et
cette manière de causer étaieBtc(âtes<|ui eurent la vogne^dans le meik
leur monde, ïSOUs juncmtain régime de goi^, entre YAsirée et la CléUe;
BWsà^i|UQΫ0i^geaii*il de manar «ela jusqu'après M*'' de JLa Fayette et
après jinîknii!?
iLse £eMref en «hevalier ^pâturent en I68&, .^and ie grand sièda
if «liendmi plus, pour nouveauté dernière qui l'eicMftt, que les Cmrae^
iêresée ta Bruyère. Un premier ouvrage, le$ Crniversaiiom du ¥, *,..<jro|i7p%
C. et du C. de M. {Au maréchal de Oérembaut et du chevalier de ^ï^^njJ^^trT^îl
avait paru en i669, Tannée même des Pensées de Pascal. L'aiite/^^
amateur avait fait imprimer dans rmtervalle quelques petites dis
talions sur la Justesse^ sur t Esprit, sur la Conversation, mv les aW^^^
•iMu^toutcela^enait trop tard, âtronconçoitque Dangeau^enregLsl^ût^:|^ ;
dans sa» Journal la nort du chevalier, ait dit : « Céioit un bom me o^ ^* ^ '
beaucoup d'esprit, qui avoitfaitdeslivraaqniDeluiiaîaoieiitpas Lc^u^
coup d'honneur. » Le goût de ces choses, et surtout de cette manière
de les dire, avait passé, et, en matière légère comme bien souvent en
matière plus grave, le moment est tout; on n'en rappelle pas. Aujour-
d'hui, pour nous intéresser aux œuvres du chevalier, nous n'avons
qu'à les remettre à leur vraie date, et à y étudier le goût et les préten-
tions des gens du monde qui étaient sur le pied de beaux-esprits aux
environs de la Fxonde, au temps de la jeunesse de JK""* de Haintenon
ou de Pascal.
le cite ces deux noms à dessein, parce que le chevalier s'y est à ja-
mais associé d'une manière fâcheuse et presque ridicule, et il serait
trop rigoureux vraiment de le juger par Û. Il y a de lui une lettre fort
connue adressée à Pascal, et dans laquelle il prétend en remontrer à ce
génie original^ ni plus ni moins que sur les mathématiques; c^est in-
croyable de ton :
« Vûttssouv^Q^inVûus dem^avoif dit use fois que vous n'étiez plss si persuadé
de l'excellence des mathématiques? Vous m^écrivez à cette beure que je vous en
ai tout-à-lait désabusé, et que je vous ai découvert des choses que vous n'eus-
siez jamais vues si vous ne m'eussiez connu. Je ne sais pourtant, monsieur, si
vous m'êtes si obligé que vous pensez. Il vous reste encore une habitude que
vous avez prise en cette science, à ne juger de quoi que ce soit que par vos
démonstrations qui, le plus souvent, sont fausses. Ces longs raisonnements ti-
rés de ligne en ligne vous empêchent d'entrer d'abord en des connoissances
plus hautes qui ne trompent jamais. Je vous avertis aussi que vous perdez par là
un grand avantage dans le monde... »
Et pins lofai, sur la iftvMefi é VirtlM :
««<Cekiii#}MMiftin?0n écrives ine^parolteoe^ floigné^hM sens que loni
ce que vous m'en dites dans notre dispute... »
It IBTUI DU DBUX MORDIS.
U n'en fandrait pas plus qu'une pareille lettre pour perdre cdui qui
l'a pu écrire dans Topinion de la postérité, et Leibniz a traité le cheva-
lier avec bien du ménagement quand il a dit :
« Tai presque ri des airs que M. le cheTalier de Méré s'est donnés dans sa
lettre à M. Pascal... Mais je vois que le chevalier savoit que ce grand génie avoft
ses inégalités, qui le rendoient quelquefois trop susceptible aux impressions des
spiritualistes outrés et qui le dégoûtoient même par intervalles des connois-
sances solides (I )... M. de Méré en profitoit pour parler de haut en bas à M. Pas-
cal. Il semble qu'il se moque un peu, comme font les gens du monde qui ont
beaucoup d*esprit et un savoir médiocre. Ils voudroient nous persuader que ce
qu'ils n'entendent pas assez est peu de chose. U auroit fallu l'envoyer à l'école
chez M. Roberval. Il est vrai cependant que le chevalier avoit quelque génie
extraordinaire pour les mathématiques, et j'ai appris de Mc^Des BiUettes, ami de
M. Pascal, excellent dans les méchaniguesy ce que c'est que cette découverte dont
ce chevalier se vante ici dans sa lettre : c'est qu'étant grand joueur, il donna
les premières ouvertures sur l'estime des paris; ce qui fit naître les belles pen-
sées de alejA de MM. Fermât, Pascal et Huyghens... »
Et Leibniz finit par conclure que le chevalier, dans ce qu'il dit contre
la division à Vinfini, se juge lui-même, et qu'un tel homme, évidem-
ment, était beaucoup trop occupé des agrémms du monde visible pour
pénétrer fort avant dans ce monde supérieur que régit la pure intel-
ligence. Si Ton cherche maintenant ce que Pascal a pu penser de ce
chevalier qui le régentait si rudement, il est difficile de ne pas croire
qu'il a eu en vue M. de Méré dans la définition qu'il donne des esprits
fins par opposition aux esprits géométriques^ de ces a esprits fins qui
ne sont que fins, qui, étant accoutumés à juger les choses d'une seule
et prompte vue, se rebutent vite d'un détail de définition en apparence
stérile, et ne peuvent avoir la patience de descendre jusqu'aux pre-
miers principes des choses spéculatives et d'imagination, qu'ils n'ont
jamais vues dans le monde et dans l'usage. » On retrouve presque en
cet endroit de Pascal les termes mêmes du chevalier et sa prétention
perpétuelle à dénigrer la géométrie, sous prétexte qu'un coup d'œil ha-
bile suffit à tout [i).
Si le chevalier s'est fort compromis par sa manière de traiter Pascal
en écolier, il ne fut guère plus d'à-propos avec M"* de Maintenon, qu'il
avait plus de motifs d'ailleurs d'appeler son écolière. Il lavait connue
(t) La lettre de M. de Méré doit être antérieure à la conTersion de Pascal et à ce que
Leibniz appeUe son spiritualisme outré. Le chevalier de Méré, qui était du Poitou
comme le duc de Roannez, avait dû connaître, par cette relation, Pascal, alors lancé dans
le monde (t651-165i).
(i) « Outre que cette méthode est lassante; et que jamais ce ii*a été le langage d*aocuiie
ooor du monde, U me semble que tout ce qu'on dit de beau, de grand et de nécessaire,
souto aux yeux quand on le dit bien. » (Seconde Convsrsation du cheralier de Méré
4iTec le maréchal de Clérembaut.)
LV GRYALnR DK MÉRÉ; 13
jeune, lorsqu'elle était HP* d'Aubigné, et Favait aussitôt estimée à son
prix, n s'était même appliqué à la former au monde^ car c'était évi-
demment la vocation de ce galant homme et son goût dominant d'avoir
toujours, comme dit M^ de Launay, à instruire et à documenter quel-
qu'un sur les grâces. Ia jeune Indienne, comme il l'appelait, lui dut sa
première réputation dans le beau monde. Plus tard, après des années,
il rappelait cela un peu pédantesquement à M"« de Maintenon, déjà
Troussée dans les grandeurs et à la veille d'enchaîner Louis XIV :
€En Térité, madame, lui écrivaii-il, il seroil bien malaisé d'avoir tant d*amis
d'importance au milieu de la cour, et d*estimer constamment ceux qui n*y sont
de rien, quand ce seroit les plus honnêtes gens qu'on ait jamais vus. Il ne
faut attendre que d'une vertu bien rare une faveur si extraordinaire. Mais, du
temps que j'avois Fhonneur de vous approcher, je m'apercevois que vous saviez
toujours distinguer le vrai mérite parmi de;,cerlaines choses brillantes qui ne
dépendent que de la fortune, et cela me fait.espérer que vous ne désapprouverez
pas la liberté que je prends de vous écrire. Je'pense avoir été le premier qui vous
ai donné de bonnes leçons (1) Je me souviens que je vous instruisois à vous
rendre aimaUe, et que dès-lors vous ne Tétiez que trop pour moi... >»
On a voulu voir dans la suite de la lettre une façon détournée de de-
mande en mariage; c'est infiniment trop dire; le chevalier badine là-
dessus et ne veut que recommander à son ancienne amie un honnête
homme qui a besoin de protection. 11 faut pourtant avoir bien du con-
tretemps pour aller faire la leçon à Pascal sur la géométrie, et pour
avoir l'air (ne fût-ce que cela) de s'offrir pour mari à M"« de Main-
tenon vers Tannée 1680.
Quand l'abbé Nadal publia, en noo, les Œuvres posthumes du cheva-
lier, les choses étaient devenues autrement manifestes, et l'humble
Estber siégeait sous le dais. Il faut voir aussi comme l'honnête éditeur
se met en frais au nom du chevalier, et comme celui-ci, pour celte fois,
nous apparaît tout d'un coup aux pieds de son écolière. Les rôles sont
complètement renversés. Après avoirj nommé les persopnes les plus
•considérables qui étaient de l'intimité de M. de Méré, Tabbé Nadal con-
tinue en ces termes :
« Cétoit là toute sa société, si oo ose y ajouter encore une personne iUostre
dont le nom emporte toutes les idées les plus sublimes de Tesprit, de la vertu,
(1) Le chevaUer oobUe ici lU de set préceptes tes plus essanttek, car il a dit : « Un
Jeane bomme, pour apprendre à chanter, à danaer, à monter à cheval, à ToUiger, ou k
teîre des armes, pevt choisir de ces maîtres qai ne cachent pas lenr science, parce qn^,
s'ils eioeUant dans tenr métter, ils s'en peaTent lonerlhardiment et sans rougir. U n*en est
vas ainsi de cette qualite si rare; on ^se doitjbien garder de dire qu'on est honnôte
homme, qaand on te seroit dn consentement desfplns difficiles... On ne treuTC que fort
pen de ces exodtento maîtres d'honnêteté, et l'on n'enjToit point qui se vantent de l'être ; »
(Disooan île la vraie Bimnètêtéf OEnvres^posthomes).
H
de la gimadeBr d'Ame et de 4aiit d!«utrà qualitéB tgm tatiUJ^nimmf^'Wlhdem^m
d^elle tout ce que lalortiuieA de plus éleTé et de pUisiblouiwftnt. Aussi jamais
ne fit-elle naître d'admiration plus vive que la sienne. Elle a été PiO^et de s€$
méditations dans sa retraite; on la retrouve partout dans ses idées. Selon luv»
ses derniers préceptes ne sont que Tëloge et Texpresslon de ses vertus mêmes,
et c'est dans rhonnenr d*approdier:M"^ de Maiotenon qu'il a trouvé la source ée
ces bienséances si déHcates, réduites ici en règles et en principes. 9
Cest aiini que les ^ohosiK «'acooimiKideiit w^ «u ^pao de campteit-
sance; cet abbé Nadal faisait le prophète après coup. Les Lettres publiées
en 1688 moiftrent assez que le cheyalier se posa jusqn'&lalln en maî-
tre plus disposé à donner qu'à recevoir des leçons [I].
Je n'ai pas dissimulé les torts et même les petits ridicules flu cheva-
lier, et j'ai le droit, ce me semble^ d'en venir maintenant à ses mérites^
ils sont très réels, très ûnsi, et ce m'a 4té un si sensible plaisir de les
découvrir que je ¥oudrais le laire piartuger. U n'f a pour iséla, qu'une
manîûre, c'est de leiûler avec oboix^ «ar <on ferait un âélioîeiix recueil
de ses pensées «t de qwkpteB^uneB de ses lelfepes. N'étaiUce pas, em
effet, un bonnnede beaucoup d'esprit que ceM dont on fencoirtro^
telles pensées à chaque page?
Cl On n'est ptus du monde ^«nd Um mmmewie aie bien «emM^ttrr, au moins
le voyage est bien avanoé dennwt<que î^eo saolie le memenr dMmîn. »
« Comme la voix vient en chantant «et «pie l'on apprend à s'en l^ien servir
quand on Tezerce sous un bon mahret r^sprit^'insinue^t se oommunique in-
sensiblement parmi les personnes ^ui l'oat bien fait H ne tant point douter que
Ton en puisse acquérir, lorsqu'un habile homme s'eu mèle.j»
« Ceux qui ont le cœur droit ont le .sens de mdme, pour peu qu'ils en aient;
(t) Ainsi, à tntfen tet^làtaiité» fle-ceUe ielWicqùi «ons parait « étrange #b Ion, «1 Mfait
très bien indiquer le cété AàtiÏB 4tM** de iMainluioa, Jkû iiénoaaar>e0t oubli où ou Tao-
casait de laisser tomber insensUiLeweiH las «eloUons du passé : m On s'iiuegine 411e vos
anciens amis ne tiennent pas en votre bienYeiUance une ,place iori assuKée. » Il TaTertit
qn*on lui reprochait à la cour de n*aîmer 'k faToriser que des gens déjà élevés et par eux*
vèraesen faveur. En même temps, UTOComuâssait ^on charme, qni fahaH qn*on lui re»-
ttit attaehé nudgné tout : « Si cela vous >paffêU «peu irraiseuâftâUle à uanae que <voai
m*aves eitrêmement négligé, lui disait-il, je vous apprends nii*4flli«» vo» iwarieiUeiiaet
qualités qui font tant de bruit, vous en aves une que je regarde comme un enchan-
lameat : c'est que ks gana «de bon tgolfet qui «oaa ont ^klsa «amae mè «oas «aoraîent
quitter, de qualfua Musms^fte ivons uiies powr <foai<en4iéfiaire,«ot,i^Bnunit un fidèle
témoin, j» Tout cela est finement observé et n*est pas du tout ridicule. En somme, on ne
«onaalMt pus Wen M^'de AUtaleMn etauriaut èi"« d'Asibigné, «dKlla.at^1ma étante
quipiûU touJpwmrému»,^mrétû, fidèle, nvHleile, mteUigMÉiL>^, -mm^aBMt Mcoamit
au chêvaUer. (Uêkrts 8S% «K 48«, «M ^e mssm étonné ist mvméi iMiii*êlès euaii
qu*îi veut patler : ^cOut ipHiMiiuf tèa iplus ifcgiiinta que ift mmnmSêmm-mt^. u
(Page 151 des QBmtm iwsOlMmiff.)^!^!)!— inrile,iCe<htoniquanrai>peu!iÉr^uf
aelonaen uisge^e 4feKpitiuoitflguai(ie^6beaaliK;^«ift temps «tateaiuMsiili
toffîeq. M. le Ane de M<aiM»t>iMsiaa»faMetli»èiaadia^da j int^n
sa maison.
«I fraav gsréti qao ée> cerUiiM» 98IIB qpn o0t Inti 4« |i^
cœar n'ont jamais Tesprit juste : il y a tn^frurrfirtlfrg ânv jove fM kur donne
dftkmsearTaes. »
« On ne sauroitaToir le foût trop délicat pour remarquer les Trais et les (aua
agrémens, et pour ne &'y pas tromper. Ce que f entends par là » ce n'est pas être
iG^ûté comme un malade^ mais juger bien de tout ce qui se présente, par je
ne sais quel sentiment qui ta plus vite, et qudquefois plus droit que les i^
flè&ioBs. n
«'fl-flttfl, si I^n Afén crell, aller partout oè mine le géine, sas» autre dhri^
Hm» «i JMnetlM ^aeen# *v boa sens, ir
«€dbi q» caiitiqme le psi wigffqn'iljone fan sied mal ne lesantok bie^
J0MD,«lqni se ddfiod^fii de lafpslDe Mf^rn jainaâs baotte* »
. cPonr bien Cure MB cbose« il 0€i suffit pesée la seYoir^Uf faut s'y plaiie, et
ne s'en pas eonu^isr. »
« Ce qui languit ne réjouit pas, et qpand on n'est touché de rien , quoiqu'on
ne soit pas mort, on fait toujours semblant de Fétre. »
« La plupart des gens avancés en âge aiment bien à dire qu'ils ne sont plus
bons à rien , pour insîaner que leur jeunesse étoit quelque chose de rare. »
Cet *aiiiiir> kammi yie levehaieKer ¥eiit tprmer, et y i est comme
Qtt idéal lyû lefiut ^'^er lordrede eseiétéipMi^ee soki suppose se déro-
taeil dè84Ms à chofee iasteni), lui fsHmit' pourtant ime inépuiesMe
fliatièfeàdesobserwtioeaDoWes, déliées^ neuves, parfois singulières
et philosophiques eussL Genuney seloo kMv» le propre de VkonniU komm
esidoi m'oseir point de oiétieff nî de psofepsion,, il pensait que la cour
de Frooee élaît surtout ua théâtre twenble à le produire : e Car elle
est 1a plus grande^ )a phis beliequî nous soiiawiiue, disait-il, et eUe
«e moHtBsr jouveutsi traocpiiUe.^pe les BieitteufS ouvriers n'ont rien i
laift qu'A se reposer, s Ce parfait loiaîr coastiiiie véritablement le cli-
mat prepâoe : être eapaUe de tout et n'avoir a s'appliquer à rien, c'est
la plus belle couditiou pour le îeu complet des fiâûiUés aimables : s II
y a ieujoors eu de certains faioéaus sansmétiee, mais<|ui n'étoieat pas
sans mérite» et qui ne soogfeoîeiit qu'à bien vivre et qu'à se produire
de bon air* s Et ce mot de faiméan% n'a rictt de défavorable dans Tac*
ception» car « ce sont d'oedinaif e, comme il les définit bien délicate-
ment, des esprits doux et des coeurs tendres, des gens fiers et civils,
hardie et modestes, qaî ne sont ni avares ni ambitieiK, qui ne s'em-
pressent pas pour goavcmer et pour tenir fc première place auprès des
rois : ils n'ont guère pour but que d'apporter la joie partout (i], et leur
plus grand soin ne tend qu'à mériter de Testhne et qtf à se faire aimer. »
Voilà les fainians du chevalier. Être ce qu'on appelle affairé, c'est là
proprement la mort de rhonnête hoaune. M. Colbert, par exemple,
(1) Et non pas une joie de plainans et de diseun de bons mots, comme les Boisrobert,
les Marigity, les ^rsskt (M. dir Méré Ites ezâut nommément), met» une joie légère Si
insinuante.
16 IIVIIB m» MUX MOHDBg.
^tait afhiréy et de nos jours, hélas 1 chacun ne ressemUe-t-il pas plus
ou moins en cela à H. Colbert (1)? '
Pour être honnête homme (selon le chevalier toujours), il faut
prendre part à tout ce qui peut rendre la vie heureuse et agréable,
agréable aux autres comme à soi. De même que le chrétien veut faire
du bieh même à ceux qui lui veulent du mal, le vrai honnête homme
ne saurait négliger de plaire, même à ses ennemis, quand il les, ren-
contre : a car celui qui croit se venger en déplaisant se fait plus de
mal qu'il n'en fait aux autres. » -^ « Il y ai a d'autres qui veulent bien
plaire et se foire aimer, mais ni l'honneur, ni la vérité, ni le bien de
ceux qui les écoutent, ne leur font jamais rien dire, s'ils n'y trouvent
leur compte. » Ah 1 que cette vue sordide est bien loin du cœur du véri-
table honnête homme 1 Ne rien faire que par intérêt, même en ces
choses légères, ne pas savoir être aimable, même gratuitement et en
pure perte, M. de Méré appelle cela les mauvaises nuxurs. Qu'aurait-il
pensé de N., qui a tant d'esprit et qui se croit si moral, mais qui, dès
sa jeunesse, et jusque dans ses frais d'esprit, n'a jamais rien fait d'inu-
tile? L'honnête homme est plus généreux; il cherche à plaire paHoot
et à tous, même aux moindres que lui , et sans intérêt Qui n'a ren-
contré dans le monde, depuis qu'on n'a plus le loisir d'y être parfai-
tement honnête homme, de ces gens qui sont charmans avec vous le
soir, à condition d'être brusques s'ils vous rencontrent le matin, et de
s'&rranger, du plus loin qu'ils vous avisent, pour ne vous point recon-
naître? Ces procédés-là (qui sont déjà les procédés américains) n'entrent
pas dans l'idée du chevalier : au fond d'un désert comme au milieu de
la cour, à l'écart, à l'improviste, à chaque heure, son honnête homme
est le même, car il a son inspiration dans le coeur. Aussi la vraie hon-
nêteté est indépendante de la fortune; comme elle s'en passe au be-
soin, elle ne s'y arrête pas chez les autres; elle n'est dépaysée nulle
part : a Un honnête homme de grande vue est si peu sujet aux préven-
tions que, si un Indien d'un rare mérite venoit à la cpur de France, et
qu'il se pût expliquer, il ne perdrait pas auprès de lui le moindre de
ses avantages; car, sitôt que la vérité se montre, un esprit raisonnable
(t) M. Colbert était tel, occupé et le paraissant; mais le fils de C<»lbert, l'aimable M. de
Seigaelai, comme il sarait tout concilier! On se rappelle ces ve^^ de ChauUeu parlant
de son rê^e d'Elysée :
Dans un bois d'orangers qu*arrose un clair ruisseau,
Je revois Seignelaî, je retrouve Béthune,
Esprits supérieurs en qui la volupté
Ne déroba jamais rien à rhabîleté,
Dignes de plus de vie et de plus de fortune.
jSeignclai, Béthune, M. de Lionne, on les reconnaît honniies gens jusque dans les affaires :
ils portent le poids légèrement, et, i tes voir, rien ne parait.
us CflBVALIKE DB MÈXt* il
se plalt à la reconnoHre/ et sens balancer. » Mais ici il deyient évident
qiie la vue du chevalier s'agrandit , qu'il est sorti de l'empire de la
inode;^ son savoir-vivre s'élèye jusqu'à n'être qu'une forme du bene
beaiefue vivere des sages; son honnêteté n'est plus que la philosophie
même, revêtue de tous ses charmes, et il a le droit de s'écrier : « Je ne
comprends rien sons le ciel au-dessus de l'honnêteté : c'est la quintes-
sence de toutes les vertus. »
Vous êtes-vous jamais demandé quelle nuance précise il y a entre
VhonnéU homme et le galani homme? Le chevalier va vous le dire. Un
galant homme a de certains agrémens qu'un honnête homme n'a pas
toujours; mais un honnête homme en a de bien profonds, quoiqu'il
s'empresse moins dans le monde. On n'est jamais tout-à-fait honnête
boorane que les dames ne s'en soient mêlées ; cela est encore plus vrai du
galant homme. Cette dernière qualité platt surtout dans la jeunesse;
prenez garde qu'elle ne passe avec elle aussi, comme une fleur ou
comme un songe. Le véritaMe galant homme ne devrait être qu'un
honnête homme un peu pltfê brillant ou plus enjoué qu'à son ordinaire,
un honnête homme dans sa fleur.
On confond quelquefois le bon air avec Y agrément, il y a pourtant
beaucoup de différence, a Le bon air, dit le chevalier, se montre d'abord,
il est plus régulier et plus dans l'ordre. L'agrément est plus flatteur et
plus insinuant ; il va plus droit au cœur, et par des voies plus secrètes.
Le bon air donne plus d'admiration, et l'agrément plus d'amour. Les
' jeunes gens qui ne sont pas encore faits, pour l'ordinaire n'ont pas le
bon air, ni même de certains agrémens de maître. » Le chevalier re-
vient plus d'une fois sur cette idée que «ce qu'on appelle le goût bon,
il ne faut pas l'attendre des jeunes gens, à moins qu'ils n'y soient extrê-
mement nés ou que Ton ait eu grand soin de les y élever. » Les jeunes
gens, par une impétuosité naturelle, vont d'abord à ce qui leur paraît
le plus nécessaire, et le reste les touche fort peu. Il est besoin, selon
une expression heureuse, de faire F esprit, de faire le goût : l'étoffe un
peu raide a besoin d'un certain usé pour acquérir tonte sa souplesse et
son délicat. Au reste, ceux et surtout celles qui sont dignes d'avoir du
goût y arrivent assez tôt, et de bien des manières. On se rappelle cette
charmante et toute jeune IP'* de Saint-Germain chez Hamilton, qui
avait tout bien dans sa personne hormis les mains : a Et la belle se con-
soloit de ce que le temps de les avoir blanches n'étoit pas encore
venu. »
A cet égard, tout épicurien qu'il se montre en bien des endroits, le
chevalier ne sait sans doute pas la recette aussi bien que les Grammopt,
les Hamilton, ces voluptueux rompus à l'art de plaire. Lui qui nous
parle si souventde Pétrone et de César, ces honnêtes gens de l'antiquité,
U ne s'est peut-être jamais pose, dans toute sa portée morale, la ques-
TOME 1X1. 2
M
liât délicate, ei pémlleoBe : « A qnel prii le goùtse perfecttoane4rtty ^
«Ipel ntélaoïpe seerekle mûrit le nrienocS» Haia^ du» saviétiiode plia
boAnète et moiiie> hasardée, il sait Uroover de bena cnraailau ÀTecki
femmes il reoontafiaarie les procédés qui serveatè rnooteet ITespriitoiA
m fovorîsaiit le seattmeiit. Il a* reroanfné ipiei celles quioot le plos
c^esprii, dit4l9 préCèfent à trop déeW età toop d'empresBeaMst je ne
sais quoi de plus retenu. Selon lui, on est trop prampt à le«r jeteraatt
eosur à la tite» eton lear eo dit plus d'abordée la vraisemblanoe ne^lèur
permetd'en cFoire, ettNeBSouTentqu'eUeeD'^dYeuleiit : «Oanetaur
donne pas le loisir de pooroir aoabaiter qa'oa les aimev eA de ^eflinr
une c^laine douceur qui ne se trouve ^ue dans le ppageè^deKinwiMr.
il faut. Ibag^emps. jo»ir de ce plaisir-là pour ainaer tonjouns,^ car ou. ne
se plait guère à recevoir ce qu^on n'a pas beaocouf» désiré, et, qaand
on l'a de la sorte, on s^aecoulunoe i le négliger, et (foEdiiiam on nf en
revient plus^ » Pour le coup, on recomuÉtaseez bien, ce: ma^semUs;
le maUre de M"* de Maiatcno»; et qui donc sut nwltr» enf pratique^
comme elle, cet art de douce et poissante lenleor?
Le chevalier sait bien l'antiquité latîM et grecque; il en panrle très
volontiers, d'une manière qui DonspanAl bio» é'abocd uif pmétrange,
car il l'accommode, bon gré mal gré, à ses foçons raodevnea; pourtaut
il y a de quoi prdlter a l'enteadre. Comme ilehercfae partout dès hon^
nêtes gens, il s'est avisé de découvrir que le premier en* date était
Ulysse : «11 conuoissoît le monde, oangoie Homère en parle, dit-il, mais
je crois qu'il n'avoil que bie» peu de lecture. » Puis vîeiiiAlcibîade;
autre bonnéte homme selon Platon. Os est tout étonné de le voir pren^
dre sérieusement à partie Aleiasdve, et le morigéner en dcm ou troia
circonstances, comme civil et galant hors de propos (i); il essaie tout
aussitôt de se justifier de Tétrauge idée : « Que si l'on m'allègue que c'était
la bienséaace de ce teni|s-là, ce n'est rie» a dire; les grâces d'un siède
sont celles de tous les temps. On s'y comoissoit alors è peu près eooune
aiqonrd'hui, tantôt plus, tantôt moins, selon les cours et les personnea^
car le monde ne va ni ne vient, et ne bit que tourner, n L'erreur du
chevalier se saisit bien nettement dans ce passage. Oui, le monde ne
fait que tourner, mais les^ grâces, et surtout les bienséances, restent^
elles les mêmes? Voilà ce qui ne saurait se soutenir, à meina d'ôtre
entiché, et, s'il est de certaines grâces naturelles et vraies qui, après
des éclipses de goût, se maintiennent éterneilement belles el restent
jeunes toujours, sont-ce de ces grâces comme il l'entend, lui le bel es^
prit et le raffiné?
(I) De même pour Scipion,. de.4|iii il a dit : « Je trooTe Scipion si fvrmaUste et si
temlii, qoe je ne Tecnse pas cherché pour an homme de bonne compa^rnie. » {OEuvreg
po9ikum€9, page sa.) El «nr l^rgile, qai évrivoit pius en poét9 q[u'èn gâtant homme',
mir IftlaftraSa^àGostar*
r, Je tové^cte, ^étett fort imdniit; il «faK présent à \àf&^
Bée, sans doute, ce motd'Hépodete : «Il y aleogtempsqueieebmniMB
ont trouvé ce qui est bien, et ce qu'il importe de savoir. » Il avait assez
iTétendue et de sagacité d'esprit pour devioer, chez ces hommes de
Tantiqutté, ceux qui réalisaient en eux quelque dhose de Tidée subtile
qaH se taisait. En un sens, Pétrone et César lui paraissaient avec raison
de vrais honnêtes gens, et ce Ménon le Thessalien, dont parle Xéno-
^(méxo&WL Jtetraite, personnage qui avait tous les vices, surtout la
fiiinseté, qui croyait exactement que la parole a été donnée pour dé-
gitiser sa pen^, même entre amis, et qui regardait tout jiet les gens
vrais comme des êtres sans éducaiion{i), ce Hénon si avancé en mœurs
fat! eât paru un faux honnête homme et un roué de ce temps-là. Mais
le travers était de vouloir suivre dans le détail ce qui ne se laissait en-
trevoir que dans un aperçu rapide. Le chevalier, en vieillissant et en
devenant plus vertueux, faisait subir à son idée d^hannéte homme une
métamorphose graduelle qui le menait jusqu'à y comprendre tous les
sages, Platon, Pythagore lui-même. A force d'y voir je ne sais quelle
puissance de charmer et d'adoucir les cœurs farouches, peu s'en faut
qu'il n'y ait foit entrer Orphée. Il était tombé évidemment dans la con-
ftasion.
n n'y était pas encore, quand il pariait de Pétrone et de César, et,
quoiqu'il y ait dans le ion dont il disserte de ces fameux Romains un
foiix air de CUlie, il s'y trouve une connaissance incontestable du fond
des choses et du caractère des personnages. Sur César, il sait très bien
accueillir par un éclat de rire un des faiseurs de romans d'alors qui,
pour se venger de ce que le conquérant avait appelé les Gaulois des
barbares, n'avait pas craint de décider que César était peu cavalier. Pour
lui, il le juge assez au vrai, surtout son sljle dont il marque ainsi la
physionomie :
« On seat son mérite et sa grandeur iiux plus .petites choses qu'il dit, noa
pas à parler pompeuseoiefit, au contraire sa manièfe est simple et aaos partnet
■aïs à je ne sais quoi àt pur «t de noble qui vient de la bonne nourriture (2) et
ée la hiiQteur du génie. Ces inaHres du mcnde, qai sont comme au-dessus de la
fértune, ne regardent qn*indifféremment la plupaK des choses que nous admi-
rons, et, parce qulb en sont peu touchés, ils iftn paHent que négligemment.
Dans un endroit où il raconte qu*il y eut deux ou trois de ses légions qui furent
quelque temps en désordre, combattant contre celles de Pompée : On croU;,
dit-il, que c'étoit fait de César, ai Pompée eût su vaincre. Cette victoire eût dé-
cidé de Tempire romain. £t vcdlà biaii peu de UKats» «t hies simples pour «ne ai
^^ Tù^immuhynm : Ik néUechûM que 4m OrHi «ppaUîeat vtuMtLy et d^ot Hf
MmI «i te%.eit JUaiii«a«iiii'«r%nie«ialituit âiei>eax l^kmmÊ^hommê, fourparl»
(a) JfoiuTiltirf pour éducation,
90 iBTUi un DEUX nom».
grande chose. — César étoit né aTec deux passions violentes : la gloire et Tamour^
qui Tentrainoient comme deux torrens.... (1). »
Quant à Pétrone, il était fort à la mode en ce moment. Les Saint-
Évremond, les Ninon, les Saint-Pavin, les Miiton (% tous gens aimables
et de plaisir, avec qui correspond le chevalier, raffolaient du volup-
tueux Romain. Lui-même, en son bon temps, le chevalier était de cette
secte; il en était à sa manière, épicurien un peu formaliste et compassé^
rédigeant le code d'Aristippe plutôt que de s'y laisser doucement aller.
On entrevoit dans ses Lettres tout un groupe plus naturel que lui,
plus hardi et plus libre, toute une délicieuse bande qui précède en
date et qui présage le groupe des Du Deffand, des Hénault et des Desal-
leurs, de ces contemporains de la jeunesse de Voltaire. Sous les airs
réguliers du grand règne, si Ton sait y lire et pénétrer, que de petites
cotleries ininterrompues, du xvi* siècle jusqu'au xvui% qui ont eu ainsi
pour patron Rabelais ou Pétrone !
Dans une lettre à la duchesse de Lesdiguières, qui était son héroïne
tout comme le maréchal de Clérembaut e3t son héros, le chevalier tra-
duit la Matrone (TÉphèse qui amusera aussi la plume de Saint-Évre-
mond. En traduisant Pétrone, et dans de certains détails de mœurs qui
précèdent le récit de l'aventure, le chevalier l'arrange un peu : a Je le
mets dans notre langue, dit-il, non pas toujours comme il est dans l'ori-
ginal, mais comme je crois quil y devroit être. » Il se trouve ainsi que
Pétrone ne nous parle que de l'aimable Phryné et de Climène, au lieu
de nous parler d'autre chose; mais ce n'est pas là un grave reproche
que nous adresserons au chevalier; sa traduction du morceau est des
(1) Sixième Conversation avec le maréchal de Clérembaut. C*est de ces Convertaiions
que j*ai tiré le plus gprand nombre de mes citations, et aussi du premier des traités post-
humes, qui a pour titre : de la vraie Honnêteté.
(2) Mitton ne se connaît bien que dans les Lettres de M. de Méré : c'est \k qu*on ap-
prend que cet épicurien insouciant avait écrit quelques pages sur l* Honnêteté qui se sont
trouvées comprises dans les OEuvres mêlées de Saint-Évremond : « Vous savez dirt
des choses, lui écrit M de Méré, et tous devez être persuadé qu*il n*j a rien de si rare.
Vous souvenez-vous que M»* la marquise de Sablé nous dit qu'elle n'en trouvoit qve
dans Montaigne et dans Voiture, et qu^elle n'estimoit que cela? Je m'assure que, si vout
l'eussiez souvent vue, ou qu'elle eût eu de vos écrits, elle vous eût igouté à ces deux ex-
cellents génies. » — Pascal avait fort connu Mitton , et, dans les ébauches de ses Pen^
sées, il le nomme par momens et le prend à partie, quand il songe au type du libertin
qu'il veut réfuter : et Le moi est haïssable. Vous, Mitton, le couvrez; vous ne l'ôtez pas
pour cela... » En effet, selon Mitton, et pour se rendre heureux avec moins de peine, et
pour rêtre avec sûreté sans craindre d'être troublé dans son bonheur, il faut faire en sorte
que les autres le soient avec nous; » car alors tous obstacles sont levés, et tout le monde
nous prèle la mnin, « C'est ce ménagement de bonheur pour nous et pour les autres
que l'on doit appeler honniitté, qui n'est, à le bien prendra, que Vamour^jfropre Mén
réglé. » C'est à cela que Pascal semble répondre directementjdanstson apostrophe à l'at-
mable égoïste.
u GRVALin n wbtA. 91
plus agréables à lire en elle-méine et se peut dire dans tous les cas
wae belle infidik.
Pétrone, liyre charmant et terrible par tout ce qu'il soulèye de pen-
sées et de doutes dans une ame saine! Ce Satyricon est bien TœuYre
d'un démon. Que la composition ^ soit absente, que l'intention géné-
rale reste énigmatique, eh ! qu'imporiel chaque morceau en est exquis,
chaque détail suffit pour engager. Je ne me flatte pas d'avoir rompu
toute l'enveloppe, et je n'y ai pas visé le moins du monde; j'ai lu, j'ai
glissé, et il m'a suffi de cet à-peu-près facile pour apprécier du moins,
au milieu de tout ce qui m'échappait, la façon de dire vite et bien, la
touche légère, l'élégante familiarité, cette nouveauté qui n'est pas tirée
de trop loin et qui rencontre aisément ce qu'elle cherche [curiosa feli"
eitoM, comme Pétrone lui-même a dit d'Horace); en un mot, ce cachet
qui a caractérisé de tout temps les écrivains maîtres en l'art de plaire.
Quelques narrations, parmi lesquelles se détache le conte de cette Jfa-
trône tant célébrée, sont des pièces accomplies, et les vers que l'auteur
s'est passé la fantaisie d'insérer à travers sa prose, à la différence de ce
qu'offrent en français ces sortes de mélanges, ont une solidité et un
brillant qui en font de vraies perles enchâssées. Pourtant cette jouissance
du goût laisse après elle une impression inquiétante et soulève dans
l'esprit un problènie qui lui pèse. Que le goût ne soit pas la même chose
que la morale, nous le savons à merveille; mais est-il possible qu'il s'en
sépare à ce point, et que la perfection de l'un se rencontre dans la
ruine et la perversion de l'autre? Quoil se peut-il? Combien de corrup-
tion pour cette perfection 1 Combien de fumier pour cette fleur! De
quels élémens est-elle donc pétrie cette grâce suprême et dernière qui
n'a qu'un point et un moment? Car cette délicatesse-là, qui est celle de
la fin, ressemble, on l'a dit, à ces viandes faites qui ne sauraient at-
tendre un instant de plus. Disons vite qu'il est un certain goût primitif
et sain, né du cœur et de la nature, plus rude parfois, mais tout géné-
reux , et dont la franche saveur répare et ne s'épuise pas. Il y a Lu-
crèce enfin tout à Topposé de Pétrone; il y en a quelques autres encore
dans l'intervalle, et l'on n'est pas absolument tenu de choisir entre
l'historien d'Encolpe et le vertueux académicien Thomas.
H y avait, si j'ose dire, un peu de ce dernier dans M. de Méré. J'ai
fait assez voir qu'il n'a jamais su triompher de sa raideur. Si Pétrone et
le chevalier de Grammont étaient les deux héros de Saint-Évremond,
Pétrone et le maréchal de Clérembaut étaient ceux de notre chevalier,
et, si habile de conduite que pût être ce maréchal au parler bègue (1),
je le soupçonne sans injure d'avoir été un modèle un peu moins ravis-
fi) Sur le marédial de Qérembaot (PaUoaii), plat adroit coiirtÎMn qae grand guer-
Ekr/ on pent voir les Mémoirti de M»* de Motterille, SI mars ie4«.
tt
saatqaele b«âttnfrèff8 d'HamiltoD. Pour lapidées ^titsëi Ueû quBipMr
les agrémens, le chevalier peut bien n'être jamais allé AU^tdelà 4'imm
osctaioe fiurface et n'ai^oir poiol pereé la glaoe, inéaie ao fait d*^piea-
réisine. Je a'ea voudrais qu'une petite preuve que je jette.à ravaûoeiicL
Les anciens arvaient remarqué que de toutes les écoles de philosophie
on passait dans celle d'Épicure, mais qu'une Ans dans eeUe-ci on y vea*
tait et qu'on ne passait; point à d'autrea. Gela eateocore vrai, mèaatdm
moderues; les vrais épicuriens, ceux qui sont allés une lois au fiond^
m'ont bien lair de vivjre tels jiisqu'au bout «it. de. mourir teb, sauf im
convenances. Or, le chevalier vieëUssant se connertit loui de ban, iflt
ce ne fut {>as, ^comme La «Rochefoucauld, a i'esiffémUé, ^ .pour /wit
une fiu; ilauf&ttde iire Jes écrits de aes dernières années pouriroir qud
bizarre amalgama se faisaiidans son esprit de Bonanden jarigoo 4'&of»^
néte hoimne avec. ses nouveaux senltmens de déiwt. J'^n conclus qu'A
ne fut jamais à fond de la secte de La Rochefoucauld, de Saint^Évre^
naond et de Ninon«
le seul ouvrage de IL de Méré qui vaille aujourd'hui la peine qu'on
s'; arrête. avec détail, ce sont ses ûitrer» Ton en pourrait tirer un cer-
tain nombre de singulières et d intéressantes* J'en donnerai trois icL
La;premièi?e ast longue, mais, je ne sais si je m'abuse, elle nie parait
charmante, et elle a semblé telle à de bons juges sur qm je l'ai essayée.
C'est tout lio peiUt roman ânemeiit toiiehé, tendre et discret, un tableau
peint de eouièurs du teqsipe, qui, à demi passées, font sourire et plaisonl
encore. Le chevalier écrU à la duchesse de Lesdiguières surson atijîet
favori, sur les maitres eu fait d'usage et d'agrémens. Mais où les trou-
ver cas maîtres accomplis? Ils sont souvent ^Ubertèu qu'ils échappent
et qu'on ne les a pas comme on veut :
« Le meilleor expédient, poursuit-il, pour apprendre une chose en peu de
temps et sans midtre, c'est de s'irnagtner qu'on n'a que cette seule voie pour
obtenir ee qd'On souhaite le plus. Les violents désirs sont industrieux, et c^est
ee qu'en dit que, loriquVxi aime, on ne trouve rien dHmpossible.
« Un de «les amis, fort galant homme, m'étant un jour vemi voir, lisoH je ne
sais quoi que j'avois écrit, et le lisoii d'une manière que j'en fus charmé, qtwi^
que je n'eusse jamais eu de plaisir à le lire» Je lui demandai eooKneiii il avott
acquis cette scienge. — « Ha! me répondit mon ami avec un profond soupir, de
quoi m'allez-VQUs parier? En revenant de Rome, je passai par une ville de France;
c'étoit sur la fin de mai, et, le soir, prenant le frais dans un jardin où les dames
se promenoient, j'en vis une qui me blessa dans la Coule, sans dessein de me
nuire, car elle ne m'avoit pas regardé, et je ne lui avois pu dire un seul mot. Ce-
pendant j>n devins, en moins de deux heures, si ardemment amoureux, que je
fiis toute k 'naM sans dorran". Son visage et sa taille, son air à marther et sa
mine enjouée avec un sourire flatteur me repassoient devant les yeux, et ses pa-
roles m'aboient tant plu fu'il^meae«lhkNt'<|ue je l'eatendoiS'Biieûie ditoaurir,
«t j'en étois enchanté, daaoïÉedpa, kleadtasain, je k eheichab ptfloiit; et.
ime ji m'en âifoimhv ^àppr»i|ii^il j 9mâ peu de tenpg qa'èine éMb ma*
fléê^ cl f^^ éè9 le malii», elle étoil partie pour retourner dans une niaisan de
canp^gBft» el qaa calte annoa élettdam iniééaert. le su» aussi que senr mari
élMl ineeeessèliteaiii gêna éu' «Nonde, qo'il ne soageoit qn'à son ménage et qu'à
pAter lerepea et leadtNieevfs de la retraite, le ne eherchots que des personnes
<|iiiiBe poKent parier d'elle, et j'en* tioirvMSr asses, parce que tout le monde
Haknoit; et tant de ehoeea qa'bnr m*en disait augmentoîent le désîr que j*avot&
èria f0foîr et m'en étaient respéranœ. I^tbis bîen^ tri8te> etje ne saroîé par où
ma eonsekr; car de Tôter de mén. conip, cela ne sembloit impossible; et, quoi-
qoale peu d'apparence de pouvoir passer ma lie aaptèad^elle m'eâi désespéré,
jaima'plaisois trop à m'en souvenir pour essayer de PoQbHer.
< La maiso» oà demeurott cette dame éioit au miliea d'une grande forêt, et
sMaée entre dem[ collines par oà passe une petite rîTîèfe dont l'eau est aumi
claire et aussi pure que eeUe d'ane source vive; et ce qui la rend bien oonsidé*
mbla, c^esique ceUe dame t*y est quelquefois baignée. La^iHe où j'étois esta
ciof licvea de cette maison, et j'allois souvent rôder de ce côté-là, non pas eo
espérmioe de voir celte aimable personne; mais, comme je ne me sentois mal-
iMreux que par son absence, il me sembloit que phis je m'approcheis du lieu où
«He étolt; moins j'étois à plaindre. Voilà, disols-je, reindroit qui possède tout ee
(fm m'est cber au monde, et le ses! qui m'est défendu! Plus je le considérois,
pto^fétois vivement touché, et je ne pouvais m'en éloigner sans redoubler mes
ampws et mes plaintes. Hélas ! disoîs-je en soupirant, quêtes demeêtiques sont
heureux qui peuvent la regarder et lui parler! mais n'en pourrois-je pas être en
lia déguisant? Je ne pais vivre en fétat où je suis, et je n'ai plus à gêiréi^r ni me-
sure, ai bienséance. — le savois que son mari avoit deui enrdints encore jeunes,
<r«na première femme, et je m'allai mettre dans l'esprit de feindre que j'étois
de ces précepteurs libertins qui eourent le monde. Un jour, que je n'en poovots
plus, un de mes gens, qui m'avott suivi, m'avertit <Tue la nuit s'approchoit et
qaTH n'y avoit point de lune; je m'arrêtai dans on village à Centrée de la ferèt,
et là, parce que cet homme ék>it secret et fidèle, je lui communiquai mon ées^
seiaqui ^étomfia; mais il fallut m'obéir. Je le fis partir (out-à-l'heure avec ordre
de ce qu'il avoit à faire, d'envoyer mon équipage chez moi, de dire que j'avois
pris use autre route, et de m'apporler un habit comme je le voulois (c'étoit lui
qui m'habilloit), et je lui recommandai surtout de ne pas tarder.
c Je fus en œ lieu deux jours dans une grande impatience de commencer le
rftle que j'allais jouer. Enfin mon homme revint sur le midi, et tout aussitôt je
maniai à ehaval et perçai dans la ferét peur changer d'habit, favançois insensi-
Uament du côté de la maison, et^ n'en étant plus qu'à deux mille pas, je des-
eendis de cheval dans une touffe d'arbres fort épaisse, et je fus long-temps à
m'ajuster : car, encore que je me voulusse déguiser, je songeois beaucoup plus
à premlre l'air et la raine d'un honnête homme. Quand je me fus mis le plus dé-
cemment que je pua, mén henmie, prenant mon cheval, se retira du côté de la
ville, et je demeurai seul avec un petit sac de bardes que je portai sous mon bras
jusqu'à iroe ferme proche de la maison , et |e priai la fermière de roc le garder.
Après, l'eatrai dans la saur oii il y avoit trois ou quatre dogues qvi se vouloient
déchaîner. Le maître vint à ce bruit, et je le saluai. Cétoit un homme avancé
en âge, fort timide etd'uiie foible constitution; mais il aiaioit à se Caire craindre;
2i MiviTB DK mus ifonD».
et, parce qu^il avoit cru que ces dogues m^avoient épouvanté, il me dit qu'il se»
roit bien dangereux de se promener la nuit autour de chez lui, et, me faisant,
entrer dans une salle^ il me demanda ce que je cherchois : Je suis, lui dis*je, un>
homme de lettres qui me mêle d'instruire les jeunes gens. — Vous êtes pro|Nre,
ot leste, reprit-il; mais n'avez-YOus ni bonnet ni chemise, et marchez-vous comme
cola sans bardes? — Je lui répondis que j'avois laissé mon paquet chez une femme
proche du château, pour me présenter plus respectueusement et pour offrir mon
service de meilleure grâce. — C'est bien fait^ me dit-il, et je me doute que vous
savez chanter et faire quelques méchants vers. Tous vos confrères se mêlent de
Tun et de Tautre; ce sont des vagabonds qui ne vont deçà, delà, que pour ap-
porter du scandale et séduire quelque innocente, et, quand on les pense tenir, ils
ne manquent jamais de faire un trou à la nuit. — Je lui repartis que j'étois d'un
esprit plus modéré, que j'avois passé deux ans et demi chez un gentilhomme de
Normandie à élever ses enfants, et que je ne les avois point quittés qu'ils ne
fussent bons latins et bons philosophes; du reste, qu'il n'avoit pas besoin d'un,
autre que de moi pour apprendre à messieurs ses enfants à faire des armes ni à
danser, que je savois tous les exercices, parce que j'avois été cinq ans à Rome
auprès d'un jeune homme de qualité qui m'aimoit et me faisoit instruire par ses
maîtres; — et pour lui montrer mon adresse, je me mis en garde avec une canne
que j'avois; j'allongeois et parois, j'avançois et reculois eu maître, et puis, ayant
quitté ma canne, je fis quelques pas forts de ballet et plusieurs caprioles qui le
réjouirent; mais, ce qui lui plut encore, je ne fus pas difficile pour mes appoin-
tements.
a 11 m'ordonna de me reposer, et monta dans l'appartement de madame pour
lui raconter cette aventure. Elle m'envoya quérir tout aussitôt, et cette nouvelle,
quoique je n'eu dusse pas être surpris, m'ôta presque la respiration. Je ne pou-
vois vivre en l'absence de cette aimable personne, et je ne l'osois aborder; j'avois
tant d'amour et de joie, tant de respect et de crainte, que, quaud je me voulus
lever, il me prit un tremblement comme d'un accès de fièvre. Enfin, m'étant
remis le nlieux que je pus, j'entrai dans un cabinet fort propre où je fis la ré-
vérence à la plus belle femme qu'on ait jamais vue; je me baissai avec beaucoup
de respect pour lui baiser la robe, mais elle m'en empêcha et me voulut bien
saluer aussi civilement que si je n'eusse pas été déguisé. Elle tenoit un livre
iVMtrée entre ses mains, et sur ses geuoux la Jérusalem du Tasse (1), car elle
savoit parfaitement la langue italienne, et faisoit cas de ces deux livres comme
une personne de bon goût, de sorte qu'elle aimoit à s'en eqtretenir, et même à
les ouïr lire d'un ton agréable. Je m'en aperçus bien vite, parce qu'en s'infor-
mant de ce que je savois, elle me demanda si je savois lire; et, comme son mari
trouvoit cette question fort plaisante de s'enquérir d'un docteur s'il savoit lire, et
qu'il en rioit à ne s'en pouvoir apaiser : 11 y a, dit-elle, plus de mystère à lire
qu on ne pense; — et cela me fit bien connoitre qu'elle s'y plaisoit et qu'elle
avoit le sentiment délicat. Aussi, pour dire le vrai, c'étoit le principal divertisse*
ment qu'elle pût avoir dans une si grande solitude.
c( On le vint avertir qu'on avoit servi à souper, et monsieur me fit mettre au-
près de ses enfants et me dit qu'il souhaiteroit bien de les voir savants, mais de
(1) La Jéruialem et VAslré$, c'étaient les plus beUes nouveautés d'alonr.
LE CHtYALim 1« MiRÉ. 25
Ja science da inonde plutôt que de celle des docteurs. — Autrefois, continua-t-il,
f étudiai plus que je n'eusse voulu, parce que j'avois un père qui, n'ayant pas
étudié, rapportoit à Tignorance des lettres tout ce qui lui avoit mal réussi. Cela
Tobligea de me laisser jusqu'à Vàge de vingt-deux ans au collège, et, lorsque j'en
fbs sorti, je connus par expérience qu'excepté le latin que j'étois bien aise de sa-
voir, tout ce qu'on m'avoit appris m'étoit non>seulement inutile, mais encore
nuisible, à cause que je m'étois accoutumé à parler dans les disputes sans en-
tendre ni ce qu'on me disoit, ni ce que je répondois, comme c'est l'ordinaire.
J'eus beaucoup de peine à me défaire de eette mauvaise habitude quand j'allai
-dans le monde, et même à ne pas user de ces certains termes qui n'y sont pas
bien reçus, outre que je me trouvois si neuf et si mal propre à ce que les autres
faisoient que je ne m'osois montrer en bonne compagnie. Je m'imagine donc que
tout ce qu'on doit le plus désirer pour aller dans le monde, c'est d*étre honnête
homme et d'en acquérir la réputation; mais, pour y parvenir, que jugeriez-vous
de plus à propos et de plus nécessaire? — Alors je m'écriai d'une façon mo-
deste et respectueuse : Ah! monsieur, que vous parlez de bon sens et en habile
homme! Si vous vouliez vous-même instruire ces messieurs, ils n'auroient que
laire d'un autre précepteur ni d'un autre gouverneur pour se rendre aussi aima-
bles par leur procédé que par leur présence... )»
Je supprime ici le discours de rdmoureux, dans lequel il ne manqua
pas de définir en détail les qualités de ïhonnête homme, et de se faire
valoir par là auprès de la dame en même temps qu'auprès du mari.
c Gomme jediscouroisde la sorte (continue-t-il), madame m'écoutoit avec une
attention qui témoignoit assez qu'elle se plaisoit à m'entendre. Monsieur, de son
cêté, prenant un visage riant, but à ma santé, et, me faisant goûter d'excellent
vin, m'en demanda mon avis. U aim.oit la bonne chère, et sa table étoit bien
servie. Madame aussi, qui plaisoit partout, étoit de bonne compagnie à la table,
et nous y fûmes plus d'une heure sans qu'elle fit le moindre semblant d'en vou-
loir sortir. A la fin, s'étant levée, elle se retira dans son cabinet, et le maître en
son appartement fort éloigné de celui de madame, où il n'alioit que bien peu,
car on eût dit qu'il ne l'avoit épousée que pour l'ôter au monde. On me donna
une chambre fort commode, et je m'étonnois qu'en un lieu si sauvage, il y eût
tant d'ordre et de propreté; mais j'admirois principalement qu'une si rare per-
sonne y fût cachée. Que je serois beifreux, disois-je en soupirant d'amour et de
joie, si je me pouvois insinuer dans son cœur! Le meilleur moyen qui s'en pré-
sente dépend de bien lire; il faut donc que je tAche de lui plaire en tirant la
quintessence de tous les agréments qui la peuvent toucher par la meilleure ma-
nière de lire; elle consiste à bien prononcer les mots, et d'un ton conforme au
sujet du discours, que ma parole la flatte sans l'endormir, qu'elle l'éveille sans
la choquer, que j'use d'inflexions pour ne la pas lasser, que je prononce tendre-
ment et d'une voix mourante les choses tendres, mais d'une façon si tempérée,
qu'elle n'y sente rien d'affecté (1). Je fls en peu de jours tant de progrès en cette
. (I) Cest aussi le précepte d'Ovide :
Elige quod docili molliter ore legas.
{Art 4'aimer, Uv. IH.)
H uvin m
Alude <pi?elle ne 0e 'plalseît pliis q^à fùe (aàre Ure et fqn'àiC'eaimàenÏTmmtiBA
fioo mm ea iâtoit font aise, parce ^e je la idésHuiofois et i|u^elle «e lui fiaiMI
flus d'aller dans les villes. Encore, pour la diwrtir, je loi contoisisniDiRentqttel*»
que aventiire à peu près comme ta «Momie, et je nrogiims qu*elle était vsciovedt
aitlendrie, et que, pour m'ea (Her la connoissaitee, elle ae'Caehoit de«fion •évea*-
lail, car je Tus long-temps sans m'oser déclaver. » «*- Mon ami, après (m'aivoir
dit>ce qui Tavoit rendu si bon lecteur, ^ i^ant quitte de œ que je lai jvfois d*>
BMiadé, se (tint dans iiMi «noroe silence. Ta^ois eu tant d*atlMtNn î son disoMfi;
qae je Fallois prier de conliiiftier, quand je visidans ses ye«n uneftHatesM^itaiiëra
et si profonde, que je crus qu'il étoit près de s'évanouir, il oommençoit à eitrank
fMer, et je le remis le isieux qu'il me fut possible, le sue depuis toute eette.ave»-
Eure, et je n'en fusf uère moins louché que lui. le voudrois vous la peuivotr oonlar
tout d'une euite, car je crois que vous seriez bien aise de l'apprendte; mai8,fm»»
idame, outre que cela ne seroit paa si tôt fait, et que je me lasse fort aisément, il
me semble qu'il y a plus de huit heures .que je vous écris, et je suis accablé
4e sommeil. »
La suite de l'histoire ne yicnt pas et ne vint jamais, et n'est-ce {)oint,
en effet, sur ce propos brisé qu'il sied de finir? Ainsi coupé, Taimahl^
récit est plus délicat; un peu de malice s'y mêle; le conteur n'a voulu
que faire valoir les avantages du hien lire; c'est un conseil et wn encou-
ragement qu'il donne aux jeunes gens pour s'y former : que lui de^
mandez-vous davantage?
Ces pages, qui sont au plus tard de rannée i6S6, puisqu'elles s'adRes-
•ent à la ductiesse de Lesdiguières (i), présagent déjà la réforme discrète
qui va se faire dans le roman, et elles promettent M*"* de La Fayette.
Elles sont si pures et si châtiées de ton, que Fléchier, jeune et gcLlaût,
aurait pu les écrire.
Li seconde lettre que je veux citer est courte, mais fort bizarre; elle
prouve, ce qu'on savait déjà beaucoup trop, combien ce raffinement de
langage et ce précieux tant cherché se combinaient très bien quelque-
lois avec un reste de grossièreté dans le procédé et dans les manières.
La lettre est adressée à Madame la maréchale *** qui est probablement
H"^ de Clérembaut, fille de M. de Chavigny, personne d'esprit et qui
fMiasait pour extrêmement savante :
« Puisque vous êtes si curieuse, madame, que de vouloir apprendre tout ce
qui se passa au rendez-vous d'avant-hier, j'aurai tantôt l'honneur de vous voir
et de vous en dire jusqu'aux moindres circonstances. Cependant vous saurez
qu^il y eut un excellent concert, et qu'après que les musiciens furent las de
Chanter, on se mit à discourir. Il y avoil sept ou huit des plus belles personnes
de la cour, entre lesquelles la duchesse de Montbazoo paroissoit fort parée et
dans une grande beauté, de sorte qu^on n'aVoit les yeux que sur elle. On avoft
(1) La duchesse mourut le S juillet 1656, l'année des Prov(neialê$ et du iriîraéle de
la Sainte-Épine, et elle eut même rccoun àcette relique^ akirs dans toute sa vogue, sans
pouvoir guérir.
mçiké^mlk éÊdÈmmà»hM\gMn9ii)i^ytPfm9mÀt,ei, comme M nr^
attendoit plus, elle parut, et oôntl» vime§ poîiidre avec eel aîffin ei.brillaal
9PB.1IMI8 savez et qiii plait toi^ius. La dii€he«e de Hoaibaion, qm a^ivaiiça
ftrs elle, lui paria tout tuia et lui fit ensuite des cooipli méats mêlés de louange
et de la meilleure foi du monde, c^mme tou» pouvez juger. L'autre se couvrait
dé temps eo temps de son manchon, et d'un air modeste, et même timide
en apparence, faisoit semblant de n'oser paroUre auprès d'une si belle per^
mam; maïs on sentoif bien, à fa regarder, que ces façons ne tendoient quli
vaincre ph» stfrementiet de meilleure grâce. Sit^ que tout le monde fut assise,
la'eonvereaitorf , diTmonsi^ur le maréchal, a été fort agréabfe; mais, à cause de
ttadane, tl Ikut renoavekr d'esprit (^); elle mérite qn'on n'épargne rien de
gal««t« La belle daebiesse ne répondit qu'avee un donx sourire; mais eHe panrt
m aiinahle« q»'ofl s'attacha plus que devant à dire de bons mot» et de joNet
tbaseï» Ce dessei» na réussit pas toujours^ et principalement lorsqu'on témoigna
de- le souhaiter, si bien que je ne laissai pas de vous trouver fort à dire. Aussi jie
m'en allois si l'on ne m'eût retenu, et je n'ose vous écrire combien la débaucha
fut grande; vous le pouvez conjecturer par l'emportement du sage ***, qui ne se
contenta pas de nous parler des secrètes beautés de sa femme, et qui vouloit en-
core que nous en pussions juger par nous-mêmes. Elle s'en mit fort en colère,
etlés antres dames, Tes plus sévères, ne fàisoient qu'en rire. Même il y en eut
voe qui , pour f apaiser, Itfi représenta que son mari ne lui voufoit faire autre
laal (foe'de maus mAnt^«r qu^èlTe avait la prau belle, qu^on n'en osoit pas autres
■ani pami' lea damea de eoaeéfuence et d^ane exedlenM keaillé, surtout nu
jour de réjouissance comme celui du carnaval. Ces raisons l'adoucirent bien
fort, et Je vis l'heure qu'elle étoit persuadée; mais enfin elle dit que cet homme,
qpi paroieneit s» sage,, n?éteit qrfun fou» dans ki débauahe, et qu'elle ne: désar-
lieroit point qu'on oe t'eût mit' dehoiBi. car elle avott pria mon épée et mesaçott
dl^en tuer le premier qui Sr'approeheroit d'elle. On fit pourtant le traité à< dea
esoditions phis douces^ et le tumulte finit agréablement »
Ainsi voilà, en ai beau nKNide, uu sage mari qui, pour être eo pointe
de ¥iii^8e oiet à joueF un très vilain jeu, et si au vif que la dame alan^
' (f)' Gèfle dudbreMe deLesdigoières, qoi revient à tout instant sons Ih plame du cheta^
lier, la Reine des Alpes, comme il rappelle, la même qui joua un certain rôle sous la
FpMidaet ^ue Sénac de, MailWo a fort agréAUemeni mise en jea dans ses prétentas
Mémoires da la Palati«e, était Anne de la Ma^ieleiae de Ragny, fille uiûque de LioMt
d»la IfatcdtlaîiM, marqai» de Regn;, et d'Hippolyte dé Goadi. Par sa mère, eUe te
trouvait eo«0Îiie aennaioe d« cardinal de Reti, qui fit oe qu*il put pour qa*ette Ini fM
iM0f« Aatft ehose. Mariée enieaat.dle nMiofnt, je Tai dit, ea ta5a, laisMiit le elMv»«
Bas de Ifeéré daas tout so» brillaat d^homme à la mode. Tallemaat dea Réanx a.eaoaaNi
mé à la dttcbissa ub paik vticle gaiUard à U satte de II. da Roqaahnuv. Il na Aiut pai
fMiCMdre eetta duchaïaa de Lasdiguièfes avee sa balle^ftUa^ qiû était ana 6andi etnèaa
dacanlliiatde fteta.
M MemmpêUr d*eaprît: malaié am» feipact pcair le texia du ehevaliep et powr aii
Jlfi— P>'t''^"dièras dadiaa, j»<apia'qaae*aalict«ie ftata d^impresHon, al<qa*il fntUie
tout simplement redoubkr.
t8 uvim DB8 mux iioiiims.
mée dégatne Tépée de quelqu'un de la compagnie pour se défendre. Il
est vrai que tout cela se passait en carnaval (I).
La dernière lettre qnej'ai à produire, et qui est restée jusqu'ici enfotiie
dans le recueil qu'on ne lit pas, est d'un tout autre caractère que la pré-
cédente, et d'un intérêt inoral tout particulier; elle nous rend la con-
versation d'un des hommes qui causaient le mieux, avec le plus de
douceur et d'insiuuation, de ce La Rochefoucauld qui n'avait de chagrin
que ses Maximes^ mais qui, dans le commerce de la vie, savait si bien
recouvrir son secret d'une enveloppe flatteuse. La lettre du chevalier
nous le montre devisant et moralisant dans l'intimité; si fidèle qu'ait
voulu être le secrétaire, on sent, à le lire, qu'il n'a pu tout rendre, et
l'on découvre bien par-ci par-là quelque solution de continuité dans
ce qu'il rapporte : « Il y a, dit La Rochefoucauld, des tons, des airs, des
manières qui font tout ce qu'il y a d'agréable ou de désagréable, de dé-
licat ou de choquant dans la conversation.» Hais, quoique tout cela
s'évanouisse dès qu'on écrit, on croit saisir dans le mouvement pro-
longé du discours quelque chose même de ces tons qui faisaient de ce
penseur amer un si doux causeur, et qui attachaient en Técoutant.
Cette page du chevalier devrait s'ajouter, dans les éditions de La Roche^
foucauld, à la suite des Réflexions diverses dont elle semble une appli-
cation vivante. La lettre est adressée à une duchesse dont on ne dit pas
le nom:
« Vous voulez que je vous écrive, madame, et vous mè Tavez commandé de s
bonne grâce et si galamment, que je n'ai pu vous le refuser... Et peut-être qu'il
seroit encore de plus mauvais air de vous manquer de parole que de ne vous
rien dire d'agréable. Quoi qu'il en soit, vous me donnez le moyen de me sau-
ver de l'un et de l'autre, en m'ordonnant de vous rapfiorter la conversation que
j'eus avant-hier avec monsieur de La Rochefoucauld, car il parla presque tou-
jours, et vous savez comme il s'en acquitte. Nous étions dans un coin de cham-
bre, tète-à-tète, à nous entretenir sincèrement de tout ce qui nous venoit dans
l'esprit. Nous lisions de temps en temps quelques rondeaux où l'adresse et la dé-
. (1) G*est dans ua temps de carnaval aussi que le chevalier écrivait à une jeune dame
une lettre incroyable (la 9S*), dans laquelle il disserte à fond sur certaine syllabe que le»
précieuses trouvaient déshonnéle. On noterait bien d*autres endroits encore où une sorte
de grossièreté peree sous la quintessence et prend même le dessus: la lettre 195«. qui
eontient une théorie savante sur le mariage à irait; la 131N, où il fait du bel-esprit
sur des choses simplement malproprei; la 30«, où , a travers la gaudriole » tes Fille»
tfe la Reine sont traitées fort lestement. Mais la 17«, qui est une lettre de nipture, ne
saurait se qualifier autrement que de brutale, et elle paraîtrait aujourd*hui indigne d*ua
honnête homme. Ces taches fréquentes, jusque dans un homme aussi poli que Tétait le
chevalier, attestent les mœurs d*alentour et donnent raison à TaUemant des Réaut . C'est
sur tous ces points que notre siècle, notre société moyenne, moins raffinée, se racbèle
pourtant et retrouve en gros ses avantages.
Ucatene s'étoient épuisées (1). —Mon Dîéu! me dit^il, que le monde juge mal
de ces sortes de beautés! et ne m*avouer>z-Tous pas que nous sommes dans un
temps où ^ol^^e se doit pas trop mêler d'écrire? — Je lui répondis que feu de-
meurois d'accord, et que je ne Toyois point d'autre raison de cette injustice, si
ce n'est que la plupart de ces juges n'ont ni goût ni esprit. — Ce n'est pas tant
cela, œ me semble, reprit-il, que je ne sais quoi d'envieux et de malin qui fait
mal prendre ce qu'on écrit de meilleur. -« Ne vous l'imaginez pas, je vous prie,
hii repartis-je, et soyez assuré qu'il est impossible de connoitre le prix d'une
chose excellente sans l'aimer, ni sans être favorable à celui qui l'a faite. Et com-
ment peut-on mieux témoigner qu'on est stupîde et sans goût, que d'être insen-
sible aux charmes de l'esprit? — J'ai remarqué, reprit-il, les défouts de l'esprit
et du caur de la plupart du monde, et ceux qui ne me connotssent que par là
pensent que j'ai tous ces défauts, comme si j'avois fait mon portrait. Cest une
chose étrange que mes actions et mon procédé ne les en désabusent pas. — -
Vous me faites souvenir, lui dis-je, de cet admirable génie (2) qui laissa tant de
beaux ouvrages, tant de chefs-d'œuvre d'esprit et d'invention, comme une vive
lumière dont les uns furent éclairés et la plupart éblouis; mais, parce qu'il étoit
persuadé qu'on n'est heureux que par le plaisir, ni malheureux que par la dou-
leur (ce qui me semble, à le bien examiner, plus clair que le jour), on Ta re-
gardé comme l'auteur de la plus infâme et de la plus honteuse débauche, si bien
fue la pureté de ses mœurs ne le put exempter de cette horrible calomnie. —
Je serais assez de son avis, me dit-il, et je crois qu'on pourroit faire une maxime
que la vertu mal entendue n'est guère moins incommode que le vice bien mé-
sagé n'est agréable (3). — Ahl monsieur, m'écriai-je, il s'en faut bien garder;
ces termes sont si scandaleux, qu'ils feroient condamner la chose du monde la
plus boonète et la plus sainte. — Aussi n'usai-je de ces mots, me dit-il, que
pour m'accommoder au langage de certaines gens qui donnent souvent le nom
de vice à la vertu, et celui de vertu au vice. Et parce que tout le monde veut
être beureux, et que c'est le but où tendent toutes les actions de la vie, j'admire
que ce qu'ils appellent vice soit ordinairement doux et commode, et que la vertu
mal entendue soit âpre et pesante. Je ne m'étonne pas que ce grand homme (4)
ait eu tant d'ennemis; la véritable vertu se confie en elle-même, elle se montre
sans artifice et d'un air simple et naturel, comme celle de Socrate. Mais les faux
honnêtes gens, aussi bien que les faux dévots, ne cherchent que l'apparence, et
je crois que, dans la morale, Sénèque étoit un hypocrite et qu'Ëpicure étoit un
saint. Je ne vois rien de si beau que la noblesse du cœur et la hauteur de l'es-
prit; c'est de là que procède la parfaite honnêteté que je mets au-dessus de tout,
et qui me semble à préférer, pour l'heur de la vie, à la possession d'un royaume.
Ain», j'aime la vraie vertu comme je hais le vrai vice; mais, selon mon sens,
pour être effectivement vertueux, au moins pour l'être de bonne grâce, il faut
savoir pratiquer les bienséances, juger sainement de tout, et donner l'avantage
aux excellentes choses par-dessus celles qui ne sont que médiocres. La règle, à
(1) Sans doute le Reeueii de Rondeaux imprimé en 1650, celui même d*où La
Bruyère a tiré les deux rondeaux qu*on lit dans Tun de ses chapitres.
 Ëpicore.
(S) Je rétabKs ici deux mots omis qui sont indispensables pour le sens.
m Toujours Épicure*
1MM gpéf la pk» certaine ^o«r nefatidotttatt tk-wM chase €ifc«n pmtertioii» iftaB
d'obsemfiM! m< éUa «adbian à loiita sarte d?égiiiid»; ai râotaa^ ma pÊUmkL éê A
inaiiTaiae gitu» qaa ë-éire un sot ou uaa sotte^ e|< de sa laîMcr empiéter aa> |h4>
VMiUonSi.Nouft devoosquelquechoee au» eoutames de» lieux où naoi vitRoaf^
pouff na pas» choquer la révérence publique^, quoique eefl oouUuaea soient mau*-
miaes; mai» noua ae leur de^ns que de rapparence : il faut les eii^ payer et se
bien gander de le» approuver dans éot^ oœor (i), de peur d'offenser la raisaiii
uDHrerselleiqui les cooëamtie. Bt puis, comme une Térité ne va jamais seule, ili
anm aussi qu> une erreur en attire beaucavp d'autrea. Sur ce prinoipe qu-oa»
doi4.aouhaiter d'ôtre beureus; leshonaeurSfla» beauté, la nileur, Tespril, les ri-^
diessea et la vertu, mèm», tout cela n'est à désirer que pour- se> rendre la vie
agréable (3)iJl est à remarquer qu'on ne voit rien de pur et de sincère, qu*U j
a du bâeaietdu mal en. loules^ les choses delà vie, qu'il faut les prendre et 1m
dispensera notre usi^, que le bonheur de l'un seroii servent le malheur de
l'autre,, et que la vertu fuit l'eicès comme le défaut. Peutrètre qu'Aristide et
Soerate n'étoientque trop vertueux, et qu'Alcibiade et Phédoa ne l'étoient pas
assez; mais je ne satssi, pour vivre content et comme nm bonnéto homme du
monde, il ne vaudrait pa» mieux élre Alcibiade et Phéëon< qu'Aristide ou So*-
craie. Quantité de choses sont nécessaires pour être heureux^ mais une seulai
sui&t pour être à plaindre; et ce sont les plaisirs de l'esprit et du* corps- qui
readent la vie douce et plaisante , comme les doukure^ de l'un et de l'^utna
la font trouver dttre eifiàcheuse. Le plus heureux homma du* manda n'ai jamaîa
tous ces plaisérs à souhait. Les plus- grands de Tesprit, aoÉaal que: j'en puis ju*"
gBTy c'est la véritable gloire et lea belles conooissatfces; et je pf<enda garde ^ua
ces gena-là ne lea ont que bien peu, qui s'attachent beaucoup aux plaisira ém
oavps. Je trouve aussi que ces plaisirs sensuels sont grossiers,, sujets au déiffxàk
el pas trop à rechercher, à moins que ceux de l'esprit ae s'y mêlent Le phia
sensible est celui de l'amour; mais il passe bien vite si Uesprit n'est de ilb
partie. Et comme les plaisirs de Tesprit surpassent de bien loin ceux do> ourpt^^
il me semble aussi, que les extrêmes douleurs corporelles. sont beaucoup plua
iasupportableaque celles de l'esprit. Je vois, de plus, que œqui sert d'un cdté
nuit d'un autre; que le plaisir (kit souvent naitt« la douleur, comme la dou^
leur cause le pUisir, et que notre félicité dépend assez de la fortune et ptaa
encore de notre conduite. «^ Je l'écootois doucement quand obi noua vinttnter^
rompre, et j'étois presque d'accordi de tout ce qu'il disoit.. Si vuas me voales:
croire, madame, vous goûterez les raisons d'un si parCaitemeat honnête homme^
et vousine serez pas la dupe de la Causse honnêteté.»*
Dans ce curieux discours^qui semble reBOuvelé d'Aristippa 0u d'Beh»
race, ou a pu relever au passage bon nonriM^a é& penaées) toutes iaîto»
pour courir en maximes; on a dû sentir aussi par instoiis qualquaa-unep
des idées ftmiîHéres au cheraiier, qui se sont gtfssée» eiNnme par mé^
^arde dans sa rédaction, mais tout aussitôt le pur et yralLa Rocbefou-
(1) On retrouve tout-â-fait ici cetto pemie de derriirB dont a parlé PMcab
(2) Je rétablis Mtte.phMMe telle 4ak*eUe est damVàdilisadtt ItMt iUe a-été^esanfée
maladroitement dans [a réimpressioia de HoUande.
Mfid jaoMMiieiioe. Par «mn^, c'est Mm La AochéfoiicMdi qtii dit:
f Mous ê&wmï% ifselqBe choie aastcoilteims des liein où nem mons,
pour ne p» thequer ila réiréreBQe fHrblii|iie, quoique oa OMitiiroes
«ient «laoYëifiea; mais nous ne lewr deivons ipxe de rapparence : il faut
Imea fiagfer tel se tiiea igavder de tes approuver dans eoD cœur, s Pnki
c'est le K^sevatter qui y pour arrondir sa phrase^ ^oute : de peur €^
farnr la mes»» mnivereelle qui ieêemuiamue. il ne s'est pas aperçu qae
ttlle raisQn universelle et iani soît peu ptatontoienne n'était pas oonv»
pt'èle avec les idées de La Rocb^HBCwdd. Et, en général, le cbev»«
lier ne paradt paa s'âtoe bien rendu ooinpte.de la poriée de celle doe«*
trioe inemuante : il oe fimee qu'à l'exlérieiir et à la façen de l'honnête
hoimne; La Rodieloucaiild allait un peu plus avant et saratt mieux le
ibifnoi(l).
Celte lettre «me lois connue, je n'ai plus guère long-temps à faire
avec le chevalier; il était surtout bon, lui le maître des cérémonies, i
nous introduire auprès des autres, de ceux qui valent mieux que lui.
n parait e*étre retiré à une certaine époque dans son maneir des
champs et n'avoir plus été du monde. Il avait été grès jeaeur et s'était
mis sur le corps force dettes, il en convient, et une foule de créanciers,
quoiqu'il n'ait point fait entrer cette condition dans sa définition de Tbon-
âètehomine^(2). Lapiété, dit-on, de la manquisede Sevret, sa belle-sœurf
contribua à déterminersa conversion. On ne sait d'ailleurs rien de pré*
ds. Ce qui reste pour nous bien certain, c'est qu'il était de ces esprits
distingués d'abord, fins et déliés, mais qui se figent vite et qui ne se
renonveHent pas. Les écrits sortis de sa plume dans ses dernières années
sont insipides; il baisse à vue d'œil, il se rouille; il parle de la cour en bel
esprit redevenu provincial; il a des ressouvenirs d'épicurien qu'il amal-
game comme il peut avec des visées platoniques, et, dans son t^fia
d'boooéte lionmie qui est sa marotte éternelle, après avoir épuiaé dm
liste des anciens pfaMoeophes, il va jusqu'à essayer en quelques endroits
d'yrâttai^ber... qui?... je ne sais comment dire : celui qd'il appelle le
jm/aù modèle de toutes les vertus et qui n*est rien moins que le Sau-
tfl) «. de La BMliaiDiicavld était om»! depuis le miisrdeiiitniBSO, fandleelieNK
a» m imprintr la lettre à la fin delSSi, et U ne yaNft pas^lieceUe profeMion, aa
hmà fi épioarieMM^ ait ehoqaé panoone, ni même qa!on 4'ait aaaleaMfit remarqaée.
^ «Voir 4a lettre ill«, eè il te niantre.eoiMiie MmÛgé par les oréaoeiers qui rciupê»
Aaiaatde^Nrtvde obei lai et defnira des^naitei; ia lettre S9% «tir le fritte état de •mé
tfkirea; la lettre S», sv «ne dette de jen. Oo «tconnalt ^acone la >io«aur d^alon et la
•aattonporaîa du cbevaUerde GffaniniontàdeceHaitieiaoeodetes; en teici «ne qa'ilie»*
lame en CM^Ier^les : « H 7 avoît è la auite de ilenaiev «a fari gùkini homme qui «e
WneH poMUBt *pat'd*itier de quelqae JadoBlvie ea Jouaat.. • {OEmfrtm p9êikuwim^^
p. Ii0|. Cette «polile indurtrie sert de tezte à m» iwn mot et ne le acandaliae pas aatfi»*
■anL^oetletptastlMiiiiètasgaiiS'ontdoBcde peine^ae pasétrcdeteorlBBi^ etè«e
passe aaHir 410 la «eantnaM^
as nvuB M» DEUX Homn.
Teur du mondes Le cheYalier yieillissant, avec ses airs solennels, n*est
plus qu'une ruine, le monument singulier d'une vieille mode, un de
ces originaux qu'il aurait fallu voir poser devant La Bruyère;
Il obtint pourtant, à cette époque, une sorte de célébrité par ses
écrits; on le trouve assez souvent cité par Bouhours, par Daniel, par
Bayle, par ceux qui, étant un peu de province ou de collège et arriérés
par rapport au beau monde, le croyaient un modèle du dernier goût.
Il eut ce que j'appelle un succès de Hollande, lui à qui les manières de
Hollande déplaisaient tant. Chez nous, M""* de Sévigné Ta écrasé d'un
mot, pour avoir osé critiquer Voiture : « Corbinelli, dit-elle (I), aban-
donne le chevalier de Biéré et son chien de BtyU, et la ridicule critique
qu'il fait, en collet monté, d'un esprit libre, badin et charmant comme
Voiture : tant pis pour ceux qui ne l'entendent pas! » Ceci demande
quelque explication et touche à un point très fin de notre littérature.
J'ai dit que M. de Méré était bon surtout à nous initier près des autres,
et j'en profite jusqu'au bout.
Dans une lettre à Saint-Pavin, le chevalier, en lui envoyant des re-
marques sur la Justesse dans lesquelles Voiture est critiqué, lui avait dit :
« Je ne sais si vous trouverez bon que j'observe des fautes contre la justesse
en cet auteur. Je pense aussi que je n*en eusse rien dit sans M""** la marquise de
Sablé qui ne croit pas que jamais homme ait approché de Péloquence de Voiture,
et surtout dans la justesse qu'il avoit à s'expliquer. Et combien de fois ai-je en-
tendu dire à cette dame : Mon Dieu! qu'il acoit Cesprit juste! qu^il pensait juste!
(I) Lettre du Si novembre 1679. — Mais, à propos de M»* de Sévigné et de ses rigueunt,
je m*aperçois que j*ai omis de dire , sur la foi des meilleurs biographes modernes, que
le chevalier de Méré en avait été autrefois amoureux ; c'est que je n*en crois rien , et je
soupçonne qu*il y a eu ici quelque méprise. Mcuige, danx VÈpUre délicatoire de ses
Observationë sur la Langue frnnçoisti, disait à M. de Méré i « Je vous prie de vous
souvenir que, lorsque nous fcsions notre cour ensemble à une dame de grande qualité et
de grand mérite, quelque passion que j'eusse pour cette illustre personne, je souffroif
volontiers qu'elle vous aimât plus que moi, parce que je vous aimois aussi plus que moi-
même. » C'est sur cette seule phrase que porte la supposition; on n'a pas mis en doute
qu*il ne fût question de M"» de Sévigné, comme si Blénage ne connaissait pas d'àutrei
grandes dames à qui il eut l'honneur de faire sa cour avec passion (style du temps).
U dit positivement ailleurs : a Ce fut moi qui introduiâis le chevalier de Méré chez M»« de
Lesdiguières. . Il la vit jusqu'à sa mort, et, après elle, il passa à M»* la maréehale de Glé-
rembaut. » { BÊtnnfiana, tome II. ) Je crois tout à fait que c'est de cette duchesse, d^jà
morte, qu'il s'agit dans la phrase précédente. M"* de Lesdiguières, en effet, aioM bîêiitdt
le chevalier plus que le bon pédant Ménage qu'il n'eut pas de peine à supplanter, et
celui-ci, qui n'aurait pas si galamment proclamé sa défaite auprès de M»« de Sévigné»
«n prenait très bien son parti pour ce qui était de la duchesse; car ici il n'y avait pat
moyen de se faire illusion, et la préférence était plus claire que le jour. Notez que le nom
de M>M de Sévigné ne revient jamais sous la plume du chevalier, qui ne se fait pas Unie
de citer i tout moment les dames de ses pensées. Je soumets ces observations à la critique
attentive des deux excellens iHOgraphes, MM. de Monmerqué et Walckenaer, qui ont dèt
long-temps comme la haute main sur cç beau domaine de okitre histoire littéraire.
LE CHEVALIER DE MÉRÉ. 33
quHl parlait et qu*il écriooit /t^/e/ jusqu'à dire guHl rioii si juste et si à propcs
qu^à le voir rire elle devinait ce qu'on avoit dit. Tai connu Voiture : on sait
assez que c'étoit un génie exquis et d'une subtile et haute intelligence; mais je
TOUS puis assurer que dans ses discours ni dans ses écrits, ni dans ses actions, il
n'avoit pas toujours cette extrême justesse, soit que cela lui vint de distraction
on de négligence. Je fus assez étourdi pour le dire à M"*<^ la marquise de Sablé,
un soir que j'étois allé chez elle avec M«« la maréchale de Clérerabaut; je m'of-
fris même de montrer dans ses Lettres quantité de fautes contre la justesse, et
TOUS jugez bien que cela ne se passa pas sans dispute. W^^ la maréchale prit )e
parti de M"* la marquise, soit par complaisance ou qu'en effet ce fût son senti->
ment. Quelques jours après, je fis ces observations, où je ne voulus pas insulter;
je me contentai d'apprendre à ces dames que je n'étois pas chimérique et que je
n'imposois à personne. Un de mes amis fit voir à M™« la marquise les endroits
que j'avois remarqués, et cette dame, que toute la cour admire, me parut encoie
admirable en cela qu'elle ne les eut pas plus tôt vus qu'elle se rendit sans mur-
murer. Je vous assure aussi que madame de Longuevillc, que Voiture a tant louée,
trouve que j'ai raison partout. Que si M. le Prince, comme vous dites, se montre
un peu moins favorable à mes observations, c'est que, dès sa première enfance,
il estime cet excellent génie, et que les héros ne reviennent pas aisément. Aussi
je tiens d'un auteur grec que c'étoit un crime à la cour d'Alexandre de remar-
quer les moindres fautes dans les œuvres d'Homère. »
Voilure et Homère! Mais, après avoir ri^ on reniarque pourtant cet
accord singulier des personnes les plus spirituelles d'alors, de H""** de
Sévigné, de M*"* de Sablé, cette Sévigné de la génération précédente.
Boileau lui-même ne parle de Voiture qu'avec égards et en toute révé-
rence. Pour se rendre compte de la grande réputation du personnage
et, en général, pour s'expliquer ces hommes qui laissent après eux des
témoignages d'eux-mêmes si inférieurs à la vogue dont ils ont joui, il
faut se dire que les contemporains, surtout dans la société, s'attachent
bien plus à la personne du talent qu'aux œuvres; là où ils voient une
source vive, volontiers ils l'adorent, tandis que la postérité, qui ne juge
que par les effets, veut absolument, pour en]faire cas, que la source soit
devenue un grand fleuve.
Qu'on soit Voiture ou Bolingbroke, la postérité vous demande ce que
vous aurez laissé plutôt que ce que vous aurez été, et elle se montrera
même d'autant plus exigeante que vous aurez eu plus de nom.
Pour la réputation du chevalier, il esta regretter que, dans ses beaux
jours, il n'ait pas eu une place à l'Académie française; il en était très
digne à sa date. D'Olivet ensuite lui aurait consacré une de ses petites
notices en deux ou trois pages d'un style si exact et si excellent, et qui
l'aurait fixé à son rang littéraire. Si on me deniandait, en eflèt, ce
qu'était proprement et par-dessus tout le chevalier de Héré, je n'hési-
terais pas à répondre : Cétait un académicien. Ses écrits, surtout ses
Lutre$ et ses Cmvers^Ums avec le maréchal de Glérembaut, fourni-
Tons XXI. 3
34 MTOI M8 mSCX MORDU.
raient matière à une infinité de remarques pour les définitions pré-*
cises et pour les fines nuances des mots en usage dans le langage poli.
Le chevalier est toul-à-feit un écrivain. Son style a de la manière; mais,
entre les styles maniérés d'alors, c'est un des plus distingués, des plus
marqués au coin de la propriété et de la justesse des termes. 11 avait
le sentiment du mieux et de la perfection dans Texpression, même en
causant. 11 aimait les choses bien prises. J'ai dit qu'il était précieux; il
se sépare pourtant, par plus d'un endroit, des précieuses, a Quelques
dames qui ont l'esprit admirable, écrit-il, et qui s'en devrdent servir
pour rendre justice à chaque chose, condamnent des mots qui sont fort
bons, et dont il est presque impossible de se passer. Les personnes qui
en usent trop souvent, et d'ordinaire pour ne rien dire, leur ont donné
cette aversion; mais, encore qu'il se faille soumettre au jugement et
même à l'aversion de ces dames, je crois pourtant que l'on ne feroit pas
mal de s'en rapporter quelquefois à tant d'excellents hommes qui ju-
gent sainement et sans caprice, et qui sont assemblés depuis si long-
temps pour décider du langage. » 11 aurait eu voix au chapitre en bien
des cas, s'il avait siégé parmi ces excellens hommes. Encore aujourd'hui^
s'il s'agissait de bien fixer le moment où le terme d*urb<mité, par exem-*
pie, fut introduit, non sans quelque difficulté, dans la langue du monde,
à quel témoignage pourraitH3n recourir plus sûrement qu'à celui du
chevalier, qui, dans une lettre à la maréchale de ***, écrivait : « J'es-
père, madame, qu'enfin vous donnerez cours à ce nouveau mot d'wr-
hanité que Balzac, avec sa grande éloquence, ne put mettre en usage,
car vous l'employez quelquefois.... II me semble que cette urbanité
n'est point ce qu'on appelle de bons mots, et qu'elle consiste en je ne
Sais quoi de civil et de poli, je ne sais quoi de railleur et de flatteur
tout ensemble. » Nous avons déjà au passage noté de ces locutions qu'il
affectionne et qui avaient cours autour de lui : dire des choses; faire F es-
prit. Ce sont des gallicismes attiques. M*^ de Sablé usait volontiers de
la première de ces expressions, dire des vhoses, donnant à entendre que
la manière relève tout et fait tout passer; c'était sentir d'avance conmie
Voltaire :
La grâce, en s'expriinant, vaut mieux que ce qu'on dit.
Quant à cet autre mot : faine l* esprit» il était du maréchal de Qé-
rembaut, et le chevalier le OHiflrme aussitôt et l'explique de la sorte :
«Je me souviens de quelques bons maîtres qui montroient les exer-
cices dans use si grande justeMe qu'il n'y avoit rien de défectueux ni
de superflu; pas un temps de perdu, ni le moindre mouvement qui ne
servit à l'action. Gts maitres me disoient que, si une fois on a le corpB
fait, le reste ne ooûte plus gwèrè. U me semble aussi que ceux qui ont
tesprit fait entendeiit «oui «a qu'on dit, et qu'il ne leor faat plus après
LE «Bfi¥AUU M IHUli. 3^
cela que de bons avertisseurs. » Quand le Dictionnaire de rÂcadémie^
continué par nos petits-neveux, en sera au mot incompatible, quel
meilleur exemple aura-t-on à citer, pour le sens absolu du mot, que
ce trait du chevalier contre les raffinés qui ne savent causer, dit-il,
qu'avec ceux de leur cabale, et qui voudraient toujours être en parti-
culier, comme s'ils avaient à dire quelque mystère : a Je trouve d'ail-
leurs que d'être comme incompatible, et de ne pouvoir souffrir que des
gens qui nous reviennent, c'est une heureuse invention pour se rendre
insupportable à la plupart des dames, parce que, d'ordinaire, elles sont
bien aises d'avmr à choisir? » Je pourrais continuer ainsi et varier les
détails sur ce mérite d'écrivain et presque de grammairien du cheva-
lier, qui s'en piquait tant soit peu; mais il ne faut pas abuser. Je crois
avoir bien assez dit pour montrer qu'il ne méritait pas le mépris et
l'oubli total où il est tombé, et que c'est un de ces personnages du passé
qu'il n'est pas inutile ni trop ennuyeux de rencontrer une fois dans sa
vie, quand on sait les prendre par le bon côté. M™« de Sablé et M. de
La Rochefoucauld, en leur temps, trouvaient plaisir à s'entretenir avec
lui : est-ce à nous d'être si difficiles?
Et puis, en relisant tout ceci, une pensée dernière me vient, qui re-
met chacun à sa place. Qu'est-ce que prétendre tirer de l'oubli? Nous
ressemblons tous à une suite de naufragés qui essaient de se sauver les
ans les autres, pour périr eux-mêmes l'instant d'après.
Sainte^buve.
msasBaassssaasaas
HISTOIRE
DE DON PËDRE r
ROI DE GASTILLE.
TftOlSIÈMB PAKTIE.
X.
PREMIÈRE GUERRE d'aRAGON. — 1356-1358.
I.
Le traité d'Atienza, aussi mal observé par la €astille que par l'Ara-
gon, n'avait pu établir des relations amicales entre les deux cours.
Depuis la retraite d'Alburquerque, la froideur et la défiance s'étaient
augmentées. Entre deux rois voisins, tous les deux jeunes, ambitieux,
emportés, visant à une domination absolue, un conflit était toujours
imminent, et il aurait eu lieu plus tôt sans doute, si Pierre IV n'eût
été obligé de tourner son attention du côté de la Sardaigne révoltée,
tandis que la guerre civile occupait uniquement don Pèdre. De part
(1) Voyez les livraisons des l«r et 15 décembre.
HISTOIRE DB DON PÈDRB. 37
et d'autre les griefs étaient graves. L'Aragonais voyait avec peine ses
frères consanguins, don Femand et don Juan, accueillis à la cour de
Castille et devenus puissans grâce aux discordes civiles de ce pays. La
cession des places d'Alicante et d'Orihuela faite par don Femand à don
Pëdre avait paru révéler des projets d'agression, que Pierre IV s'était
efforcé de détourner, en travaillant en secret à détacher les infans du
service de la Castille pour les attirer au sien sous de grandes pro-
messes (1). En effet, la possession de deux villes si importantes ouvrait
au Castillan le royaume de Valence et semblait l'inviter à en faire la
conquête. De son côté, le roi don Pèdre alléguait de plus sérieux sujets
de plainte; d'àt)ord l'asile accordé par Pierre IV aux seigneurs proscrits
après la prise de Toro, contrairement aux conventions annexées au
traité d'Atienza; puis la commanderie d'Alcâniz, située dans le royaume
de Valence, mais propriété de l'ordre de Calatrava, et par conséquent
relevant du maître de Castille, avait été concédée par l'Aragonais à un
chevalier rebelle à son chef, ou du moins Pierre IV avait reconnu ce
frère insubordonné et lui accordait sa protection. Les mêmes réclama-
tions s'élevaient à l'égard de la commanderie de Montalvan, dépendant
de l'ordre de Saintr-Jacques. et usurpée, malgré la défense expresse de
don Fadrique, depuis sa réconciliation avec son frère; enfln, des cor-
saires catalans, croisant sur les côtes d'Andalousie, avaient fait éprouver
de grandes pertes au commerce de cette province. Sous prétexte de
poursuivre les navires génois, ils avaient capturé ou pillé nombre de
vaisseaux chargés de grains, et l'on attribuait à leurs violences la fa-
mine désastreuse qui avait ravagé le midi de la Péninsule [%. A ces
griefs patens, et qui donnaient lieu à des communications diplomati-
ques assez peu amicales, se joignait le soupçon des intrigues secrètes
entretenues par le roi d'Aragon avec tous les mécontens de la Castille.
Les tentatives récentes qu'il avait faites pour ramener à son service don
Femand et don Juan, que don Pèdre considérait comme ses vassaux,
semblaient à ce dernier une séduction coupable. En effet, en proposant
une réconciliation à ses frères, Pierre IV ne visait qu'à recouvrer les
places d'Alicante et d'Orihuela, gages de la fidélité des infans, si chère-
ment achetée par le roi de Castille. On n'ignorait pas à Séville que
l'Aragonais avait encore d'autres correspondances mystérieuses avec
don Tello, avec don Henri et les ligueurs réfugiés en France. De part
et d'autre la méfiance était extrême. On s'attribuait les desseins les plus
perfides. En un mot, la rupture était inévitable, lorsqu'un événement
fortuit vmt la précipiter.
(1) Le seigneur d'H^ar était rintermédiaire de cette négociation en 1355. Voyez lettre
de Pierre IV au seigneur d'Hijar, datée de Gastel de CaUer, l«r juillet 1355. Archiva
9$niral de Aragon, registre 1293 Secrêtorum, p. iS.
(S) Zurita, Anal, de Aragon, p. 268 et sut. — Ayala, p. 817.
38 UYin DB» DIVX mvsmk,
Don Pèdre, s'étaat embarqué à Sé¥ille, avait descendu le Guadal-
quivir jusqu'à San-Lucar de Barrameda pour assister à la pêche des
ttions dans la madrague. Au moment où il entrait dans le goUe^
une escadre de dix galères catalanes y arrivait venant de BarceloBe^
Ces vaisseaux, commandés par un amiral célèbre, appelé Fnmcèa
de Perellôs, étaient à la solde du roi de France, qui, avec le coih
sentement du roi d* Aragon, les avait fait armer pour croiser contre
les Anglais sur les càtes de TOcéan. Perellos, corsaire par goût et pas
habitude, bien que d'une famille considérable et attaché à la maîsoa
du roi d* Aragon (1), donnait k chasse à troifi barques de Placencia {^)
chargées d'huile, et les avait suivies jusqu'en rade de San-Lucar.
Bien qu'elles portassent le pavillcm castillan, qu'elles fussent dans ua
port ami et dans les eaux mêmes de la galère montée par le roi de Cas*
tille, les Catalans s'en emparèrent, prétendant qu'elles étaient chargées
de marchandises génoises et comme telles de bomie prise, le roi d'Ar^
gon étant en guerre avec la république de Gênes. Aussitèt don Pèdre
envoya faire des représentations à l'amiral aragonais,. l'avertiasaut qu'il
violait les lois de la mer et qu'il manquait an respect dû à sa persoime.
Perellôs répondit insolemment qu'il ne devait compte de sa conduite
qu'à son maître le roi d'Aragon. En ce moment don Pédre, n'ayant pas
un seul vaisseau de guerre sur la rade, se trouvait hors d'état de £air«
respecter son pavillon; cependant il dépêcha de nouveau à PerelUfi
pour lui signifier que, faute d'une satisfaction immédiate» il rendrait
responsables de son attentat les négocians catalans établis à Séville
et qu'il ferait séquestrer leurs biens. L'amiral, se sentant le pins fort,
refusa de lâcher sa proie, il vendit ses prises; bien plusy il osa renuHk-
ter le Guadalquivir et commit quriques déprédations sur le rivage ;
puis, virant de bord, il rentra dans l'Océan et poursuivit sa route vers
les côtes de France (^).
Transporté de fureur, don Pèdre courut à Séville, et, sans voukw
écouter aucune représentation, il ordonna de mettre aux fers tous les
sujets catalans, fit saisir leurs propriétés, vider leurs magasins , et
vendre leurs marchandises. Le même jour, armant à la bâte sept gin
1ères, il s'embarqua avec toute la jeune uoblesse de Séville (4), et se
mit à la poursuite de Perellôs. Arrivé à Tavira, dans les eaux du Par-*
tugal, il apprit que les Catalans avaient trop d'avance pour qu'il pût
(1) ZuriU, p. 969, teno.
(S) Placencia en Biscaïe, à quatre lieues de Bilbao. Le. comte de la Rocâ suppcee fut
mal à propos, ce me semble, que ces barques venaient de Plaisance en Italie. Rey dan
Pedro dêf,, p. 87, ▼eno.
(S) AyalA, p. il5.
(4) Zuniga, Anales eeeUsiastieêê de Seviifo, t. U, p. 141, remarque i|ae4on Pèdre
fut le premier roi de Casiitte ^uî %'embêrqm ptuv nue eipédîtioamaritiaie.
BBTOfRE DE DOIf PÈMIS. 39
«pérer de tes atteindre. Force lui fiit donc de revenir à Se ville sans
spoir tiré vengeanoe de rinsulte foite à son pavillon. Encore plus
jmié par ie mauvais succès de sa croisière, il envoya des ambassa-
deurs à Barcelone pour porter ses plaintes, et en même temps il fit
partir quelques vaisseaux avec ordre de cingler vers les Baléares et
de capturer les navires catalans qu'ils rencontreraient dans ces pa-
rages (i); en sorte que le roi d'Aragon devait apprendre le commence-
ment des hostilités avant Tattentat qui leur servait de prétexte. Ayala
suppose que le roi bit excité à ces vicriences par les parens de Marie de
Padtlla, qui, sentuit diminuer leur crédit, voulurent, dit-il, se rendre
nécessaires en poussant leur maître à une guerre dangereuse^ mais le
caractère altier de don Pèdre, ses anciens griefs et Tinsutte personnelle
qu'il venait de recevoir suffisent, ce me semble, pour expliquer sa
conduite (S).
FendanÀque les galères castillannes insultaient les côtes des Baléares,
ies ambassadeurs de don Pëdre arrivaient à Barcelone avec les instruc-
tions suivantes : ils devaient demander la déposition des commandeurs
d'Alcaniz et de Montalvan; le châtiment des corsaires qui avaient troublé
le commerce des villes d'Andalousie; l'extradition des Castillans réfu-
giés en Aragon, et nommément celle de Tévéque de Sigûenza et de Pe-
rahmso Aljofrin, qui, lors de Feutrée de don Fadrique à Tolède, s'était
emparé des caisses royales; enfin, ils devaient exiger que Francès Pe-
rellôs fût livré au roi de Castille pour recevoir tel châtiment qu'il lui
plairait d'infliger. Que si l'Aragonis refusait de faire droit à ces de-
mandes, les ambassadeurs avaient ordre de lui déclarer la guerre, de
k défier, selon le formulaire diplomatique du moyen-âge.
Pierre IV, qui voulait gagner du temps, répondit avec modération.
n offrit de remettre la commanderie d' Alcaniz à la disposition du maître
4b Calatrava dès qu'il serait en mesure de dédommager le titulaire ac-
tuel par une indemnité suffisante. Quant à la commanderie de Montal-
van, c'était, disaiMly une afifatre pendante devant la cour d'Avignon, et
an saint-père appartenait de prononcer entre le maître et les chevaliers ;
ees derniers alléguant d'ailleurs avec quelque apparence de rmson que
leur élection était régulière et conforme aux statuts de Saint-Jacques,
car elle avait eu lieu pendant l'interdit du royaume de Castille qui sus-
pendmt rautorMé des maîtres. Le roi d'Aragon se montrait disposé à
expulser de ses états les réfugiés castillans, et même à livrer Peralonso
A](jofrin, aux termes de la convention d'Atienza, ce dernier ayant en-
couru sentence de trahison pour avoir dérobé le trésor de son seigneur;
mais a se refusait à faire arrêter Tévêque de Sigûenza^ par des scru-
tin Cfir. AymU, p. 00. — Znrita, 1 H, p. BTl, Teno.
(S) AyaU, p. «17.
40 RBYUB DBS DBUX MONDES.
pules religieux réels ou feintsqui contrastaient fort avec l'impiété notoire
de don Pèdre. Enûn, tout en exprimant un vif déplaisir de Toutrage
commis par Perellôs, il déclarait qu'en sa qualité de roi et de seigneur,
il était seul juge de son vassal; qu'il examinerait l'affaire, et que, s'il
le trouvait coupable, il en ferait si bonne justice que le roi de Castille
s'en tint pour satisfait (1).
Sur cette réponse, les envoyés de Castille se retirèrent, non sans
laisser voir que leur mattre ne s'en contenterait pas. Cependant
Pierre IV, comme pour témoigner de son amour pour la paix, fit pu-
bliquement commander à Gonzalo Mexia et à Gomez Carrillo, amis
connus du comte deTrastamare et les plus illustres des réfugiés castil-
lans, qu'ils eussent à quitter immédiatement le royaume d'Aragon. En
effet, il les fit aussitôt partir pour la France; mais, tout en affectant de
les traiter avec rigueur, il les chargeait de négocier avec don Henri et
de lui offrir du service dans ses états [ï). Don Pèdre n'était point homme
à se payer d'une si mince satisfaction. 11 répliqua par un message plus
impérieux que le premier. Après avoir renouvelé ses plaintes avec plus
de hauteur que jamais, il écrivit au roi d'Aragon : a Cherchez main-
tenant un autre ami; j'ai cessé d'être le vôtre, et par mes mains j'a-
menderai le tort qu'avez fait à mon honneur (3). o Avant même que
cette lettre eût été rendue, les hostilités commençaient sur plusieurs
points à la fois.
Les possessions des rois d'Aragon en Espagne se composaient de
l'Aragon proprement dit, de la Catalogne et du royaume de Valence,
trois provinces distinctes par leur administration , par les mœurs et
même par la langue de leurs habitans , mais réunies sous le même
sceptre depuis assez long-temps pour constituer un état politiquement
homogène. Limitrophe de la Navarre, dos deux Castilles et du royaume
de Murcie , le territoire aragonais n'a pas de frontières nettement tra-
cées par 1^ nature. Sa plus grande étendue est du nord au sud, et l'on
sait que les hautes chaînes de montagnes dans la Péninsule s'élèvent
de l'ouest à l'est; telle est encore la direction des principales rivières
qui se jettent dans la Méditerranée. Trois grandes chaînes sensible-
ment parallèles entre elles s'avancent de la Castille en Aragon. Ce
sont, en commençant par le nord, la sierra de Moncayo , celle de Mo-
lina ou de l'Albarracin, enfin la sierra d'Albacete. On peut les com-
parer à autant de barrières perpendiculaires aux limites de l'Aragon et
(1) Ayala, p. 219. — ZuriU, t. II, p. 270 et suiv.
{%) Areh. gen, de Aragon. Instructions à Mosen Francesch de Perellôs ( probablement
le même que Tamiral de ce nom), envoyé du roi d'Aragon en France. Sans date, mais
Traisemblablement de la fin d'août 1356. Registre 1S9S Secreiorum, p. 38.
(3) ZuriU, t. II, p, 271. — Mémoires de Pierre lY, dans Carbonell, Chraniea d'Et--
panya, p. 183, yerso.
HISTOIRE DB DON PÉDRB. 41
de la Castille; mais, en-deçà et au-delà de ces barrières, il y a de larges
yallées qui ne sont séparées que par une ligne idéale. Ce sont de grandes
Yoies ouvertes aux Castillans et aux Aragonais pour la guerre et le
commerce. Au xiv« siècle, ces vastes débouchés étaient défendus du
côté de TAragon d'abord par Tarazona, ville située au nord des monta-
gnes de Moncayo, limitrophe à la fois de la Castille et de la Navarre;
au sud de ces montagnes, Calatayud et Daroca servaient de boulevard
au Bas-Aragon ; entre la chaîne de Molina et celle d'Albacete , le
royaume de Valence, presque entièrement ouvert aux incursions sur
une longue frontière, n'offrait guère de place importante que sa ca-
pitale et la forteresse de Murviedro. L'extrémité méridionale de ce
royaume, isolée par les montagnes d'Albacete, était gardée par trois
places considérées alors comme très fortes, Alicante, Orihuela et Guar-
damar. Au moment où la guerre éclata, elles étaient occupées par des
garnisons castillannes ou par les vassaux particuliers de l'mfant don
Fernand d'Aragon, dout elles étaient l'apanage.
Du côté de la Castille, une ligne semblable de villes fortifiées proté-
geait l'espace intermédiaire entre les trois chaînes de montagnes. Au
nord , Agreda , sur l'extrême frontière, s'élevait opposée à Tarazona.
Venaient ensuite, en descendant vers le sud, Almazan et Soria, placées
dans l'angle rentrant de la sierra de Moncayo; Medina-Celi et Molina
entre celte chaîne et les monts de l'Albarracin; Requena sur la limite
occidentale du royaume de Valence; enfin Murcie et les villes de l'In-
fant au sud de la sierra d'Albacete. Je n'indique de part et d'autre que
les principales places d'armes, celles qui pouvaient servir de base à de
grandes opérations militaires, et je néglige une foule de châteaux plus
ou moins bien fortifiés qui jalonnaient du nord au sud cette longue
frontière.
Chacune des villes de Castille que je viens de nommer avait ou une
garnison ou des milices assez nombreuses et assez exercées aux armes
pour faire des incursions dans leur voishiage. Diego de Padilla, avec
les chevaliers de Calatrava et la bannière de Murcie . entra dans le
royaume de Valence (1), où pénétraient en même temps de l'autre côté
des montagnes d'Albacete les milices de la Castille neuve sorties de
Requena. Au nord, Gutier Femandez, parti de Molina, marchait sur
Daroca et Calatayud (î). Sur leur passage ils mettaient tout à feu et à
sang. Les bandes castillannes, sans discipline, appelées tumultuaire-
ment aux armes par leurs seigneurs, ravageaient le territoire ennemi
avec cette animosité qu'on remarque presque toujours chez les habi-
tans des frontières contre leurs voisins étrangers. Surpris par cette
(1) n ravagea le territoire de Gastalla et de Homil, mais sans pouvoir prendre ces deux
TÎUes faute de machines. Gascaies, Hiêi. de Murda, p. lil.
(i) Il Tut repoussé et battu par le comte de Luna. Ayala, p. asi.
A2 RivuB Dn mwKi moÊmm^
brusque attaque, le roi d'Aragon se bâta de se mettre en défense. Son
premier soin fut de réparer les fortifications de Valence et d'y jeter une
garnison considérable; il appela sa noblesse aux armes, et demanda
même l'assistance de ses vassaux étrangers, du comte de Foix et de
l'infant Louis de Navarre. Bientôt des incurvons dévastatrices répondir
rent aux courses des Castillans. Sur toute la fronlîèpe, en ne voyaiit que
pillages et incendies. Malheur aux hameaux et aux villes sans murailkest
les guerriers du moyen-âge ne laissaient que des cendres sur leurs
traces.
n.
Les seigneurs castillans expulsés de l'Aragon, ou plutôt députés à
don Henri, le trouvèrent déjà aux gages du roi de France, près de quit-
ter Paris pour joindre la nombreuse armée qui peu de temps après
allait être détruite dans les plaines du Poitou. Les offres du roi d'Ara-
gon changèrent aussitôt les projets* du Comte, empressé de renoncer au
rôle de capitaine d'aventure pour devenir le chef des méconlens de la
Castille. Acceptant sans hésiter les conditions qu'on lui présentait, il
quitta la France et parut bientôt sur le théâtre de la guerre avec une
suite nombreuse de bannis qui s'étaient attachés à sa personne. Aux
termes du traité qu'il conclut à Pina avec Pierre IV, dès son entrée en
Aragon (i), il lui rendit hommage et s'engagea à le servir fidèlement
comme son seigneur naturel. En retour, il devait recevoir l'investiture
de tous les domaines appartenant aux infans d'Aragon actuellement au
service du roi de Castille, sauf la seigneurie d'Albarracin que Pierre IV
se réservait expressément. Outre ces possessions immenses, mais qu'il
fallait conquérir, don Henri obtint immédiatement plusieurs châteaux
dans les états du roi (2), ainsi que la plupart des terres confisquées par
ce prince sur sa belle-mère dona Léonor, toutefois avec cette clause re-
marquable, que, content ou mécontent (3), il fût toujours tenu d'y rece-
voir son nouveau suzerain le roi d'Aragon. A ces dons magnifiques fut
ajouté un traitement annuel de 130,000 sous barcelonais (4), sans
compter la sdde de 600 hommes d'armes et d'autant de génétaires (5)
(1) Zurita, t U, b. 27t et sui?. Selon cet auteur, le traité de Pina est du S nevembre
1356.
(3) En Catalogne, Hontbiancli, Tarrega, Vlllagrassa; en Aragon, Tamarit, Ricla, Epila;
dans le royaume de yalence,[GasteUon del Campo de Burriana et Villareal. Mémoires
dB FiêTTê iVé&an CarboneU, p. ISi. R parait que les habitans de Castelkm et de Villa-
real refusèrent leng-teiafs de reconaaitra don Henri pour leur seigneur, malgré les
ii^oDctions réitérées du roi d* Aragon. Arch, gên, de Ar», registre 1543, p. 36 et suiv.
(3) Pagado à irado,
(i) 68,S33 réaux^ un peu |4us de IT.MO francs.
(5) Cavalls armât s e eavalèëuWomds^ Les preum'élMMit bandé» stoier, leifecoadi
ava V ni des couvertures da cuir ou^de toile piquén^
JBifMiE HE ixni pènRE. 43
dont il auraîi le commandoment parUculier, à raison de sept sous par
Jour et par bomnie pevr les premiers et de cinq sous pour les seconds^
Pierre IV s'engageait encore à ne jamais conclure de paix ou de trêise
a^^ec le roi de Cas^lie sans le consentement du comte de Trastaraare.
ie ne dois point «oublier wa article du trailé de Pina iqui indique assez
dairement de quelles «rmesles nouveaux aUiés comptaient laire usage.
fl ^ipalait que, si 'don Fadriqvie passait au service du roi d'Aragon et
M faisait tiommage, il aurait rinmestiture de tous les lûens apparte-
nant à l'ordre de Saint-Jacques et dépendant de cette couronne (i). H
est iR];i09stt>le de savoir si c^te elanse M introduite avec le consente*
meïA on à l'insu de don Fadrique, mais il y a grande apparence que
les rélflTtions «ntre les deux frères n'avaient jamais été complètement
interrompues. Quoi qu'il en soit^ si cet article vint à ta connaissance de
don Pèdre, il dut accrottre sa méfiance et «es soupçons contre le maître
de Saint-lacques qu'il crut d'intelligence avec ses ennemis.
Tandis que Pierre lY attirait à son service les émigrés castillans, la
fidélité de ses sujets était mise à l'épreuve. Vers la fin de i356, don
Pèdre envoya dans le royaume de Valence l'infant don Femand qui
venait de se dénaturer, c'est-à-dire de renoncer solennellement à
l'hommage qu'il devatt au roi d'Aragon comme à son seigneur natu-
rel (S). Don Pèdre espérait que l'infant allait rallier les restes des con*
ferrés de TUnion. Mais les temps étaient bien changés; nul vestige
de ces passions si violentes qui avaient agité le pays neuf années aupa-
ravant. L'infant était oublié ainsi que l'Union. Pas une seule ville ne se
déclara pour lui, pas un chevalier ne joignit sa bannière à la sienne.
Après quelques escarmouches insignifiantes, il fut obligé de se replier
honteusement sur Hurcie devant les troupes conduites par don Pèdre
d'Ëxerica et le comte de Dénia. Il ^mblait n'être entré dans le royaume
de Valence que pour faire éclater la 'fidélité du peuple qu'il prétendait
corrompre. Alicaate, la plus forte de see places, chassa la garnison
(1) J*ai rappiurté daprèt.ZarUa le traité de .Pina. Je n'ai putrouTer Forigiiial dans les
archives d'Aragon , mais seulement une convention nouvelle rappelant celle de Pina et
datée deSaragosse/SO'janvier 195T. D'après un 'troisième traité daté de Saragosse, 30 août
1357, la solde Hes' hommes d'armes est portée à S sons, et celle des génétaires à 6 sous.
En tampt deipeix, le comte de TraitaiDare pourra conserver 400 hommes d^armes aux
gages du roi, à raison de 3 souAet demi. Le roi d'Aragon ^<iute<que, dans le cas où sou
trésorier refuserait de payer au Comte les subsides promis, il s'engage à les acquitter
sur sa cassette particulière, quinze jours après la première sommation. On doit remarquer
que, dans ce dernier traité de Saragosse, il n*est point question de don Fadrique ni des
ttens appartenant aux infans d*Aragan et donnés au comte de TrastanMre. U est à croire
qu'à cette époque (août 1357) le roi traitait secrètement avec ces princes. Arch* gen. de
Araganf parchemins. Segona Caixa, no 20. En 1356, don Henri n'avait pu encore rassem-
bler le nombre d'hommes stipulé. H n'avait, suivant les itTemotre» é9 Pierre IV, que
300 hommes dNrrmes et autant île génétaires. Garbonell; p. tSi.
(2) Gascales, Bi$t. de Mureia, p. iSl.
U nruB Dn dbux Moron.
castillannequiroccupait depuis la cession faite par Tinfant à don Pèdre;
aussitôt les Aragonais s'empressèrent d*en augmenter les fortifications
et de la mettre à l'abri de toute insulte (!].
La guerre, qui jusqu'alors n'avait été qu'une suite de rapides incur-
sions ou plutôt de pillages, semblait devoir prendre une face nouvelle
au commencement de l'année 1357. De part et d'autre on avait em-
ployé l'hiver à de grands préparatifs. Don Pèdre, pour se procurer de
l'argent, avait eu recours aux négocians de Séville, qui lui firent des
avances considérables. 11 ne craignit point, pour augmenter ses res-
sources, de s'emparer des riches ornemens qui décoraient les tombeaux
de saint Ferdinand , de la reine Beatriz et de leur fils don Alphonse X (2).
Ces objets, beaucoup plus précieux par le traviail que par la matière,
disparurent dès-lors sans que le clergé osât y mettre obstacle; le roi
publiait qu'il ne fallait pas laisser tant de richesses exposées à la cupi-
dité des voleurs dans un lieu mal gardé. Tel fut le prétexte frivole de
ce sacrilège que les arts déplorent aujourd'hui.
Vers la même époque, c'est-à-dire dans les premiers jours de jan-
vier 1357, la reine Marie, mère de don Pèdre, mourut à Evora après
une courte maladie. On a vu qu'elle avait quitté la Castille peu après la
prise de Toro et qu'elle s'était réfugiée en Portugal. Elle y vécut quel-
que temps, en apparence étrangère à toute intrigue politique, plus oc-
cupée, conime il semble, de donner un successeur à Martin Telbo qu'à
disputer le pouvoir à son fils. Suivant le bruit public, le poison abrégea
ses jours (3). Des écrivains modernes ont accusé don Pèdre d'avoir puni
par un parricide la partialité que la reine avait montrée pour la cause
des ligueurs. Je crois inutile de le justifier d'une accusation qui ne re-
pose sur aucun fondement et que ne confirme nul témoignage con-
temporain. La reine Marie était trop universellement méprisée pour
rallier aucune des factions qui divisaient la Castille. On la savait inca-
pable de jouer un rôle politique; le hasard seul avait mis un instant
entre ses mains les destinées du royaume, lorsque pendant l'absence
de son fils elle livra Toro aux confédérés. Il faut, de parti pris, attrir-
buer à don Pèdre les actions les plus atroces pour lui imputer jusqu'à
des crimes complètement inutiles. Si la mort de la reine Marie ne fut
pas naturelle, l'opinion des plus graves auteurs contemporains en fait
retomber la responsabilité sur le roi de Portugal son père, irrité, dit-
on, du scandale de ses nouvelles amours. Ayala, en rapportant le fait
comme accrédité de son temps., n'exprime ni pitié pour la victime, ni
blâme pour son bourreau. Roi et père, Alphonse de Portugal, en ven-
(1) Zurita, t. U, p. 275. — Cascales, Hist de Mureia, p. 122.
(2) Zuniga, An, eceL^ U, 142. Voir à rappeodice la description des tombeaux.
(3) Ayala, p. 226.
HISTOm DB DON PiDRB. 45
géant l'homieur de sa maison, usait d'un droit, et, dans les idées du
moyen-âge, remplissait presque un devoir (1).
L'hiver durait encore quand don Pèdre quitta Séville pour aller
prendre à Holina le commandement des troupes qu'il y rassemblait
de toutes parts. Hais, avant de mettre le pied sur le territoire ennemi,
une nouvelle défection vint le surprendre et Talarmer au milieu de
ses projets de conquête. Pendant son séjour à Séville, le roi avait paru
louché de la rare beauté de dona Aldonzà, fille du fameux Alooso
Gbronel, et femme de don Alvar Ferez de Gnzman. Les attentions d'un
roi de vingt-trois ans, déjà connu par l'emportement de ses passions,
devaient eilhiyer le mari de dona Aldonza. Elles n'avaient pas moins
causé d'inquiétude aux parens de Marie de Padilla, et j*ai rapporté qu'on
avait attribué leurs conseils belliqueux au désir d'éloigner le roi de
Séville. La guerre déclarée, don Alvar reçut l'ordre de partir pour la
frontière d'Aragon avec son beau-frère, don Juan de La Cerda; il
devait commander un petit corps de troupes cantonné à Seron. Là,
des bruits alarmans pour son honneur vinrent le remplir d'indigna-
tion et de désespoir. Persuadés que le roi voulait profiter de leur ab-
^nce pour leur faire le plus sanglant outrage, les deux beaux-frères
quittèrent précipitamment le poste qui leur était confié. Don Alvar,
ayant mandé sa femme auprès de lui, passa la frontière et offrit ses
^rvices à l'Aragonais, tandis que don Juan de La Cerda, plus hardi, se
jeta dans le château de Gibraleon, dont il avait reçu l'investiture par
le traité secret conclu à Toro entre les ligueurs et le roi prisonnier.
Maître de cette forteresse, héritier des biens et des cliens d'Alonso Co-
ronel , il se flattait de faire une puissante diversion et même d'exciter
la guerre civile au sein de l'Andalousie (â). A la nouvelle de ces mouve-
mens, le roi hésita quelque temps sur le parti qu'il devait prendre. Un
moment, il fut sur le point de retourner à Séville, mais bientôt, mieux
4nstruit des dispositions manifestées par les riches-hommes et les com-
munes au bruit de cette levée de bouchers, il se détermina à pousser
sa pointe et à pénétrer en Aragon.
m.
Cependant le cardinal Guillaume, accouru sur le théâtre de la guerre
avec la mission d'interposer l'autorité du saint-siége entre les deux
princes rivaux, avait profité de la première impression produite sur
don Pèdre par la rébellion de La Cerda pour en obtenir une trêve de
quinze jours. Elle avait été signée à Deza, et le cardinal employait ce
<1) AjalA, loc. du — Apologia M rty dan P$dro, p. 180.
<^ Ayala, tti, i34.
^ RIFIJB D» DWX
délai en négodatioûs, s'oflbaiit commt arbitre aax deux rois, et le& o»-
jurant de remettre leur querelle à U décision du saint«-père. La trêve
n'était pas encore expirée que don Pëdre, rassuré sur k situation de
l'Andalousie, franchit brusquement la frontière et se porta sur Tara--
zona, Yille riche à cette époque, mais médiocrement fortifiée. Dès
qu'il en eut reconnu Teneeinte, il fit donner l'assaut au quartier maure,
où les murailles étaient moins élevées > par les cberaliers de Sainfr^
Jacques, sous les ordres de leur mattre don Fadrique. Après un oombal
assez court, quoique sanglant, ils pénétrèrent dans la ville» liais une
partie de la garnison parvint à se réfugier dans un autre quartier
nommé l'Azuda, qui, entouré d'im rempart, formait comme une ville
distincte, car l'Azuda avait son seigneur féodal, GciiUauiiie de Lorriz,
conseiller du roi d'Aragon et gouverneur de Valence. U était absent ^i
ce moment, et sa femme, tremblante dans son donjon, n'avait ni
l'énergie ni le pouvoir nécessaire pour prolonger la résistance. La nuit
avait interrompu l'attaque. Dès le lendemain, les assiégés de l'Azuda
se rendirent par une caipitulation qui mérite d'être rapportée, car elle
montre ce qu'était à cette époque le droit de la guerre. 11 fut convenu
que tous les babitans de Tarazona sortiraient de la ville avec ieurê
corps et ce qu'ils pourraient emporter siur leurs épaules, le vainqueur
leur accordant un sauf-cooduit et une escorte pour les conduire à Tu-
delà en Navarre, éloignée de quatre heoes. Les maisons et tous les im-
meubles devaient appartenir au roi de CastiUe (4). Ainsi, au xi\* siècle,
en Espagne, la guerre se taisait entre chrétiens comme à l'époque de
l'expulsion des Arabes, ou comme en Italie aux premiers temps de
Rome. On chassait les babitans de leurs demeures et la terre était pai^
tagée entre les soldats de l'armée victorieuse, à la charge de la cultiver
et de la défendre.
Mattre de Tarazona, don Pèdre assiégea et prit rapidement plusieurs
petites places du voisinage» Dans le château de LosFayos, il se retrouva
en présence de ce Martin Atiarca, épargné par lui À la prise de Toro;
mais il ne fallait pas implorer deux fois sa olémence, et Abaroa fut
aussitôt mis à mort. Les succès du roi et le partage du territoire de
Tarazona excitèrent un vif enthousiasme en Castille; toute la noblesse,
vassaux fidèles ou ligueurs repentans, accouraient sous la bannière
royale. L'infant don Juan d'Aragon et don Fernand de Castro, mortel-
lement brouillés avec les bâtards, amenèrent de nombreux renforts.
Don Tello lui-même, se déterminant enfin à quitter la Biscaïe, arrivait
au camp du roi avec ses vassaux et beaucoup d'infanterie légère. Des
étrangers venaient offrir leurs services. Le sire d'Albrel, apprenant que
(1) Cfr. Ayalfty p. 237. — Zurita, t. U, p. 279. — Le roi d*Aragon, dans ses mémoires,
accuse le gouverneur de Ttraiooa» Migueàde Gunroa, d'avoir liv«é Uf>l«e aiu Castillans
par grand' malice. Carbonell, p. 1S5.
48 RBYIJB BE8 DEUX MONDES.
que sa méfiance lui montrât à Tintérieur de son royaume des dangers
dont il a^ait seul le secret, il parut accepter cette fois avec plaisir la
médiation du saintrsiége, et à l'exemple du roi d'Aragon s'empressa
de nommer des plénipotentiaires pour traiter de la paix. Une ville neu-
tre, Tudela en Navarre, fut désignée pour les conférences que devait
présider le cardinal-légat. La Castille était représentée par Juan de
Hinestrosa, Juan de Benavides et Inigo Lopez de Orozco; l'Aragon par
Bernai de Cabrera, Pedro de Exerica et Alvar Garcia d'Albornoz (i).
Ce dernier^ sujet castillan, avait été choisi sans doute pour soutenir les
intérêts du comte de Trastamare et des autres bannis. Le 10 mars 1357,
on se réunit en plein air, suivant un ancien usage espagnol, sous un
orme, hors des portes de Tudela (2). Le cardinal, qui voulait surtout
éviter l'effusion du sang, insista pour qu'une trêve fût établie entre les
deux puissances belligérantes, d'une assez longue durée pour per-
mettre de résoudre par des négociations les nombreuses difficultés
qu'il prévoyait. Il faut se rappeler que chacun des deux rois avait des
^liés compromis dans sa querelle, vassaux puissans dont.il s'était en-'
gagé à soutenir les prétentions particulières. Le roi d'Aragon était lié
envers don Henri par les conventions de Pina et de Saragosse qui lui
interdisaient de traiter sans son consentement avec le roi de Castille;
en revanche, ce dernier devait prendre en considération les intérêts de
la reine douairière d'Aragon, sa tante, des deux infans ses cousins,
enfin des bannis aragonais qui s'étaient placés sous sa protection.
Après quelques débats, il fut stipulé que le roi de Castille lèverait le
séquestre mis sur les biens de don Henri et de ses adhérons, et qu'il
accorderait une amnistie à tous les émigrés ses sujets, excepté ceux
qui sous le règne précédent auraient encouru sentence de haute tra-
hison. De son côté, le roi d'Aragon devait rendre à sa belle-mère dona
Léonor, aux enfans de cette princesse et à leurs partisans les domaines
dont il s'était emparé, enfin publier une amnistie sous des réserves
analogues aux précédentes. Les deux rois, chacun dans ses contestations
avec les membres de sa famille, devaient recourir à l'arbitrage du légat.
Oh convint pareillement que dans le délai d'un mois le légat rece-
vrait, à titre de dépôt, les villes dont les rois de Castille et d'Aragon se
disputaient la possession, c'est-ànlire d'un côté Tarazona, de l'autre
AUcante et quelques châteaux sur la frontière de Murcie. Les pléni^io-
tentiares, depuis le jour de la signature du traité jusqu'à Noël, devaient
produire les titres de leurs maîtres et faire valoir leurs droits. Passé ce
terme, et faute d'accord amiable entre eux, au légat appartenait de
prononcer en dernier ressort. On lui accordait un nouveau délai de six
(1) Zurita, t. H, p. «80.
(i) C'est encore aujourd'hui en plein air, sous un peuplier, qu'a lieu la réunion des
députés de la confédération basque, à Guernica.
HKTOIM DB DOH PÂDRE. W
mois pour préparer sa sentence. Son jugement rendu, si les deux rois
oe le ratifiaient point, les hostilités ne pouvaient cependant être re-
prises qu'au bout d'un an. Ainsi, la trêve devait durer deux années et
quelques mois de plus. A ces articles furent ajoutées des clauses pénales
contre les infractions; c'étaient d'abord l'excommunication et l'interdit,
|Niis uDe amende de cent mille marcs d'argent, dont moitié pour la cour
apostolique et moitié pour la partie qui demeurerait ûdèle aux conveu-
tiûoscHlessus (1).
Malgré l'égalité apparente de ces stipulations, la trêve était en réalité
audésaTantage du roi de CastiUe, qu'elle obligeait de s'arrêter au mi-
lieu de ses succès, à la tête d'une armée nombreuse, et déjà établi en
force sur le pays ennemi. En outre, il n'avait nullement le désir de
se réconcilier avec son frère, tandis que le roi d'Aragon, ainsi qu'on l'a
dit plus haut, en traitant avec les infans, continuait publiquement des
négodatioDs commencées en secret pour le même résultat. Sans désa-
vouer ses plénipotentiaires, don Pëdre ne voulut pas ratifler les con-
ireotions signées par eux. Quant à Tarazona, il prétendait qu'elle devait
loi appartenir à titre de conquête, et qu'il n'y avait aucune parité entre
ses droits sur cette place et ceux que le roi d'Aragon alléguait sur Ali-
cante. Par une subtilité digne du temps, il soutenait que Tarazona,^
attaquée il est vrai pendant la trêve précédente de quinze jours, avait
été prise cependant après l'expiration de cette même trêve et dès-lors
légitimement gagnée (2). Au reste, pour prouyer ses intentions irrévo-
cables à ce sujet, il nomma Juan de Hinestrosa gouverneur de la ville,
et le chargea d'y établir une espèce de colonie militaire. Le territoire
etles maisons de Tarazona furent partagés à trois cents gentilshommes
castillans (3).
Cooune on peut le penser, le légat se plaignit vivement de ce man-
que de foi. Après trois mois de réclamations inutiles, ayant épuisé les
menaces et les prières, il lança contre don Pèdre une sentence d'ex-
communication, et mit l'interdit sur son royaume (4). Mais don Pèdre
élait aguerri contre les foudres dU saint-siége; il se sentait fort, et ses
^jets avaient appris à craindre sa colère plus que les censures aposto-
liques. De fait, aucun symptAme alarmant pour son autorité ne suivit
la sentence du légat. La convention de Tudela ne fut exécutée qu'en un
^^ point; les hostilités demeurèrent suspendues.
^ le roi d'Aragon profitait de cet instant de relâche pour susciter
de nouveaux ennemis à don Pèdre et pour recruter des auxiliaires
il) Àrckho gen, de Aragon, reg. 1894 Paeium et Tréugarum^ p. 1 et suiv.
(^' A}«lt, p. ass. — Cascales, Hiêt. de Mur,, p. 123.
ffi AytU^ p. 438. '
(*) ire*, gin, de Aragon, reg. lS9i Pae, 0f Dreug., p. 14. — La sentence d*excom-
"**»«»iion eit datée de TttdcU, W juin 1357.
ÎOMK Ml. 4
josque dans sob camp. Depuis plusieurs mois, Pierre IV avait entamé
une correspioiMtoiiee secrète a^ec l'infaot d* Aragon son frère, et ce
prîBoe, toujours mobile et inconetani, s'était laissé gagner à ses pronse»*
sas. Au mois de déeembre 1357, don fîernmd parut tout à oeop dans le
royaume de Valence, et, après s'être dénaturé setenneUement foat la
seconde fois, par ime de ces comédies si fréquentes alors (i), il remit à
rAragonais Orihuela et les autres diàieaimi qu'il possédait dans cette
province, et pour lesquels il avait déjà fait hommage au roi de Gastille.
NonuBé aussitôt procurateur-général du royaume, il arma ses vassaux
«agornis et y jcngnit une troupe asseï nombveuse de Castillans atta-<
diésà sa pawnne. Par un Irmté de paâ et de réconciliatio» qui fut
signé à la Canada del Pomelo, le 7 décembre 1357, Pierre IV s'crtiligea
de lui rendre tous ses domaines, de solder les Castillans qu'il pourrait
attirer à son service, enfin, de ne faire ni paîoc ni trêve avec don Pèdre
s«Ds son assentiment (2). Cette dernière condition, deveoast, comme on
le voit, une formule banale de tous les traités concliis avec les trans-^
fuges. Pour Tintant don Juan, brouillé dq^uis long-tenq>s avec son
frère, ennemi des bâtards à cause de ses prétentions sur la seigneurie
de Biscaïe, il demeura auprès de don Pèdre, traité en apparence avec la
même faveur, mais, en réalité, objet de naéfianoe et d'ai«rsion pour
tous les partis.
Vers le même temps, la comtesse de Trastamare, retenue prisonnière
depuis plus d'une année à la Àuite de la prise de Toro, parvint à s'échap-
per et à gagner l'Aragon. Gomez Carrillo, majordome de don Henri,
peu après la proclamation de la trêve de Tudela, avait adressé au roi de
CastiUe des offres de soumission qui furent acceptées. Il revint à la
cour, fut bien accueilli, et obtint même l'investiture de la ville de Ta-
mariz, pour laquelle il se reconnut homme-lige du roi. Mais sa défec-
tion était feinte et n'avait d'autre but que de le rapprocher de la com-
tesse de Trastamare. Pendant qu'il affectait le plus grand xèle pour son
nouveau maître, il préparaît dans un pn^nd secret fat fuite de la
captive, qu'il avait trouvé moy» d'instruire de ses réritables inton*
tiens. Dès qu'une occasion favorable se présenta, il disparut avec la
Comtesse, enlevant ainsi «u rot le plus important de ses otages et le plus
compromis depuis l'aflianGe déclarée entre don Henri et Pierre IV (3).
V.
Le récit des événemens qui suivirent l'expédition de don Pèdre en
Aragon ne m'a pas permis de rapporter à leur date ceux qui se pas--
(1) ZuriU, p. 284 et suiv. — Hist, de Mureia, H4. — Garbonell, p. tS5.
(S) Âreh, gén. de ÀrauoM^ outçigrQfoê. Sêgona Caixu.
(3) Ayala, p. 232.
«aient em Mrfme temps en Andalotitie. Nous «tous laissé *oette {irovince
«l^tée par l'iMurrodioii de J«an de La Genla« Le roi avait bien jngé
la sîtuatioD d« pays en Taiiandoimani à ses propnes forces contre la
lerée ée boiicHers tentée par oe ciMrf andacîeax. Apnès quel^fo^ ra^
vagesexeroés dans les emironsdeGilindeon.sa |]Sace d'amies, La Gerda
livra bataîHe aux milices de Sévitte, sototmms fst les hommes d'annes
de Ferez ik>Bce, seigoewr deSlacheaa, du ێmis OH de BoccaRiegra,
amiral <de CasiQie, et de t^oelques rkiies^hoimnes andalows. Les re^
beUts fnrmt taillés en pitoss, lear «iief ftit «eniirit prieeiiiner à Se-
ville et enfermé <lans h tour del ^rov fita anneiiçant cette victoire à
don Pëdre, on lui mandait de faire comnaltre ses ialentians à l'égard du
capiîf^ La repense ne se fit pas attendre. Un arbalétrier de la farde
partit sur-le-champ de Tarazona peur Sévitte mm> «rdne de se Ime li-
vr^ Joasi de La Cerda et de le mettre à mort. iVesque <en même lernp»,
la femme de ce seigneur, dona Maria Coronel, je>cme dame aussi cé-
lèbre par sa vertu que par sa rare beauté, accourait de Séville au caflfip
du roi, et se jetait à ses pieds demandant la graoe du coupable. Tou-
ché de ses larmes, den j^re lui accorda des lettres de pardon, incer-
tain toutefois si eUes pourraient Ini servir. En effet, quelqoe diligence ,
que fît rtnforiunée, elle n'arriva à Sévitte que huit jours après l'eié-
cution de son mari (1). On accusa le roi ée n'avoir accordé la grâce du
rebelle que parce qu'il savait qu'Ole ne pouvaH être connue À Séville
assez à temps pour prévenir sa mort A mon sentiment, cette supposi-
tion est inj«sle. La condamnation de Juan de La Gerda était rigourense
peut^tre, mais assurémenl légale. Pris^ les armes 4 la main et rebelle
pour la seconde fois, pouvait^il espérer son pardon d'un prince cpii l'a-
vait comblé de ses bienfaits? Il n'avait pas même, ponr excuser sa ré-
volte, le prételte de la jalousie qui avait déterminé ladéfootîon de don
Alvar de Guzman, son bean-flrëre. L'arrêt de mort expédié, te roi vit à
ses g^ionx la malheureuse dona Maria, et n'eut pas le courage de ré-
sister à ses sfipplieaitioBS. Bès^lors, les deux ordres contradictoires étant
donnés presque en même temps, le sort dn priscmnier ne dépendait
plus que d'une espèce de basaûtd, et le roi ne pouvait retirer le peu
d'heures d'avance qu'avait son arbalétrier sur doiia Maria Gonmd. An
moms quelques Jours d'ospoir tenant aoeordés à la suppliante, et il est
eouverainement injuste de<<dnnger en un raffinement de cruauté ce
<ini ne fiit sans doute qu'un mouvement généreux de compassion et de
clém^Qce. Veuve à viufgt ans, dona Maria se retira dans le couvent de
Sainte-Oaire à Séville, où elle fit profession. Elle n'en sortit qu'en 1374
pour fonder le monaslère de Sainte-hiès dans là même vfRe, et c'est là
qu'elle mourut vénérée comme une sainte.
(1) A]nU, 9.
52 nruB un dkux moicdu.
La tradition populaire en Espagne, et surtout en Andalousie, a con-
servé le nom de Maria Coronel, et l'associe dans maint récit tragique à
celui de don Pèdre. Par une de ces confusions si fréquentes dans les
légendes héroïques, qui, transmises de bouche en bouche, s'embellissent
sans cesse par des additions romanesques, l'amour du roi pour Aldonza
Coronel, femme d'Alvar Ferez de Guzman, a été transporté à sa sœur,
dona Maria, yeuve de don Juan de La Cerda. Suivant une légende, qui est
devenue de l'histoire pour les habitons de Séville, dona Maria, chaste
autant que belle, repousse toujours avec indignation les hommages de
don Pèdre. C'est en vain qu'elle oppose les grilles du couvent de Sainte-
Claire, comme un rempart, à la passion impétueuse du tyran. Avertie
que ses satellites se disposent à l'arracher du saint lieu, elle fait creuser
à la hâte, dans le jardin du monastère, une large fosse, dans laquelle
elle se couche, et que par son ordre on recouvre de branchages et de
terre. Mais cette terre fraîchement remuée la trahirait sans doute,
quand un miracle survient fort à propos. A peine est-elle descendue
dans cette espèce de tombeau, que la fosse se couvre d'herbes et de
fleurs, et rien ne la distingue plus du gazon d'alentour. Cependant
l'amour du roi s'irrite par les obstacles. Il soupçonne que la belle
veuve a trompé la vigilance de ses ministres; il vient lui-même au
couvent de Sainte-Claire pour l'enlever. Cette fois, ce n'est plus un mi-
racle, mais un stratagème héroïque qui sauve la noble matrone. Dé-
testant cette fatale beauté, qui l'expose à d*indignes'outrages, elle saisit
d'une main assurée im vase rempli d'huile bouillante, et le verse sur
son visage et sur sa gorge; puis, couverte d'horribles brûlures, elle se
présente au roi, et le fait fuir épouvanté en lui déclarant qu'elle est at-
teinte de la lèpre. « Sur son corps miraculeusement conservé, dit Zu-
niga, on voit encore les traces du liquide brûlant, et l'on peut à bon
droit le tenir pour un corps saint (i). » J'ai rapporté longuement cette
légende, inconnue aux auteurs contemporains, pour donner une idée
des transformations que l'histoire de don Pèdre a subies par la tra*
dition, et des couleurs poétiques que lui a données la vive imagination
du peuple espagnol. Après le récit merveilleux, vient la simple vérité
de l'histoire.
Aussitôt après la conclusion de la trêve avec l'Aragonais, don Pèdre
revint à Séville pour presser la construction et l'armement d'une puis-
sante flotte. Les insultes des corsaires catalans lui avaient fait amère-
ment sentir l'infériorité de sa marine, et son esprit, toujours séduit par
(t) Zuniga, Analêi de Switta, tome H, p. 148. Le peaple raconte que Marie Coro-
nel, poursuivie par don Pèdre dans le faubourg de Triana, se plongea la tète dans une
poêle où une Bohémienne faisait frire des beignets. On m*a montré la maison devant la-
quelle avait eu lieu Vévénement, et, comme preuve irrécusable, on m*a fait remarquer
que cette maison est encore habitée par des Bohémiens, qui font la cuisine en pleine rue.
mSTOUIB DK DON PiDBE. 53
les projets audacieux et gigantesques, aspirait à la gloire de vaincre
son ennemi sur un élément où jusqu'alors il dominait sans rival. 11 se
proposait de porter la guerre au centre même des provinces arago-
naises, d'assiéger leur capitale aussitôt qu'il lui serait permis de re-
prendre les hostilités. En même temps il essayait d'entraîner le prince
Louis de Navarre dans une coalition contre Pierre lY, lui promettant
en retour de défier le roi de France, son ennemi, et d'aller porter la
guerre au-delà des Pyrénées (1): Au milieu de ces préparatifs et de ces
négociations, c'est-à-dire au corhmencement de l'année id58, do&a
Aldonza Coronel vintàSéville pour solliciter, comme sa sœur, la grâce
de son mari, Alvar de Guzman, réfugié en Aragon (^. D'abord elle de-
meura auprès de dona Maria dans le couvent de Sainte-Glaire, et quel-
que temps parut insensible aux marques d'amour que lui donnait don
Pèdre. Vaincue à la fin, elle quitta volontairement le monastère, et ac-
cepta un logis préparé pour elle par le roi dans la tour del Oro, située
an bord du Guadalquivir. Là elle eut bientôt une maison royale, une
espèce de garde; chevaliers, écuyers pour la défendre au besoin; en
un mot elle devint à tous les yeux la maîtresse préférée du roi de Cas-
tille. Ayala rapporte que don Pèdre, toujours excessif dans ses>mours,
avait commandé à l'alguacil-mayor de Séville d'obéir, comme à lui-
même, aux ordres donnés pendant son absence par dona Aldonza,
et transmis par les chevaliers commis à sa garde; car, suivant toute
apparence, la favorite était invisible comme une sultane de l'Orient.
Cependant Marie de Padilla occupait toujours dans la même ville l'Al-
cazar ou le château royal; elle avait sa maison de reine, sa cour, sa
garde de chevaliers. Imitateur du despotisme des princes musulmans,
don Pèdre tenait peut-être à honneur d'avoir, comme eux, plusieurs
femmes rivales de puissance et de faste. Tandis que l'ancienne et la
nouvelle maltresse, chacune dans son château fort, semblaient se dé-
fier, les fréquentes absences du roi, que son goût pour la chasse éloi-
gnait de Séville souvent pour plusieurs jours, pouvaient donner lien à
de graves conflits entre ces femmes jalouses qui partageaient la cour
en deux camps ennemis.
Pendant une de ces absences du roi, Juan de Hinestrosa vint à Sé-
ville, de retour d'une mission en Portugal, apportant la promesse d'Al-
phonse IV de coopérer par l'envoi d'une escadre à l'expédition qui se
préparait contre l'Aragon. Don Pèdre, qui chassait aux environs de
(1) Le roi de NaTarre était alors prisonnier du roi de France. Le prince Louis , régent
de Navarre, était en même temps sollicité par le roi d'Aragon, et faisait des deux côtés
des promesses qu'il n*a?ait nullement Fintention de tenir. Zurita, t. H, p. i89, SSi. Car-
boneU, p. 185.
(2) Que penser de la jalousie de don AWar, qui envoyait sa femme solliciter à Séville
le roi amoureux d'elle?
54 ttiKwfis DV6 dutx aoifim.
Carmona, venait de mander auprès de hri doua AldOfnsa. Cette marqoè
de préférence fui aussitôt interprétée comme le signal ide la empiète
disgrâce de Marie dePadilia. Hinestrosa son «oncle, considéré oontme te
chef de f a famille, était haï par une partie de la <coiir. <}oiifi»s dans It
fayeur éclatante d' AMonza GÔronel, les ennemis des ^dtifla crurent sans
doute prévenir les secrets desseins du prinoe «n portant un premier
coup au mmistre, parent de 'la maîtresse délaissée. Le goiiverDein*4e
la tour del Oro, sans «doute à TiindKgaliioti'd'Aldonsa, complice peul^
être ou instrument d'fme intrigue de cour, montra le blanc seing di
roi à ralguacfl^mayor et le somma de faire arrêter jkmiie ffinestrosa.
Sur-le-champ Tordre fut «xécuté, et le même jour Mego de Padilla (M
également jeté en pdson. A la facilité avec lacfueRe ces deux hommes,
naguère si puissans, tombaient du faite des grandeurs dans on cachot^
sans qu'une reix s'élevât pour les défendre, à Tobéissance ff^engle que
trouvaieirt les ordres les plus extraordinaires donnés au nom d« roi, on
reconnaît combien les Padilla étaient détestés, et surtout combien don
Pèdre était absolu et redouté dans ses états, où deux ans auparavant fl
ne trouvait que des rebelles. Mais, si Hatne de PadiHa ne pouvait prévenir
les infidélités de son amant , on vit bientôt que «eule elle avait sa con-
fiance, et qu'il était dangereux de provoquer cette reine indulgente*
Instruit par elle de Tarre^tion de Juan de Hinestrosa et de son ne-
veu, le roi fit éclater son indignation. 11 s'empressa de retourner a
SéviUe auprès de Marie de Padilla et s'efforça de rassurer ses parens
par de nouvelles faveurs. Quant à dona Aldon^a, brusquement aban*»^
donnée à Carmona , elle fut bientôt obligée d'aller <;acber sa honte
dans le couvent de Sainte-Claire, où sa vie s'acbet^a, dit^on, dans le Te*
pentir. 'Il ne parait pas que l'alguadl-mayor ait ressenti quelque effet
de la colère du roi. 11 n'était coupable que par l'excès^ son obéissance,
et c'est une faute que les despotes pardonnent facilement (i).
XI.
VENGEANCES DE DON PÈDRE. — iSKS.
I.
A la haine implacable que don Pèdre renfermait dans son cœur contre
les riches-hommes qui avaient joué un rôle dans la ligue, se joignaient
(1) Ayala» !p. a84. Quelque étrange que puisse {Mvaitre cette aneedote, jem'ai point hé-
sité à la rapporter sur rautorité d'Ayala, qui fut peutr-ètre témoin de «eette intrigue de
palais. En effet, il était probablement alors à SéviUe, d*où nous le lœrroos bientôt ipartir
avec la flotte du roi. Il est remarquable que Zuhiga ait gardé le silence sur «âtfévénement»
après avoir donné iplaae aux «contes pqpiulaireB sur lifâria GaroneL ^..iliiiil. jài94S»v4Ua,
année 1358.
iK mm piDm. 55^
des soupçons ÎDoessans cmtre tout ee qui rentoarût, méfiance excu-
sable, trop bieB joslifiée peut-^ètre après ime si triste épreuve de Tin-*
coDstance de ses su^ts. Le traité coocfai à Piaa entre le roi d*Ârag«»n et
don Benri, sortont la clause (|ui prévoyait clmipposatt en quelque sorte
k trahison de don Fadrîque^ n'avaient pu lui d^neurer long-temps m-
oonmis. D'im autre c6té, la récente défection de Tinfant don Fernande
oe&e de Gemes Carrillo, la rébellion de don Juan de La Cerda et d'Alvar
de Guzman^luî semMaîentai^ntde preuves d'une immense conjura-
tien ourdie contre son autorité et sa vie même par des ennemis que ses
bienfaits n'avaient pu séduire ni ses rigueurs intimider. Un instant,
dans la dernière campagne d'Aragon , û avait vu réunis autour de sa
bannière don Fadrique, don Tello et l'infaml don Juan. On dit que dë»-
lors il avait conçu le projet de les faire périr tous les trois (1); mrâ le
voisinage de l'armée aragonaise, et le grand nombre de vassaux dé*
voués que les jeunes princes menaient à leur suite, l'avaient obligé
d'aijourner l'exécution de ses desseins sinistres. Cependant ces hommes
qu'il abhorrait venaient de faire preuve de sèle à son service. Don Fa-
drique s'était signalé à l'assaut de Tarazona; mais en présence des cbe-»
valiers de son ordre, placé entre la crainte de passer pour un lâche
et la nécessité de se montrer soldat fidèle, il n'avait pu se dispenser de
combattre, et sa bravoure ne paraissait qu'un calcul pour préparer sa
désertion. Bon Tello avait amené de puissans renforts à l'armée castil-
lanne; mais à son afEectation de ne paraître qu'entouré de ses fidèles Bis-
caïens, à la défiance injurieuse qu'il ne prenait pas la peine de cacher,
le roi croyait surprendre l'aveu de projets coupables, et attribuait son
arrivée sur le théâtre de la guerre plutôt au désir d'épis une occasion
poor le trahir qu'à un dévouement âncère pom^ sa personne. D'ail-
leurs, don Tello n'avaiMl pas fait assassiner tout récemment Juan de
Avendano, émissaire secret de don Pèdre en Biscaïe? N'avait-il pas,
ainsi que don Fadrique, conseillé de rendre Tarazona au roi d'Aragon?
Gomn^ent espérer que les fils de Léonor se feraient la guerre entre eux,
ou qu'ils oublieraient leur mère assassinée, leurs amis massacrés à
Toro? En un mot, que ses frères fussent animés de sentimens géné-
reux ou entraînés par une ambition coupable, don Pèdre ne voyait en
eux que des ennemis. Sa propre haine lui révélait celle qu'il devait
leur inspirer.
Cependant, fidèle à ses habitudes de dissimulation, il leur cachait avec
soin ses inquiétudes, et don Fadrique particulièrement semblait jouir
auprès de lui de la plus haute faveur. Il avait im commandement très
important sur la frontière de Murcie, et le roi lui avait laissé ses pleins
pouvoirs pour la solution des difficultés pendantes entre la Castille et
(I) Ayala, p. SSl.
S6 RBYUB DB6 DEUX MONDES.
TAragon au sujet de la fixation des limites. De sou côté, don Fadrique
affectait un entier déyouement à son frère, et ne perdait aucune occa-
sion d*en faire montre. Le château de Jumilla, sur le territoire contesté
entre les royaumes de Hurcie et de Valence, avait été occupé par un
riche-homme aragonais qui s'en prétendait propriétaire, tandis que les
plénipotentiaires castillans réclamaient cette forteresse comme comprise
dans les domaines de leur maître (i). Sans attendre l'issue des négocia-
tions fort actives à ce sujet, don Fadrique s'empara de Jumilla par un
coup de main et y fit arborer la bannière de Caslille. Don Pèdre ne se
trompa point sur le motif qui avait poussé le maître de Saint-Jacques à
cet acte d'hostilité, et n'hésita pas à l'attribuer aux intrigues du comte
de Trastamare intéressé à rompre la trêve. D'ailleurs, don Fadrique était
entouré d'espions, et, tandis qu'il paraissait tout sacrifier pour plaire au
roi, on découvrit qu'il correspondait secrètement avec don Henri et le
roi d'Aragon. Gonzalo Hexia, commandeurde Saint-Jacques,, était leur
intermédiaire, et, vers la fin de Tannée 1357, il était parti de Carinena
chargé d'un message mystérieux pour le Maître (2). C'était à la suite
d'une conférence avec le commandeur que don Fadrique avait pris Ju-
milla. Don Pèdre, toujours vivement irrité contre le roi d'Aragon, ac-
cusant d'ailleurs la partiaUté du légat, était bien résolu à rompre la
trêve et à reprendre les armes; mais, avant de s'engager dans une guerre
étrangère, il voulut autour de lui déraciner la guerre civile.
Dans ce dessein, il s'ouvrit à l'infant d'Aragon don Juan, prince faible
et méchant, pour lequel il avait autant de mépris que d'aversion; mais
il le regardait comme un instrument maniable, et c'était à ses yeux le
dernier raffinement de la politique que d'armer ses ennemis les uns
contre les autres. Le â9 mai 4358, le roi, instruit de l'arrivée du maître
de Saint-Jacques qu'il venait de mander à Séville, fit venir de grand
matin dans son palais l'infant don Juan et Diego Ferez Sarraiento, ade-
lantade de Castille. Là, dans son cabinet, leur ayant présenté un cruci-
fix et les Évangiles ; il leur fit prêter d'abord le serment de garder un
secret inviolable sur ce qu'il allait leur découvrir. Puis, s'adressant à
l'infant, il lui tint ce discours : « Cousin, vous savez et je sais aussi que
le maître de Saint-Jacques, don Fadrique mon frère, vous veut du mal
et vous le lui rendez. J'ai des preuves qu'il me trahit, et aujourd'hui je
(t) Carbonell, p. 186. — Areh. gen. de Ar. Voir plusieurs lettres de Pierre IV au su-
jet de ses droits sur cette place, uotamment sa consultation au docteur En Ramon Casteilan,
reg. 1394, p. 89, 31 et suiv.
(2) y. passeport accordé à Gonzalo Mexin par le roi d* Aragon pour aller, de la part du
comte de Trastamare, conférer avec le maître de Saint-Jacques de certaines affaires ,
valable pour une ou plusieurs fois, iendo o viniendo por unas à muiiai vegadas del
diio Conde al dito Maestre, et del dito Maeslre al dito Conde. Carinena, 28 décem-
bre 1357. arc/4, gen, de Aragon, reg. 15*3, p. 5 verso. V. Appendice.
HISTOni DB BON PÈDRE. 57
▼eux le taer. Je yods demande de m'aider, et ce faisant yous me ren-
drez serrice. Lui mort, je pars aussitôt pour la Biscaïe, où je compte
traiter de même don Telle. Alors je vous donnerai sa terre de Biscaïe
et de Lara; car, marié, comme tous l'êtes, avec dona Isabel, fille de don
Juan Nunez de Lara, ce riche domaine tous revient de plein droit. »
Sans se montrer surpris de cette horrible franchise, et ne pensant qu'à
l'immense fortune qu'il avait toujours convoitée, l'infant répondit avec
empressement : a Sire, je me tiens pour obligé de Totre confiance à me
réTéler tos secrets desseins. 11 est vrai que je bais le mattre de Sainte
Jacques et ses frères. Eux me haïssent pour l'amour que je tous porto.
Cest pourquoi je suis content d'apprendre que vous aTCz résolu de tous
défaire du Maître. Si c'est votre plaisir, moi-même je le tuerai. » Alors
le roi : « Cousin infant, dit-il, je tous remercie, et vous prie de faire
ainsi cpie tous dites, d Perez Sarraiento, indigné de la bassesse de l'in-
fant, interrompit d'un ton sévère, a Monseigneur, dit-il à don Juan,
réjouissez-Yous de la justice que va faire notre sire le roi, mais croyez
qu'il ne manquera pas d'arbalétriers pour dépêcher le Maître, d Ces pa-
nnes déplurent à don Pèdre qui, dans la suite, ne les oublia point.
Qudques heures après cette conversation , don Fadrique entrait à
SéTiUe, Tenant de Jumilla. On dit qu'en dehors des portes un clerc,
aposté peut-être par Sarmiento, l'avertit en termes mystérieux qu'un
grand danger le menaçait; mais le Maître ne tint compte de ses paroles,
ou peut-être n'en comprit-il pas le sens (i). Traversant la ville sans
s'arrêter, il entra dans l'Alcazar avec une suite nombreuse de cheva-
liers de son ordre et de gentilshommes de sa maison. Il trouva le roi
jouant aux dames avec un de ses courtisans. Déjà passé maître dans
l'art de feindre, don Pèdre reçut don Fadrique d'un air ouvert , le sou-
rire sur les lèvres, et lui donna sa main à baiser. Puis, interrompant
son jeu , il lui demanda quelle avait été sa dernière étape et s'il était
content de son logis à Séville? Le Maître répondit qu'il venait de faire
une traite de cinq lieues, et cpie, dans son empressement à présenter
ses hommages au roi, il ne s'était pas encore enquis de son loge-
ment, a Eh bien! dit don Pèdre, qui voyait don Fadrique fort ac-
compagné, occupez-TOus d'abord de votre logis, puis tous rcTiendrez
me voir. & Et après lui avoir fait un signe d'adieu amical, il se remit à
son jeu. En quittant le roi , don Fadrique passa chez Marie de Padilla,
<iui occupait avec ses filles un appartement dans l'Alcazar. C'était une
espèce de harem, avec son étiquette tout orientale. En ce moment il
dut congédier les chevaliers de sa suite, et entra seul avec Diego de
Padilla, maître de Calatrava, qui, ne sachant rien de ce qui se tramait,
(1) Bomaneeê $obr9 el r$y D, P$dro. — Rades, Hi$t. del Ord, de Santiago, p. 48.
— Biit. de Mureia^ p. ISS. — AyaU ne parle pas de cette circonstance.
88 BS^^S D8B JDBQX KORMS.
étaàl venu à sa reneootre, pour loi faire honneur, conme Àaon colègiw.
La favorite, douce et bonne, reçut don Fadrique les larmes aux yen ,
et mcmtra tant de tristesse à sa vue qu'il en fut un peu surpris, hkm.
éloigné cependant de soupçonner la cause de l'émotion extraordinaire
causée par sa présence. Seule avec l'infant et Perez Sarmiento, elle
connaissait les desseins du rm et avait essayé yaineraont de le fléchir^
Après avoir embrassé les filles de Marie, qu'il nommait ses nièces, le
maître de Saint-Jacques descendit dans la cour de l' Alcazar, où il comp^
4ftit retrouver ses gens et sa monture; mais les portiers avaîest reçn
Tordre de faire évacuer la cour et de fermer les portes. Persuadé que
cette consigne ne pouvait le regarder, il demandait qu'on &i avancer sa
mule, lorscpi'un de ses chevaliers, nommé Suero Gutierrez, remar-
quant dans tout le château un mouvement inaccoutumé, s'approcha de
loi. « Monseigneur, dit-il, la poterne est ouverte, sortez! Une fois hcyrs
de l'Âlcazar, les mules ne vous manqueront pas. » Comme il le pres-
iNÛt, survinrent deux chevaUers de l'hôtel, qui l'avertirent que le roi
le demandait. Don Fadrique obéit aussitôt et se dirigea vers l'apparte-
ment du roi , qui occupait alors un des bâtimens compris dans l'ea-
ceinte de l'Alcazar, et qu'on nommait le palaâs de fer (1). A la porte se
tenait Pero Lopez Padilla, chef des arbalétriers à masse de la garde,
avec quatre de ses gens. Don Fadrique, toujours accompagné du maître
de Calatrava, heurta à la porte. Un seul des battans s'ouvrit, et ïxm
entrevit le roi, qui cria aussitôt : a Pero Lopez 1 arrêtez le Maître! —
Lequel des deux , sire? demanda Tofflcier, hésitant entre don Fadrique
et don Diego de Padilla. — Le maitre de Saintr-Jacquesl »> répondit le
roi d'une voix tonnante. Aussitôt Pero Lopez, smissant le bras de àoa
Fadriqiie, lui dit : « Vous êtes mon prisonnier. » Don Fadrique, atterré,
ne faisait aucune résistance, lorsque le roi cria : « Arbalétriers, tuez le
maître de Saint-Jacques! » Un instant, la surprise, le respect pour la croix
rouge de Saint-Jacques, tinrent ces hommes hnmobiles. Alors un des
chevaliers de l'hôtel, s'avançant à la porte : a Traîtres! que faites-vous?
4ii-û; n entendez-vous pas que le roi vous commande de tuer le Mat-
tre? » Les arbalétriers levaient la masse, lorsque don Fadrique, se tké-
gageant avec vigueur de l'étreinte de Pero Lopez, s'élança dans la cour
et voulut se mettre en défense. Hais la croisée de son épée, qu'il pcvr*-
taît sous le grand manteau de son ordre, s'était engagée dans le ceiiit-
turon et il ne pouvait dégainer. Poursuivi par les arbalétriers, il cou-
rait çà et là par la cour, évitant leurs coups et ne pouvant parvenir à
tirer son épée. Enfin un des gardes du roi, nommé Nuno Fenuméet,
l'atteignit d'un coup de masse à la tête et l'abattit. Ses trois oompagnons
le frappèrent aussitôt à coups redoublés. Il était étendu par terre et
. (1) Ou de stuc. Les «MivsGeijts offrent cette faritoie.: hUm ou yêêo.
tiaigpé dflffis soD sang kursque doo Pèâre descendit dans la couf, eber-*
ckanlde l'œil quelques-uns des chevaliers de Saint-Jacques qu'il avait
wéssàa de faire i^ir avec leur chef. Mais on a vu que, pendant que doa
ïadrique rendait visit& à Marie de PadiUa, les j^rtiers avaient faîU vider
la cour à toute sa suite. U n'y restait plus cpie le pi«inier écuyer da
Maitre, Suicho Ruiz de Villegas, qui y en apercevant le roi , se précifûta
dan» l'apparteHient de Marie de PadiUa et saisit entre ses bras Tainée
de ses filles» ehercbant à s'en faire une sauve-garde contra les meur-
triers. Don Pëdore, qui le suivait la dague au poing, lui fit arribcber
r^ifant et hri donna le premier coup; puis, un de ses courtisans,, en-
nemi partieidier de Sancho de Viilegas, l'acheva sur la place. Laissant
la chambre de sa maîtresse inoodée de sang, le roi redescendit dans la
ceur et s'approcha du Maitre, qu'il trouva gisant à terre, immobile,
mais respirait encore. U tira son poignard et le remit à un esclave
africain (i) pour donner le coup de grâce au moribond. Alors, assuré
de sa vengeance^ il passa dan» une salle à deux pas du cadavre de son
frère et se mit à table (â).
Don Pèdre pouvait manger devant son enn^ni mort; mais ses repas
ne ressemldaient pas à ceux de Yitellius. 11 lui fallait prendre des forces,
car il avait de rudes fatigues à sout^ûr. Un moment après, il était à
cheval courant vers le nevd. Cependant il avait eu le temps de dépêcher
des arbalétriers aux principaux partisans de àoa Fadrique. A Cordoue,
à Salamanque, à Hora,, à toro, à Villarejo, ces messagers de mort al*
bieni exécuter ponctualkment leurs ordres terribles. L'heure de la ven-
geance avait sonné, et rim{dacable mémoire de don Pèdre allait punir
toutes les offenses qu'il avait dissimulées jusqu'alors. U n'avait oublié
m Alphonse Tenoriot,. qui avait tiré l'épée en sa présence aux confé-
rences de Toro (3), ni Lope de Beodana, ce commandeur de Saintniac-
que» qui l'avait joué lorsqu'il vint aux portes de Segura (4). Ge furent
ses plus iliustres victimes. Les autres, agens plus ou moins obscurs de
don Fadrique ou du comte de Trastamare, étaient les intermédiaires de
ft) CVi MoTD de su edmarOj Ayala. — M. LlagDno a préféré la leçon mozo de su ed-
«MTo, m pige de sa tkambre, dooaée par qatlqnes maHiscrils. Mais VA^êné et les
■aiUeiires copies donnent Jforo. 11 ne parait Traisemblable que don Pèdre, comme tout
ks despotes, aimât à s'entourer de .serviteurs étrangers. On verra plus tard qu'il donna
le commandement des arbalétriers de sa garde à un Géorgien. Malgré les détails circon-
stanciés que fournit Ayala sur cet événement, on n*est point d'accord, parmi les antiquaires
de Sévitte. sur le tieu pi^ts où fut tué don Fadrique. Suivant la tradition conservée par
ki p«rticn 4e rAleaa«v le Maître aneait été assassiné dans la saUe es» ostiiafot (mosaiqtMt
en fûenee). On y montre encore lea traces de son sang eomme on montrait à Blab k
sang du duc de Guise. Ayala dit positivement que le Maître fut tué dans la cour, et
que don Pèdre dîna dans la salle des ajsii^'o#.
(9) AyaU, p. S37, 243.
(3) V. p. 97i.
(i) V. p. 960.
60 RBVUB DBS DBUX MOlfDBS.
leur correspondance avec les mécontens des principales Tilles de Castille.
Don Juan d'Aragon, se croyant déjà sûr d'obtenir la seigneurie de Bis-
caïe, avait résigné entre les mains du roi la charge d'adelantade de la
frontière, qui fut aussitôt conférée à Enrique Enriquez, alguacil-mayor
de Séville. Garci Gutier Telle, chevalier d'une naissance illustre, rem-
plaça ce dernier dans les fonctions difficiles de magistrat suprême de la
plus grande ville du royaume. Les ordres de mort, les brevets d'investi-
ture étaient expédiés d'avance et ne retinrent pas don Pèdre un instante
Séville. Sept jours lui suffirent pour se rendre à Aguilar del Campo, dans
le royaume de Léon (i), où il espérait surprendre don Telle, son frère,
avant que le bruit de la mort de don Fadrique l'eût obligé à se mettre
sur ses gardes. Une diligence aussi extraordinaire à cette époque suppose
des relais commandés, et prouve suffisamment que la mort du maître
de Saint-Jacques n'était que le début d'un vaste plan, longuement mé-
dité et préparé avec une singulière prévoyance. 11 s'agissait pour don
Pèdre de fonder le despotisme royal sur les ruines du pouvoir aristo-
cratique; depuis long-temps il n'avait pas d'autre pensée. Un hasard
sauva don Telle. 11 était à la chasse lorsque le roi, entrant dans Aguilar,
fut reconnu par un écuyer qui courut aussitôt prévenir son maître.
Don Telle s'enfuit à toute bride sans regarder derrière lui. Arrivé en
Biscaïe, il n'essaya point de soulever cette province, où deux ans aupa-
ravant il avait victorieusement repoussé les forces du roi; il ne s'arrêta
pas un instant pour réunir ses vassaux ou leur donner des ordres; il
ne songeait qu'à mettre la mer entre son frère et lui. Le 7 juin, il
s'embarquait à Bermeo dans une chaloupe pour gagner Bayonne. Peu
d'heures après, don Pèdre entrait à Bermeo, et, se jetant dans le pre-
mier navire qu'il trouva, il lui donna la chasse jusqu'à la hauteur de
Lequeitio. Là, les vents contraires et la mer menaçante l'obligèrent de
renoncer à la poursuite. Moins heureuse que son mari, dona Juana de
Lara, femme de don Telle, était demeurée prisonnière dans le château
d'AguUar (2).
On s'explique difficilement la conduite des Biscaïens à l'arrivée du
roi. Pas une épée ne sortit du fourreau pour défendre les droits de l'hé-
ritier de Lara , et ces hardis montagnards, qui naguère se levaient en
masse pour repousser Tinvasion d'une armée castillanne, semblent avoir
accueilli sans opposition, bien plus, avec allégresse, don Pèdre pour-
suivant leur seigneur avec quelques arbalétriers. Sans doute le gouver-
nement de don Telle avait indisposé le peuple basque, si jaloux de ses
antiques hbertés. Cet Avendafio, qui d'abord avait conduit ses compa-
triotes contre les troupes du roi, et qui, depuis, avait péri assassiné par
(1) Ayala, p 243.
(S) ibid., p. Si3 et SUIT,
HiSTOIlB DB DON PiORB. 61
ordre de don Tello, parait avoir été l'ame de cette résistance énergique.
On doit voir en lui un de ces grands citoyens, un de ces chefs nationaux,
à peine connus hors de leur province , mais qui, représentans des in-
térêts populaires, exercent sur leurs compatriotes une autorité sans
limites. La dernière guerre civile de TEspagne a montré tout le pou-
voir de tels chefs. En s'attachant Avendaiio, don Pèdre avait préparé
la conquête de la Biscaîe. Maintenant il se présentait comme son vengeur,
et c'est pourquoi il fut reçu à bras ouverts. Son premier soin fut de
s-entourer des principaux citoyens de la seigneurie de Biscaîe. Présens,
flatteries, promesses, le roi n'épargna rien pour les gagner. Le moyen
le pins sûr, celui qu'il mit habilement en usage, fut d'aflècter le plus
grand respect pour leur indépendance. Aussi publiait-il qu'après avoir
délivré les Biscaïens d'un seigneur qui les opprimait, il laissait à l'assem-
blée nationale le soin d'en élire un nouveau. Cependant, de tous côtés
il mande les députés de la province, et, comédien d'autant plus habile
que le rôle qu'il jouait n'était pas entièrement feint, il se montre à leurs
yeux comme le vengeur du peuple et l'ennemi des tyrans féodaux (dont
il a déjà tant réduit la puissance. Un jeune prince rempli d'ardeur et
de feu , causant familièrement de ses projets avec ces libres monta-
gnards, gagna facilement leur confiance. D'un autre côté, don Juan
d'Aragon, qui suivait le roi depuis Séville, leurré par ses promesses,
réclamait hautement la seigneurie de Biscaîe et le pressait de faire re-
connaître ses droits. Le roi, prodigue ^e sermens, lui répétait qu'il n'é-
tait venu à autre intention, et l'assurait que le consentement de la diète
n'était qu'une vaine formalité, et qu'il était certain de l'obtenir. 11 con-
voque aussitôt les députés biscaïens à Guemica et se rend lui-même à
cette réunion, toujours tenue en plein air, selon une coutume antique,
sous un arbre, objet d'une vénération presque superstitieuse pour les
habitans de la B&caîe (i). Là, le roi, dans un discours étudié, reconnais-
sant d'abord l'indépendance absolue de la diète, l'entretint des droits
que don Juan tenait de sa femme, seconde fille de Nunez de Lara, et
son. héritière depuis la déchéance de don Telle et de dona Juana. 11 con-
clut en demandant aux députés s'ils voulaient reconnaître don Juan
pour leur seigneur. A peine eut-il achevé qu'un cri s'élève : « Jamais
la Biscaîe n'aura d'autre seigneur que le roi de Castille. Nous n'en vou-
lons point d'autre !» Ce cri poussé par dix mille voix était l'expression
de l'orgueil et du bon sens national. Puisqu'il fallait avoir un seigneur,
les Basques voulaient que ce seigneur ne fût le vassal de personne (2).
(1) Dam la dernière guerre ciTÎle, les troupes de la reine, chaque fois qu^elles entraient
à Guemica, coupaient le peuplier autour duquel se réunissaient les députés des trois
proTÎnces, et autant de fois les Basques en replantaient un autre dès que Tennemi s*étaii
éloigné.
(S) Selon la tradition reçue en Biscaie, la seigneurie aurait été gouvernée par la même
DoaPèdre, aflbctattt la surprise, remercia l'assenAlée, et, sues s'eafth^
qwr sur Tottrequ'oa lui faisait» ténaoïgna e^nèien il était flatté d'un
bMSDsage aucfuel il é\mi loin de s'attendre. Mais FinfanicommeBçaîl à
a'apercevoJEr qu'il était pris pour dupe. Il éclatait en reproches. Pour
ïapaiser^^te roi lui promit de tenter un Bouvel effart. « Â Gueraica,
dit-ii, rassemblée réunie à la bâte n'a fait entendre <pie le ycsu de quel*
ques cantons^ A Bilbao, la principale ifille de la seigneurie, j'obtiendrai
plus facileaient que les BiscaKeos vous rendent hommage. D'après lea
prtYilégts de la province, c'est dans cette capitale seulement que la te*
oeonaissance du seigoew doit avoir lieu (I). »
Ottiaze jours s'étaient écoulés depuis la mort de don Fadrique, six
depuis la fuite de doa Telle, et d^ doo Pèdre, sans airmée, était maître
de toute la Biscaie. Le lendema]» de son arrivée à Bilbao, il mande
l'infBMit, qui se rend à son palais suivi de deux ou trois écuyers que l'é-
tiquette arrêtait à la pof te de la chambre du roi. L'infant n'avait point
d'épée^ mais seulement une ds^œ à la ceinture. Quelques couriisana
V entourent, et, comme en plaisantant, examinent son arme et la lui en-
lèvent. Tout à coup un chand^eUau le saisit à bras le corps, et en même
tcfflttps un arbalétrier de la garde, Juan Diente, un de ceux qui avaient
twé don Fadrique, lui assène par derrière un coup de masse sur la tète«
Étourdi du coup, don iuan se dégage, et, tout chancelant, s'apfN^ocba
de Hinestrosa, qui lui présente la pointe de son q[>ée et lui (arie de na
pas avancer. Alors les arbalétriers, redoublant leurs coups^ le reot^
"Rersent et l'assomment. La place devant le palais était remplie de peuple^
Une fenêtre s'ouvre et l'on jette le cadavre au milieu de la feule em
criant : a Biseaïens, voilà celui qui se prétendait votre seigneur! » Ella
Sduje trouva que le roi avait fait justice et qu'il savait détendre les frao-^
diises de la Biscsue (3).
m.
A peine l'infant avait-il rendu le dernier soupir que Juan de Hines-
flimîllle depuis leneuTÎème siècle jusqu'au quatorzième. Lope de Zuria, quî avait défencfn
awesuceè» la province contre AUbnse^ roi de LéoB> fut et» seigneur en Sea. Sa race 9*é^
Ukpûi avec dona Juana de Lara, femme 4e don TaUo, On aii^ae Lope de Znm hA 1^
premier des seigneurs de Biscaie qui prêta solenneUemeat le serment d'observer les fran^
chises du pays. Un des premiers articles est celui-ci : « Tout ordre du roi ou du seigneur
qui sera ou pourrait être contraire aux franchises de la Biscaïe , $era obéi et non ao^
campH, n Cest une (ietion consttfntionneUe eomme ee texte de la Magna Chaîna : 7hm
king cannot be wrong,
(1> Diaprés les usages de Bijwaie, le seigncar devait prêter sevmeafrée garder las pvi*
vtté^e», lo entre les mains de la mnnicipaiité (nfimitmiQ). de Bilbaaç i» daaa réglisé
defieâniMSmeUriedela nAaie lUIe; a» aona Varbre de Gnenûca; 4fi> «iifia» aaoa Véglîs^
de Sainte-Euphémie à Bermeo.
(St Ayida^pwSlUeésniv.
lE DI DM PiMHk tt
trosâ moBtaità cheTai et partait poor ftoa, ville qae le roi, pendant sa
€i4»tivité à Toro, avait eédée à sa taule, la reine douairière d'Aragan.
£Ue ignorait la mort de son fils dM Juan et vivait saas défiance ainec
sa bru dona Isabel de Lara^ lorsque Hioestrosa, s'étant fait remettre an
nom d«i roi les dés de la ville» se présenta devant elle et s'assura de sa
personne. Le lendemain, don Pèdbre> qui le suivait de près, arriva de
Bilbao pour ordonner que les deux piicceaws ftissent transférées m
château de Castrpîerie qu'il aurait donné en apanage À Hinestrosa. Le
dévouement du châtelain lui répondait que ses prisonnières ne lui échap-
peraient pas. De Roa, le roi se rendit à Burgos, où il demmira qoid-
ques jours, pendant que du nord et du midi ses arbalétriers lui appor-»-
taient, pendues à l'arçon de leurs selles, les têtes des chevaliers qu'il
avait proscrits en «{uittant SéviMe (1). Nul autre que don Tello n'avait
échappé à sa vengeance. Cependant elle n'était pas assouvie encore, et
il se préparait à partir pour Yalladolid, rêvant de nouvelles exécutions,
lorsqu'il apprit que le comte de Trastamare, sur la nouvelle de la mort
de son frère, avait conmiencé les hostilités dans la province de Soria (^].
D'un autre côté, l'infant don Fernand, qui occupait Alicante et Orihuela,
faisait des courses jusque dans la plaine de Murcie (3). Malgré l'inexécu-
tion des articles signés à Tudela, la trêve entre la Castille et l' Aragon
n'avait pas été dénoncée, et la prise de JurniUa par le maître de Saint-
Jaccpies n'avait pas encore été suivie de représailles. Les incursions de
don Fernand et de don Henri, exécutées sans l'autorisation de Pierre IV,
étaient comme un défi jeté par eux au meurtrier de leurs frères. Don
Pèdre, quittant Burgos à la bâte, se porta de sa personne vers la fron-
tière de Soria; mais déjà le Comte, après avoir brûlé qudques villages,
était rentré en Aragon à la première démonstration de résistance qu'il
avait rencontrée. Dans le royaume de Murcie, doQ Fernand n'avait pas
obtenu plus de succès, et» après une attaque inutile contre Carthagène,
il s'était retiré. avec quelque butin, enunenant des Maures et des imb,
qu'on vendait comme esclaves lorsqu'on n'en pouvait tirerrançon. Le
roi, après avoir écrit à Pierre IV pour se plaindre de l'invasion de don
Henri et de la rupture de la trêve (4), laissa quelques troupes en cAser-
valion sur la frontière et revint à Séville pour achever l'armement de
sa flotte. Cootmirement aux usages diplomatiques de l'époque, ce fut un
simple arbalétrier de sa garde qu'il chargea de porter sa lettre au rai
d'Aragon, et cet oubli des formes paraît avoir vivement offensé ce der-
nier. Après avoir répondu par d'amères récriminations, il envoya an
roi de Castille un cartel chevaleresque, le défiant à un combat en champ
41) A^ébk. p. w.
(3) ibid., ibid. — Carbonell^ p. 18S etsaiT.
(4) Âreh. gen, d9 Ar, Autografos. Almazaii, 10 juillet, ère 1396 (I8M).
64 UYUl DBS DBUX MONDES.
clos, vingt contre vingt ou cent contre cent, car « ce n'est pas raison,
disait-il, que des rois combattent seuls (i). » Suivant Tomich, auteur
catalan fort exact, Pierre IV, petit et faible de corps, redoutant la force
et l'adresse de don Pèdre, aurait chargé Bernard Galceran de Pinos,
chevalier aragonais, célèbre par ses prouesses et sa vigueur, de défler
son rival par devant le pape. Avec un tel second, Pierre IV se croyait
invincible. Galceran habitait alors Avignon, banni de Barcelone pour
un meurtre. Acceptant avec joie cette mission honorable, il vint porter
au saint-père son gage de bataille, et plusieurs jours de suite fit pro-
clamer que son maître accusait le roi de Castille de trahison et le dé-
fiait au combat avec tel second qu'il voudrait choisir (2). Quelle que fût
la forme du cartel, don Pèdre n'en tint compte; c'était à la tète d'une
puissante armée qu'il voulait se présenter devant son adversaire.
XII.
EXPÉDITIONS MARITIlfES CONTRE l'ARAGON. — 1358-1359.
Au commencement de l'été de 1358, douze galères castillannes étaient
dans le Guadalquivir prêtes à prendre la mer. Avec cette petite flotte,
renforcée de six galères génoises à sa solde, don Pèdre cingla vers les
côtes de Valence, pendant qu'un corps de six cents hommes d'armes
partant de Hurcie s'avançait pour soutenir ses opérations. Arrivé en
vue de Guardamar, ville appartenant à l'infant d'Aragon, le roi dé-
barqua ses équipages, et les ayant réunis à ses troupes de terre, exactes
au rendez-vous, il fit donner l'assaut avec beaucoup de vigueur. Les
assiégés, chassés de l'enceinte extérieure par une grêle de flèches, se
réfugièrent dans le donjon, où ils tinrent ferme. Pendant que le roi,
poursuivant son premier succès, se préparait à les forcer, une bourras-
que soudaine s'éleva et poussa ses navires à la côte. Privés d'une paitie
de leurs équipages et hors d'état de manœuvrer, la plupart allèrent se
briser sur la plage. Deux galères seulement, une castillanne et une gé-
noise, parvinrent à gagner le port de Carthagène. Don Pèdre, perdant
avec sa flotte son matériel de siège, et désespérant d'enlever d'assaut
le donjon, se retira sur Murcie, mais ce ne fut pas sans avoir déchargé
«a fureur sur la ville de Guardamar, qu'il livra aux flammes (3). Les
(1) Zurita, p. S89.
(S) Zurita, p. S89, verso. Les Mémoires de Pierre IV (dans Garbonell) ne mention-
nent pas cette anecdote, à laquelle Zurita parait igouter créance. EUe est rapportée éga-
lement par Abarca, Anal, de iâr., 1. xxiv, cap. 7, § 11.
(3) Ayala^ p. 949.
HISTOIRE DB DOU PiDRE. 65l
reTers irritoiéht cette ame énergique au lieu de rabattre. Sur le rivage
couvert de ses débris, il rêvait une plus puissante expédition et dictait au
bruit de la tempête des ordres pour l'armement d'une nouvelle flotte.
n commanda qu'on fit à Séville de grands approvisionnemens de bois;
il pressa les rois de Portugal et de Grenade de lui fournir des vaissaux,
enfin il écrivit aux conseils des villes maritimes de Galice, des Asturies
et de Biscaïe, pour qu'on mit embargo sur tous les navires en état de
tenir la mer, et qu'on les lui envoyât à Séville (\). Dans l'espace de
moins de six mois, il prétendait y réunir la flotte la plus considérable
qu'on eût Tue dans aucun port de l'Espagne. En attendant, quelques
courses dans le royaume de Valence, le siège de plusieurs forteresses,
entre autres de Monteagudo, qu'il enleva à don Tello son frère (2), oc-
cupèrent son activité et trompèrent son impatience jusqu'à l'entrée de
l'hiver. Alors il revint à Séville, où sa présence donna une activité
nouvelle aux préparatifs maritimes. Chaque jour il visitait les arse-
naux, inspectait les navires, exerçait la chiourme. H prodiguait l'or et
n'épargnait rien pour exciter l'ardeur des ouvriers et des matelots.
Malgré les petites expéditions dont je viens de parler, les négociations
n'étaient pas entièrement interrompues, et même, suivant les casuistes
politiques du moyen-âge, la trêve de Tudela pouvait être considérée
conune existant encore, les hostilités n'ayant eu lieu qu'entre don Pèdre
et ses ennemis particuliersile comte de 'Trastamare et l'infant don Fer-
nand. Mais le roi d'Aragon voulut prendre sa revanche de l'incendie de
Guardamar. Au mois de mars 1359, il entra en Castille avec une armée
nombreuse, brûla la ville de Haro et fit mine d'assiéger Médina-Celi (3).
Après cette incursion de quelques jours, alarmé des grands armemens
qui se faisaient à Séville, il revint précipitamment en Aragon, et ne
s'occupa plus que de mettre en état de défense les côtes de Catalogne et
de Valence.
n.
Au moment où la flotte castillanne, parfaitement armée, se préparait
i quitter le Guadalquivir, le cardinal Gui de Boulogne arriva en Es*
pagne ayec une mission du saint-père. Il venait renouveler les tenta-
tives d'intervention pacifique où avait échoué son prédécesseur, le
cardinal Guillaume. Instruit que don Pèdre reprochait à ce dernier sa
hauteur, et surtout sa partialité pour l'Aragonais, il crut être plus heu-
reux en affectant de suivre une tout autre politique, et débuta par ca-
resser cet orgueil si facilement irritable. «Le pape, dit-il à don Pèdre,
(1) Ayala, p. «50, «5t.
(i) Ihid., p. S5S.
(3) Zurita, t. U, p. S91.
TOMK XXI. 5
66 RETDI DIS BBUX HONDB.
regarde le roi de Castille oomme le bouclier de toute la chrétienté, et
gémit de le Toir tourner ses armes contre un prince catholique au lieu
d'imiter ses glorieux ancêtres qui ont si vaillamment combattu contre
les ennemis de la foi. Le saint-père regrette de ne pouToir Tenir en
personne terminer une guerre si cruelle et si nuisible à la religion (i]ji
Quelle que fût son impatience d'entrer en campagne, don Pèdre ne se
montra pas insensible à ces flatteries adroites. Il Tint recevoir le légat
à la frontière, dans la ville d'Almatan, et lui Qt l'accueil le plus gra^
cieux. Néanmoins, loin de rabattre quelque chose de ses prétentions»
il les éleva encore. 11 demandait toujours la remise de Perellèe et l'ex-
pulsion des émigrés castillans, parmi lesquels il comptait maintenant
don Femand, le frère du roi d'Aragon. En outre, il réclamait les places
d'Alicante et d'Orihuela, ainsi que quelques autres forteresses, se fon-
dant sur ce qu'elles avaient fait autrefois partie du royaume de Hurcie
et sur ce qu'elles lui avaient été cédées ou vendues, lors du traité de
Toro, par don Fernand qui en était le seigneur. Enfin et pour dernière
condition, il exigeait que le roi d'Aragon lui payât les frais de la guerre
estimés par lui à cinq cent mille florins.
Sans se récrier contre l'exagération de ces demandes, le légat, satis^
fait d'avoir retardé par sa seule présence l'invasion imminente des Cas-
tillans, transmit aussitôt à Pierre IV les propositions qu'il venait de re-
cevoir. De ce côté, le cardinal ne rencontrait pas une moindre obstination.
L'Aragonais, protestant contre toute cession de territoire, niait absolu--
ment les droits allégués par don Pèdre sur les places du rojaume de
Valence; cependant, dans son amour pour la paix, il voulait bien, di-
sait-il, s'en rapporter sur ce point à la décision du saint-siége , et pror
visoirement il chargea un docteur de plaider sa cause par devant le
légat. Quant à livrer son vassal Perellès, sur une simple accusation, i
la justice d'un prince étranger, l'honneur de sa couronne le lui intei^
disait; seulement il renouvelait la promesse de le faire juger, et, dans
le cas où ses tribunaux le trouveraient coupable , il offrait de le re-
mettre aux mains du monarque offensé. Ses refus étaient encore plus
péremptoires au sujet des indemnités réclamées par le roi de Castille,
l'agresseur, selon lui, n'étant pas fondé à mettre les dépenses de la guerre
à la charge de celui qui avait repoussé une invasion injuste. Le seul
point sur lequel Pierre IV se montrait facile était l'expulsion des émi^
grés castillans, et il semblait avoir oublié ses conventions récentes avec
le comte de Trastamare. Toutefois il faisait une réserve à l'égard de
l'infant don Femand, qui, prince aragonais et héritier éventuel de sa
couronne, ne pouvait en aucune façon être assimilé aux autres réfugiés
sujets de don Pèdre (2).
(1) Ayala, p. 956.
(S) AyaU, p. i5S, 266. — ZuriU, SM.
Entre des prétentions si apposées, le légat prévit que le dâ[>at serait
long et obstiné; aussi son premier soin ftit de demander aux deux
princes une trêve d'un an au m(Hns pour examiner à loisir les pièces
de ce grand procès, recevoir les avis du saint-siége et régler les choses
suivant l'équité. A cette proposition, don Pèdre s'écria qu'il serait in-
sensé d'accorder une trêve au moment où sa flotte, année avec des dé-
penses énormes, était prête à mettre à la voile, et lorsque ses troupes
se trouvaient déjà réunies, soldées et sur le point de passer la fron-
tière. Tout ce qu'il pouvait accorder par esprit de conciliation, et en
témoignage de sa déférence pour l'envoyé du saint-père, c'était de ré-
duire ses demandes à la remise des places contestées et à l'éloignement
inmiédiat des émigrés castillans. Sur ces deux points il sarait toujours
inflexible.
L'Aragonais, faisant bon marché de ses sermens, eût volontiers ex-
pulsé sur-le-champ le comte de Trastamare et ses compagnons, mais il
persistait à garder Âlicante et Orihuela jusqu'à la décision du pape. En
définitive, il proposa de réduire la trêve à six mois, et de remetire la
solution de toutes les difficultés pendantes à deux plénipotentiaires
aitre lesquels le légat ferait office d'arbitre suprême. Lorsque le légat
rapporta cette réponse : « Cardinal, lui dit don Pèdre, qu'on ne me parle
plus de trêve. Toutes ces propositions ne tendent qu'à me faire perdre
mes avantages. Désormais que les armes décident entre nous (1)1 »
Pendant ces inutiles pourparlers, la guerre d'escarmouches et de pil-
lages continuait, entretenue surtout par les émigrés castillans au service
du comte de Trastamare et de l'infant d'Aragon. J'omets une foule de
combats obscurs, de bicoques assiégées ou surprises, pour rapporter
une anecdote singulière attestée par un auteur grave, Alonso Hartines
de Talavera, chapelain de don Juan II, roi de Castille, et auteur d'une
chronique estimée. Don Pèdre, dit-il, s' étant présenté devant le châ-
teau de Cabezon, appartenant au comte de Trastamare, somma vai-
nement le gouverneur de lui rendre la place. Celui-ci, fidèle à son sei-
gneur, ne daigna pas répondre au héraut qui lui faisait de magnifiques
promesses, et refusa même une entrevue que le roi lui demandait.
Toute la garnison du château ne consistait cependant qu'en dix écuyers,
bannis castillans; mais derrière de hautes et épaisses murailles, dans
vn donjon bâti sur des rochers à pic, où l'on ne pouvait amener des
machines, dix hommes résolus n'avaient pas de peine à se défendre
contre une armée et ne cédaient qu'à la famine. Le siège devait être long,
la place étant bien approvisionnée. Pourtant les dix écuyers, tous jeunes,
étaient bien gens à repousser bravement un assaut, mais non pas à
soufliîr patiemment les ennuis d'un blocus. Il leur fallait des distrac-
(i) Ajala, p. 366, tl9.
08 RSVUE DBS BBtl MOttDtt*
tîons> et ils demandèrent insolemment au châtelain des femmes pour
leur tenir compagnie dans leur nid d'aigles. Or, il n'y avait à Cabezon
d'autres fenunes que la châtelaine et sa fille, a Si vous ne nous les livrez
pour en faire à notre plaisir, dirent-ils au gouverneur, nous quittons
tous votre château, ou, mieux encore, nous en ouvrons la porte au roi
de Castille. » En de telles nécessités, le code de l'honneur chevaleresque
était précis. Au siège de Tarifa, Alonso Ferez de Guzman, sommé de
rendre la ville, sous peine de voir massacrer son fils à ses yeux, répon-
dit aux Maures en leur jetant son épée pour égorger l'enfant (i). Cette
action, qui valut au gouverneur de Tarifa le surnom de Guzman-le-
Bon, était une fazafla, un de ces précédens héroïques que tout prtuF-
homme devait imiter. PermiiHiur homicidium filii poiius quam deditio
castelli, tel est l'axiome d'un docteur chevaleresque de cette époque. Le
châtelain de Cabezon, aussi magnanime à sa manière que Guzman-le*
Bon, fit en sorte que sa garnison ne songeât plus à l'abandonner. Ce-
pendant deux écuyers, moins pervers que leurs camarades, eurent hor-
reur de leur trahison et s'échappèrent du château. Conduits au roi, ils
lui racontèrent la mutmerie dont ils avaient été les témoins et les suites
qu'elle avait eues. Don Pèdre, indigné, supplia aussitôt le gouverneur
qu'il lui permit de faire justice des coupables. En échange de ces félons,
il offrait dix gentilshommes de son armée, qui n'entreraient dans Ca-
bezon qu'après avoir prêté le serment de défendre le château envei^s et
contre tous, voire contre le roi lui-même, et de mourir à leur poste
avec le commandant. Cette proposition ayant été acceptée, le roi fit
écarteler les traîtres, dont les corps déchirés furent ensuite livrés aux
flammes (2). Sous les couleurs dont une imagination romanesque a
orné cette aventure, il est difficile de démêler aujourd'hui la vérité de
la fiction; mais on y voit du moins l'opinion du peuple sur le caractère
de don Pèdre, mélange bizarre desentimens chevaleresques et d'amour
de la justice poussé jusqu'à la férocité.
Don Pèdre, attribuant le rejet de son ultimatum par l'Aragonais aux
intrigues des émigrés castillans et des mécontens de son royaume, ne
respirait plus que vengeance. En présence même du légat, il rendit sen-
tence de haute trahison contre l'infant don Fernand, Henri de Trasta-
mare, Pedro et Gomez Carrillo, et quelques autres réfugiés, chevaliers
de distinction. Ce fut, suivant Ayala, une grande faute politique, car,
en ce moment même, plusieurs des bannis sollicitaient secrètement
leur pardon et n'aspiraient qu'à se détacher d'une cause qu'ils croyaient
perdue. Proscrits par leur seigneur naturel, et n'ayant plus d*espoir
que dans le prince qui leur donnait asile, ils déployèrent à le servir un
(1) En 189(. Biariana, t. I, p. 849.
(2) Âtalaya de l(u Crànieoê, cité par M. Uagimo, Ajala, p. t71.
■KTOIBB ra DOlf PÈDRE. 69^*
dévouement fatal à la Castille (1). La fureur de don Pèdre ne se con-*
tenta point d'une yaine formalité. Il lui fallait du sang, et, malheureu*
aement, il avait entre ses mains des otages chers à ses ennemis : c'étaient*
la reine Léonor, mère de don Femand, prisonnière dans le château de
Castrojeriz; sa bru, dona Isabel de Lara, femme de don Juan d'Aragon,
égorgé à Bilbao; enfin, dona Juana de Lara, femme de don Telle. Léo-
nor fut la première victime. On dit qu'aucun CastiUan n'ayant osé por>
ter la main sur la sœur du roi don Alphonse, des esclaves africains fu-
rent chargés de lui donner la mort (%). Peu après, dona Juana termina
ses jours dans un donjon de Séville, empoisonnée, diton, par ordre du
roi. Sa sœur Isabel, prisonnière pendant quelque temps à Castrojeriz,
fat transférée dans le chftteau de Jerez, où elle eut bient6t pour com-?
pagne de captivité la reine Blanche, amenée de Sigûenza. Ces deux>
infortunées ne devaient plus sortir vivantes de leur prison (3).
Après l'eiécution de ces ordres cruels, qui excitèrent un sentiment
d'horreur dans toute la Castille, don Pèdre quitta Almazan peur aller
pfendre le commandement de sa flotte. Sur la frontière d'Aragon, il
laissait cinq corps d'armée échelonnés depuis la Vieille-CastiUe jusqu'à'
Molina, dans le royaume de Murcie. Trois de ces corps, dont le princt^
pal était sous les oidres de Juan de Hinestrosa, étaient cantonnés dans la
province de Soria, et destinés à opérer contre les troupes du comte de
Trastamare. Les autres étaient opposés à l'infant don Femand, qui oc-
cupait Orihuela, à l'extrémité méridionale du royaume de Valence. Ces
cinq divisions présentaient un total de 5,000 hommes d'armes, sans
compter les arbalétriers et les milices des communes (4). Au nombre
des chefs choisis pour commander ces diflérens corps, ce n'est pas sans
surprise que l'on trouve don Femand de Castro, frère de cette Juana,
reine d'un jour, si outrageusement abandonnée par don Pèdre au com-
mencement de la dernière guerre civile. On l'a vu renier solennelle-
ment l'hommage-lige dû au roi et prendre la part la plus active aux
troubles de l'année 1354. Marié à dona Juana, fille naturelle du roi don
Alphonse et de Léonor de Guzman, il avait quitté Toro peu après la
captivité de don Pèdre pour se rendre en Galice, où il avait de grandes
possessions et une immense clientelle. Depuis ce moment, il demeure
étranger aux troubles civils du royaume. Au commencement de la
guerre d'Aragon, après la prise de Tarazona, il amène des renforts au
camp de Castille, et, désormais, il est devenu un vassal fidèle. Il est
(1) Ayala, p. 171. Un des glomateurt de Gratia Dei prétend que Pero Lopes de Ayala
fat «u nombre des proscrits. Cette assertion est démentie par le témoignage d'Ayala lui-
Bème. V. Sêm. enid. dû VaU., X. XXYUI, p. tSS.
(9) Garbonell, p. 180, ^erso.
(3) Ayala, p. «71.
(4) IML, p. t78. .
70 mmm vm mwn mmÊm^
traité par le roi a^ec la phis grande conftuiee, et cette eonSanoe eat
mérUée sans doute, car son dévoiiemeirt M à Tépreiive de la mati-
Taise Coriune. A défont de rease^nemew pvécia ipu wfiiqa&cA un chaii»
gement si complet, on a supposé à don Femaad de Castro des vucaîD^
téressées qui le rattachaient à don Pèdre. Sa soanr dona Joana, sorrant
quelques auteurs, aurait eu un fils du roi, et, quelque doute que l'oa
pût élever sur la légitiBÙté de cet tmfaiit, il derenait cependant utt pr^
tendant éventuel à la courmne de CaeliUe. Dans cette hypothèse^ doBr
Femand n'aurait changé de parti que dans l'espoir d'obtenir la recon^
naissance de son nereu. Hais, d'abord, l'exislenee même de ce Me n'est
attestée par aucun document contemporain, et, de plus, la suite du
récit prouvera que don Pèdre réserva toute sa tendresse pour les enhna
qu'il avait eus de Marie de Padilla. Si don Femand eut quelques illiH*
sions à cet égard, elles ne purent être que de courte durée. U est beau*-
coup plus vraisembliA>le qu'une off&nse du comte de TrasAamare aUnma
dans son ame altière une haine mortelle contre ses anciens alliée. Dan
Henri , qui lui avait accordé sa soeur lorsqu'il avait besoin de ses ser-
vices, fit casser le mariage dès qu'il se crut assec fort pour s'en pas-
ser (i). Il obligea sa seeur à revenir auprès de lui, et, après la désper*
sion des rebelles, il la conduisit en Aragon, où die se remaria dans la
suite (d). Suivant toute apparence, Femand de Castro conserva un si
vif ressentiment de cet outrage, qu'oubliant ses anciens griefs contre le
roi, il ne pensa (dus qu'à se venger de don Henri; et, pour assurer sa
vengeance, il s'allia franchement à l'implacable ennemi de ce^ierniar.
Quels que soient les motife de son changement, il fut le seul des chefs
de la ligue que don Pèdre ait toujours ménagé et avec lequel il se soit
réconcilié d'une manière franche et durable .
m.
La flotte réunie à Séville n'attendait que Tarrivée du roi pour mettre
à la voile. Elle se composait de vingt-buit galères castiUannes, deux ga«
léasses, quatre bâtimens à voiles et pontés, nommée U^oê, outre quatre*
vingts navires marchands éqoipés pour le combat, c'est«à-dire ayant
chacun un gaillard élevé, sur l'avait Dans le port d'Algeziras, elle de-*
(1) J'ignore à quelle époque précise cette rupture eut lieu. M. Llaguno (Ayala, p. 381,
note 3) Suppose que le roi don Pèdre fit casser le mariage pour brouiller don Femand
avec don Henri. Si le roi prit réellement part à cette intrigue, il faut croire que son
intervention fût lort seerète, p«iaqu0 dta F«nund porte tout ton restestûnent eootre le
oomte deTrastaoïftpe. Le pnéleifta pour la dinakilMMi en martast ial qao lea dem époiurg
étant parens à un degré prohibé, n'avoiflot point obtenu de disponsca. lU tétoienl caniias
issus de germains. Dona Isabel Ponce de Léon, mère de don FMrotnd, étail OMiioe fM^
maine de dona Leonor de Goiman , mère de dona Juana.
(S) A un seigneur aragonais nommé don Philippe de Castro.
9I8T0IM M DOIV r&bkB. 71
irait rriNer trois falèr«9 années par le roi maare de Grenade; enfin elle
ilfcnt ê^ encore renforcée ée dix galères et une galéasse envoyées
fer le roi de Portugal. Le Taisseao que montait don Pèdre était le pins
frand <p]*on eût yu dans ces mers. Cétalt une galère nommée Uxel (1),
frise autrefois sur les Maures. Elle portait trois châteaux ou tours à
pluaieure étages, où Ton plaçait des arbalétriers qui, dominant les na-
fires ennemis, comiwtlMent d'en haut avec arantage. L'entrepont con-
tenait une écurie pour quarante chevaux, et, outre les matelofs néces-
Mires à la manœuvre, son éofuipage se composait de cent soixante
kommes d'armes et cent vingt arbalétriers. L'historien PePô Lopez
cTAyaki était à bord de ce vaisseau, commandant du chftteau de ponpe.
Parmi les capitaines des airtres navires, on remarquait plusieurs Gé-
nois, considérés comme les hommes de mer les plus habiles de cette
époque, qui tous, afînsi que l'amiral Gil de Boccanegra, étaient depuis
long-temps au service de Gastille.
Vers la fin d'avril iSm, cette grande flotte entra dans la Méditer-
ranée, après avoir vainement attendu pendant deux semaines les
vaisseaux portugais sur la rade d'Algenras. Le 7 mai, elle était signa-
lée à la hauteur de Carthagène, où elle relâcha encore quelques
Jours (S). En quittant Séville, le roi avait annoncé qu'il voulait finir b
guerre par une bataille décisive. Barcelone, centre du commerce et de
la puissance navale des monarques aragonais, devait être le but de ses
efforts. A cette époque, cette ville, encore mal fortifiée, comptait pour
« défense, comme Athènes airtrefois, sur le nombre de ses vaisseaux
^ le courage de ses marins. Il était donc important de ne pas laisser à
fennenai le toisir d'y organiser une résistance vigoureuse; néanmoins
le roi perdit inutilement beaucoup de temps à croiser devant Algeziras,
jpuis devant Carthagène; enfin il s'arrêta encore devant Guardamar,
dont il eut cette fois la satisfectfon de prendre le château, témoin de
ton désastre l'année précédente. Longeant la cftte de Valence et répan-
dant partout ralarme, il rallia enfin à rembeuchure de l'Êbre l'escadre
portugaise. Le légat, qui se trouvait alors à Tortose, se fit aussitôt con--
dnire à son bord, et vint le snpplier, toujours sans succès, d'accorder
f|Mlqnes jours de trêve. Le rai l'accueillît avec honneur, l'admit à sa
teble, mais rejeta bien loin toutes ses propositions.
Une escadrille de sept galères» qui précàlait la flotte castUlanne, cber-
chant inutilement des navires aragonais, ramena à Carthagène, an
(I) Qu9 dêcian mrtf. O'ftprès «ette «xpressbn d*Ayâla, on ponrratt croire qne lîzel
ItMîC le nom du Ttineta. Mais dans i|fidqiie8 pièces des Atehivn ^Aragon J*ai trouté
le net ûxtht va pluriel, ee qui prouve iiue f^Mà un nom générique pour désigiier cer-
lÉtae ^ItMr 4e nsTim»
n Jtnh. yen. de Ar. AtOogr. Lettre de rinftuit don Femand à Pierre IV, de Valence,
V met IS9f , asnuonça&t Vanltêe prodkidne de fiescadre portugaise*
72 UVUB DBS BBUX MONDES.
bout de quelques jours de croisière, une carraque vénitienne, capturée
à la hauteur des Baléares. Le roi de Castille était alors en paix avec la
République; mais, dit Ayala, c'est l'usage des princes, quand ils ont une
armée en mer, d'emmener de gré ou de force tous les vaisseaux neutres
qu'ils rencontrent (1). Tel était alors le droit maritime de l'Europe. La
carraque, richement chargée, fut d'abord déclarée de bonne prise; ce-
pendant, quelque ten^ps après, elle fut relâchée sur les réclamations
des consuls vénitiens.
Barcelone, au xiv*" siècle la ville la plus commerçante et la plus
riche de l'Espagne, est bâtie au bord d'une anse qui s'ouvre au sud-
sud-est dans la Méditerranée. En face de la ville, une langue de terre
étroite, sur laquelle est situé aujourd'hui le bourg de Barcelonette, pro-
tège le mouillage du côté de l'est, tandis qu'une chahie de montagnes
p^u éloignée de la côte le défend contre les vents de l'ouest et du noixl.
Au sud, l'entrée du port est resserrée par des rochers cachés sous l'eau
et des bancs de sable, qu'on nomme en catalan les iasques. Aujour-
d'hui les vaisseaux vont jeter l'ancre sous la presqu'île de Barcelonette;
car, du côté de la ville, l'eau est peu profonde et le port tend à se com-
bler. Il résulte même de documens authentiques qu'il y a moins de
trois siècles les galères s'amarraient près de la bourse, c'estrà-dire que
la jmer couvrait l'emplacement de plusieurs rues modernes. En 1359,
la ville n'avait pas de remparts du côté du rivage, et le temps manquait
pour élever des fortifications régulières qui la missent à l'abri d'une
descente. Mais le roi d'Aragon, accourant à Barcelope, avait fait pro-
clamer l'antique usage : Princeps namque {% qui obligeait toute la po-
pulation à prendre les armes et à former la milice tumultuaire, qui
garde encore le nom de somatènes (3). On fit disparaître soigneusement
les balises et les signaux qui marquaient les passes entre les tasques,
et dans ces passes mêmes on coula des ancres énormes pour enfoncer
les bordages des navires castillans qui s'y engageraient sans précau-
tion. Dix galères bien armées, quelques-unes portant des bombardes,
formèrent une ligne d'embossage, qui, vers le sud, s'appuyait aux
tasques à la hauteur du mont Jouy, et se prolongeait au nord jusqu'au
couvent des frères mineurs (4), couvrant ainsi l'entrée des principales
(1) Ayala, p. 2i7.
(9) Carbonell, p. 187. Ce sont les deux premiers mots de la loi qui donne au prince ou
«n magistrat suprême le droit de convoquer tous les honmies en état de combattre lorsque
la ?ille est en danger.
(3) Nom donné aux levées en masse de la Catalogne. L*étymologie la plus probable
m*est fournie par mon ami don Manuel de Bofarull. Les hérauts chargés de convoquer
les miliciens criaient devant chaque maison : Via fora! allons, dehors! Les habitans sor-
taient en armes en répondant : Som atentt, nous sommes prêts. C'était en quelque sorte
on mot de ralliement qui dans la suite devint le nom de cette espèce de landêturm.
(i) Ce couvent n'existe plus aiyourd'hui. H y a sur son emplacement un magasin de
HISTOIRB DE BON PÈDRE. 73
e&qaidéboucliaient sur le port. Quatre machines nommées bricoles,
wfcaMement des espèces de catapultes, portées sur des roues, étaient
»iTle mage y prêtes à être dirigées sur le point qu'assaillirait l'ennemi.
Eatoeles galères, quantité d'autres bâtimens garnis de mantelets et de
\)ai^gages étaient remplis de marins et de gens de trait. Enfin, der-
tiète la ligue d*einbossage, sur la grève même, les habitans de Barce-
lone a^ûent improvisé une sorte de rempart avec des barques renver-
sées, la qaîUe en Tair, derrière lequel se rangèrent tous les corps de
nè&ers, chacun sous sa bannière, soutenus par les somatènes
campagne appelés dans la ville par le tocsin de la cathédrale. Toi
^paratifs étaient terminés, lorsquela flotte castillanne parut en
destasques, forte de quarante et une galères, sans compter les bât|
àYoiles.
Eq donnant imprudemment dans les passes, elle aurait peut
èprouTé de grandes avaries; mais un esclave, s'échappant de la \i
la nage, vint révéler aux amiraux de don Pèdre Texistence des pièges
sous-marins dont je viens de parler. Il fallait les détruire avant de rien
âitreprendre contre la ville, et pendant deux ou trois jours des chalou-
pes furent détachées pour enlever les ancres disposées dans les passes.
Cet obstacle écarté, toute la flotte s'avança en bon ordre, le lendemain
de la Pentecôte, 10 juin 1359, et se rangea en bataille parallèlement à la
ligne d'embossage aragonaise. Toute la journée on combattit de loin
sans se faire grand mal. C'était plutôt une reconnaissance qu'une atta-
que sérieuse. Vers le soir, les vaisseaux castillans se retirèrent et allè-
rent mouiller en dehors des tasques. Pendant la nuit, les Catalans res-
«rrèrent leur ligne d'embossage et la rapprochèrent de la ville, afin de
poaYoir être soutenus par leurs machines et les gens de trait qui bor-
daientle rivage. Le lendemain, rengagement fut plus sérieux. Les na-
vires castillans portaient sur leurs gaillards d'arrière des catapultes qui
lançaient de grosses pierres; mais, soit que ces engins tirassent de trop
loin, soit qu'ils fussent mal dirigés, l'effet en fut presque nul, et les
Catalans, en voyant tomber les pierres dans l'eau, répondaient par des
huées à ces décharges inutiles. Leur artillerie, au contraire, mieux
servie, produisit quelque désordre parmi les assaillans. Le fait suivant,
rapporté par le roi d'Aragon dans ses mémoires, prouve que déjà l'on
5a^ait pointer les canons avec quelque précision et les charger assez
rapidement (i). Le principal effort des Castillans se portait contre le
i^Htfbon. Le moiustère était situé précisément en face des Ataraianas, à gauche de la
fgmpe qa. conduit à la Muraille de mer.
(1) Lw canons se composaient alors de barres de fer forgé assemblées comme les
^oret dantonneau et reUées par des cercles de fer. U culasse était ouverte, et pour
^lied^i ^"^^^^ cylindrique ou une chambre f comme on dirait aigourd'hui,
fgtop ^poudre. Les canonnien attient on certainnombre de ces boites toutes chargée»
H RBVW DIS VaXSt MOIIMSi
premier vaiaseau à la droite de la ligne d'emboseage, et ilsdétacbèreoti,
pour Taccabler, leur plus gros navire armé d'une éoornie catapulta»
a Comme elle allait jouer, dit Pierre IV, notre vaisseau tira uoe bom-
barde dont la pierre, donnant dam le ch&teau d'arrière du Castillan, y
fit des avaries et occit un homme. Tôt après ladite bombarde lâcha un
autre trait qui fërit Farbre de la nef ennemie» en fit voler un grand
édat et navra plusieurs mariniers (1). »
Maltraités dans toutes leurs attaques et désespérant de forcer la ligna
ennemie^ les amiraux castillans donnèrent le signal de la retraite après
quelques heures de combat, et toute la flotte, virant de bord, gagna la
large et cingla vers les Ues Baléares. Don Pëdre se fit débarquer à Iviça
et mit le siège devant la capitale de llle. Ainsi, au lieu de proQIer de
la grande supériorité de ses forces navales pour détruire les escadres
aragonaises dispersées, il employait son immense armement contre une
place médiocre. Une faute si grossière n'échappa point au roi d'Aragon.
Tirant aussitôt de tous ses ports les galères qui s'y trouvaient armées, il
en forma une flotte de quarante voiles qu'il conduisit lui-même à Mal-
lorque. Les prières de ses capitaines, qui le suppliaient de ne pas s'er*
pos€u: dans une bataille navale, le déterminèrent à demeurer dans llie,
et il remit le commandement à son amiral don Bernai de Cabrera, le
chargeant de ravitailler la place assiégée. Au premier bruit de la réu-
nion d'une flotte aragonaise, don Pèdre, dans son ardeur de combattre^
quitta précipitamment Iviça, abandonnant ses engins et son artille-
rie {% et fit voile pour la côte de Valence. Il vint jeter l'ancre devant
Calpe, près de l'embouchure de la rivière de Dénia. La presqu'île de
Calpe couvrait ses vaisseaux lorsqu'on signala la flotte d'Aragon. Pour
le nombre etla force des navires, l'avantage était du côté des Castillans.
Cabrera n'avait que quarante galères, don Pèdre en avait quarante et
une et plus de quatre-vingts navires à voiles; mais, pour que ces der-
niers pussent prendre part au combat, il fallait un vent favorable, et,
au moment où les deux flottes se découvrirent, il faisait un calme plat.
On tint conseil. Le Génois Boccanegra, amiral de Castille, conseillait au
roi dedescendre à terre, lui remontrant qu'il était indigne de lui de com-
battre de sa personne dans une bataille où le roi d'Aragon ne se pré-
sentait pas. Peut-être Boccanegra voulait-il décliner la responsabilité de
la vie du roi, une imprudence, une fausse manœuvre, les hasards de
la mer, pouvant exposer son vaisseau à une destruction inévitable;
peut-être l'amiral prétendait-il se réserver à lui seul l'honneur de la
que Ton plaçait saccessivement dans la pièce sans avoir besoin de Técouvillonner comme
on fait aujourd'hui. Voir pour la description de ces bombardes Vexcellent travail de
M. Deville sur le château de Tancarville» p. 15.
(1) CarboneU, p« 1S7. — Ayala, pu 877 et suiv. — ZuritA»p. SS4.
{^\ GarboueU, pu 1S7^ verso*.
78
iricèoim. U^roponit 4'«iUeurs ^ae les gilères iiri«ent à la remorque
dix des plas gros Taisseaui: qu'elles raettraient «b ligne au milieu
d'elles. Quant aux autres navires à voiles que le calme condamnait à
rimmobilité, il voulait que, pendant le combat, ils détachassent contre
Tennemi toutes leurs chaloupes remplies d'arbalétriers. Don Pëdre
s'obstinait à rester à son bord. On perdit beaucoup de temps à déli-
bérer, puis à se préparer à la bataille. Pendant qu'on remorquait péni-
blement les navires à voiles, les galères aragonaises^ ayant reconnu la
supériorité des Castillans, faisaient force de rames et parvenaient à se
jeter dans la rivière de Dénia sous la protection des forts et des milices
valenciennes accourues sur la plage. On désespéra de les forcer dans
cette retraite.
Pendant deux jours don Pèdre leur présenta vainement la bataille.
Cabrera demeura immobile dans la rivière, où le roi n'osa point s'en-
gager. Las de ce blocus inutile, et sans espoir d'attirer l'ennemi au
combat, don Pèdre prit le parti de la retraite et gagna lentement Car-
thdgène avec toute sa flotte, après avoir fait près d'Alicante une dé-
monstration de descente qui fut repoussée. A Carthagène, les galères
portugaises, qui, d'après leur traité, ne devaient demeurer que trois
mois aux ordres du roi de Castille, le quittèrent pour regagner leurs
ports. Ce fut le signal de la dispersion générale. Les navires marchands
congédiés rentrèrent dans l'Océan; les galères castillannes allèrent
désarmer à Séville, les vaisseaux maures à Malaga (1). De sa personne,
le roi partit de Carthagène pour courir au château de Tordesillas, où
Marie de Padilla allait bientôt lui donner un fils. Telle fut la fin de celte
grande expédition sur laquelle le roi avait fondé de si hautes espéran-
ces. Après tant de préparatifs, tant de dépenses, cette flotte, qui devait
conquérir la Catalogne, rentrait au port ramenant pour tout trophée la
carraque prise aux Vénitiens. Cette capture avait échauffé l'avidité des
capitaines castillans. Us représentèrent à don Pèdre que, s'étant attiré
déjà rinimitié de la République en prenant un seul vaisseau, il fallait
recueillir les profits d'une rupture désormais inévitable. Douze vais-
seaux de Venise, venant de Flandre, richement chargés, allaient passer
le détroit de Gibraltar; on proposa de les arrêter au passage. Cet acte de
piraterie contre des neutres fut, dit-on, approuvé par le roi, qui donna
l'ordre à vingt galères de croiser dans le détroit pour surprendre les
Vénitiens; mais la mer était décidément contraire à don Pèdre. L'es-
cadre de la République traversa le détroit sans obstacle, ignorant même
le danger qui la menaçait, grâce à un coup de vent qui poussa les ga-
lères du roi jusqu'au cap d'Espartel (2). Peu après la retraite des Cas-
Ci) Ayala, p. 280, 287.
(S)/(l.,p.M7.
76 miYDB DBS DEUX HOIIDES.
tillans, la flotte d'Aragon rentra dans ses ports et désarma. Quelques
vaisseaux seulement tinrent la mer et Tinrent insulter les côtes d'An-
dalousie.
xni.
CXmTINUATION DE LA GUBRRE GONTHB l'àRàGOM. — MBURTRBS
DB PLUSIEURS RICHES-HOMMES. — 1359-1361.
I.
On s'explique difficilement comment Farmée castillanne, réunie sur
les frontières d'Aragon, ne fit aucun mouvement, aucune démonstra-
tion pour soutenir les opérations de la flotte. Elle ne se mit en cam-
pagne qu'au commencement de l'automne, et ce fut pour repousser
une invasion. Le comte de Trastamare et don Tello, avec environ 800
hommes d'armes, étant entrés en Castille du côté d'Agreda, se trou-
vèrent en présence de don Fernand de Castro et de Juan de Hinestrosa,
à la tète d'un corps de troupes deux fois plus considérable que le leur.
L'action s'engagea dans la vallée d'Araviana, au pied des montagnes
de Toranzo et de Tablado. Malgré l'avantage du nombre, les lieutenans
de don Pèdre furent défaits au premier choc. Ce fut moins un combat
qu'une déroute, et des deux côtés il y eut peu de morts; mais le roi y
perdit quelques-uns de ses plus fidèles serviteurs, entre autres Hines-
trosa, dont le dévouement ne s'était jamais démenti et dont les conseils
lui avaient été souvent utiles (1).
L'orgueil castillan ne pouvant admettre que les Aragonais, inférieurs
en nombre, eussent loyalement remporté la victoire, le soupçon de
trahison atteignit plusieurs des chefs, et il est vraisemblable que ce ne
fut pas sans fondement. La plupart des chevaliers et des gentilshommes
qui accompagnaient Hinestrosa avaient mal fait leur devoir et l'a-
vaient abandonné honteusement au plus fort de la mêlée. En outre, au
moment de marcher à l'ennemi, Hinestrosa avait envoyé à Diego Ferez
Sarmiento et à don Alonso de Benavides l'ordre de le joindre avec tous
leurs hommes d'armes. Bien que leurs cantonnemens fussent proches
d'Araviana, ils obéirent avec tant de lenteur que l'affaire était déjà termi-
née lorsqu'ils parurent sur le champ de bataille. Arrivant avec des trou-
pes fraîches, au lieu de prendre une revanche éclatante sur l'ennemi
fatigué, ils ne songèrent qu'à se retrancher sur une hauteur sans cher-
cher même à rallier les fuyards. Plusieurs les accusaient de s'être laissé
séduire, n'y ayant pas d'apparence que le Comte, si prudent d'ordinaire,
se fût aventuré au milieu de plusieurs corps considérables, s'il n'eût été
(1) Ayala, p. i90.
BinOmB DB DOll PiDU. 77
dlntelligence avec leurs chefs. D'autres attribuaient, avec plus de rai-
son peut-être, la conduite des lieutenans de Hinestrosa à leur jalousie
contre un homme comblé des faveurs du roi. L'événement vint con-
firmer bientôt les soupçons de don Pèdre. Deux riches-hommes, qui
avaient assisté au combat, Pero Nunez de Guzman, adelantade du
royaume de Léon, et Pero Alvarez Osorîo, quittèrent brusquement
Tarmée avec tous leurs vassaux, publiant qu'ils allaient dans leurs
lerres chercher des renforts. Aussitôt le roi ne douta plus qu'ils n'eus-
sent vendu leur général au comte de Trastamare et qu'ils n'allassent
au cœur de son royaume préparer une nouvelle rébellion. Sa colère
s'exhala en menaces contre les lieutenans de Hinestrosa, et l'on en con-
naissait trop les eflèts pour ne pas chercher à la prévenir par une
prompte fuite. Benavides se cacha. Sarmiento, après quelque hésitation,
passa la frontière et vint offrir ses siervices à don Henri. Peut-être
n'étaient-ils coupables que d'avoir douté de la justice de leur maître (i ).
Don Pèdre ne pouvait apprendre la défection d'un de ses riches-
hommes sans croire à une conjuration de toute sa noblesse. Alors sa
fureur ne lui montrait partout que des ennemis; traîtres ou vassaux
fidèles, il frappait au hasard. 11 lui fallait absolument couper des têtes,
comme s'il se fût reproché de ne pas s'être assez fait craindre. 11 avait
entre ses mains les deux derniers enfans de dona Leonor de Guzman,
retenus captifs depuis plusieurs années dans le château de Carmona.
L'un, nommé don Juan, qu'on a déjà vu à Toro, avait dix-neuf ans;
don Pedro, le second, quatorze ans à peine. Hais le roi se souvenait qu'à
dix-neuf ans don Henri était déjà un chef de parti redoutable, et la
perte de ces malheureux princes fut aussitôt résolue. Un arbalétrier de
la garde, porteur d'un ordre secret, se fit ouvrir leur prison et les tua
l'un et l'autre, a Tous ceux qui aimaient le service du roi, dit Ayala,
apprirent avec douleur cette sanglante exécution; car, pour mourir
ainsi, qu'avaient fait ces jeunes princes? Quand avaient-ils manqué à
leur frère ou désobéi à leur souverain (2) ? »
Ces violences détestables servaient aussi bien le comte de Trastamare
que la fortune des armes. 11 avait déjà de nombreux partisans dans
toute la Castille, et la plupart des nobles voyaient en lui le champion
^ leurs franchises et de leur indépendance. Le roi ne comptait pas
moins d'ennemis parmi le clergé dont il semblait prendre à tâche, en
toute occasion, de réduire les privilèges. Toujours indocile aux ordres
de l'égUse, il repoussait comme des attentats contre son autorité des
prétentions du saint-siége , admises sans opposition dans tons les états
de l'Europe (3). Cette justice même qu'il voulait maintenir si rigou-
<1) Ayala, p. S91.
(S) ibid., p. iM.
(3) Le pape ajint, par uoe.biiUe, exigé une dime aiir les biens apparteoaot aux ordres
7â MKnm m vmcx
reuse entre tous ses sujets, saas distinction de rang et de rdigion, loi
était imputée à crime par ceux qui se croyaient au-dessus des Mb,
c'est-à-dire par quiconque aTait un fief, une prébende, des vassaux. Le
nombre de ces privilégiés était grand en Castille. Il traitait bumaine-
ment les Juifs, et plusieurs occupaient de bautes cbarges à sa cour.
Probablement il avait accordé à ce peuple malheureux quelques fran-
cbises dont il ne jouissait pas sous ses prédécesseurs; car on a pu re-
marquer que, dans tous les troubles civils, les Juifs s'étaient hautement
déclarés pour lui. Il n'en hllait pas davantage pour autoriser les bruits
les plus absurdes sur son impiété. Qu'il accueillit un savant arabe ou
qu'il se montrât affable pour un négociant juif, dont l'industrie enri-
chissait l'état, on murmurait tantôt qu'il était musulman, tantôt qu'il
était juif, et qu'il pensait à détruire le christianisme dans son royaume.
Et de fait, on l'avait entendu répéter plus d'une fois qu'il n'avait de
loyaux sujets que les Maures et les Hébreux. Ces rumeurs étaient pro-
pagées surtout par les ecclésiastiques, et, bien qu'à cette époque leur
pouvoir n'allât pas jusqu'à détrôner les rois, ils n'en étaient pas moins
des agens dangereux qui favorisaient puissamment les menées du
comte de Trastamare et réimndaient dans toute la Castille un levain
de désaffection et de mutinerie.
A l'irréligion de don Pèdre, on commençait à opposer la piété vraie
ou feinte de don Henri. Personne ne connaissait encore les prpjets de
ce jeune prince, et assurément, quelle que fût son ambition, il était en-
core loin d'aspirer à la conquête d'une couronne^ mais partout on le
vantait, on le comparait à don Pèdre. De capitaine d'aventure au ser^
vice d'un roi étranger, il était devenu en peu de temps le chef et l'es-
poir d'une masse de raécontens qui s'accordaient à le regarder comme
un libérateur. Chaque faute de son frère relevait, pour ainsi dire, d'un
degré, et, s'il ne voyait pas encore clairement dans l'avenir, déjà du
moins il avait la conscience d'une grande mission, et ni le courage, ni
l'audace, ni la prudence, ne kii manquaient pour l'exécuter. Depuis le
combat d'Araviana, les espérances de ses partisans s'étaient |>rodigieu-
sement accrues. Pressé par les émigrés qu'il coRimaiidait et par les
mécontens cachés avec lesquels il entretenait uaecorrespciidance active,
il ne rêvait qu'une invasion en Castille, et soUioHait le m d* Aragon de
lui confier une armée, l'assurant que sa présence suffirait pour déter-
miner un soulèvement général. Une seule bataille, disaît^l, iermiBera
une guerre si coûteuse pour vos étals. Plus ataie et peut-être mieux
militaîras, don Pèdre défendit d*a?oir égard à ce décret par «m reacrit daté d'Otmedo
5 juillet, ère 1397 (1359). On remarquera le considérant où se peint son caractère : «Et
pourtant que c'est chose nouvelle et inusitée aux temps passés, qui, si eUe était touf-
ferte, détruirait lesdits ordres, œuvres des rois d'où je sors, voire, mmrm mieaaes, d'où
«le Tiendrait gnad doaMPtge» » ■•to» ftriiri> <k Galalri)y>,#* MOi
B18T0I1E DE DON PiOKB. 79
HDstniit dn véritable état des choees, Pierre iV ne partageait pas sa con-
fiance, qu'il taxait de témérité. D'ailleurs^ à sa cour même, la fortune
s rapide du comte de Trastamare avait excité bien des jalousies. L'infant
doD Fernande qui se regardait toujours comme Ttiéritier présomptif de
la couronne de Castille, voyait avec dépit l'ambition croissante d'un
kooime que le malheur de sa naissance mdlaU dans un rang » fort au-
dessous du sien. Neveu du roi don Alphonse, pouvait-il souffrir qu'un
bâtard lui disputât le premier r61e? U avait aussi ses partisans secrets
dans la CastiUe; il se prétendait appelé à la délivrer de don Pèdre, et de-
mandait à Pierre IV le commandement de cette armée qui devait con*
quérir un royaume. De son côté, don Henri déclarait qu'il ne passerait
pas la frontière, si on lui donnait un supérieur. Prières, intrigues, me*
naces, il n'épargnait rien pour éloigner son rival d'une proie qu'il pen-
sait déjà tenir. Entre les prétentions d'un frère qu'il détestait et celles
de l'aventurier dont les services lui avaient été déjà si utiles, le roi
d'Aragon ne pouvait longtemps hésiter. Quelle que fût la haine qu'il
portait à don Pèdre, il n'aurait jamais voulu la ruine de ce prince, si elle
eût servi à l'élévation de don F^rnand. A ses yeux, l'infant était encore
an ennemi» un reheUe, et U n'avait jamais perdu le souvenir de son
sUÎMice avec les révoUés<le VUnion. Lui dmmer un royaume, c'était
armer contre lui un rival plus dangereux peut^h^e que n'était don
Pèdre. Au cûntrairOi il ne voyait dans le comte de Trastamare qu'un
soldai de fortune^ initrunvent docile de ses dessems, dcmt l'ambition su-
balterne serait toujours facile à contenter. Ce fut donc à don Henri
qu'il doima le commandement de l'expédition contre la CastiUe. An
titre de son promrateur, il joignit les pouvoirs les plus amples pour
traiter avec les riches-hommes et les communes, engageant sa parole
royale de ne faire ni paix ni trêve avec dcn Pèdre sans stipuler en fa-
veur des alliés qui se rallieraient autour de sa bannière (1). Pendant
que don Henri réunissait ses troupes da»9 le bas Aragon, Pierre IV ver
tenait l'infant sur la frontière de Murôe, et l'amusait avec l'espoir
d'une autre expédition plus importante et plus digne de lui.
H.
Au milieu de ces préparatifs et des escarmouches continuelles dont
la frontière était le théâtre^ le légat Gui de Boulogne poursuivait sa
mission de paix avec une infatigable persévérance; se flattant que la
défaite d'Araviana aurait inspiré à don Pèdre de salutaires réflexions, il
redoubla auprès de lui ses instances, et finit par obtenir qu'il nommât
deux plénipotentiaires pour traiter d'un accord avec le roi d'Aragon. Ce
' (1) Àr€h, çmk» de Ar., iMifcIteas et ptmfttin domé» au wnlke do Trutsmam. Tira-
sMia, l« JMU» laSAw ftig. ma, i^m V. Aypeiidice^
80 mm MB DEUX moudb.
dernier désigna pareillement ses fondés de pouvoirs, et cependant ne
cessa point de fournir de l'argent et des soldats au comte de Trasta-
mare. Il est juste de dire qu'on n'avait point stipulé de trêve pendant la
durée des négociations qui allaient s'ouvrir sous les auspices du car-
dinal-légat.
Ces conférences eurent lieu à Tudela en Navarre, et commencèrent
avec l'année 1360. Là, Gutier Fernandez de Tolède, plénipotentiaire de
Gastille, s'aperçut bientôt que l'envoyé du roi d'Aragon ne cherchait
qu'à gagner du temps, tandis que don Henri achevait ses préparatifs, et
que ses nombreux émissaires allaient au loin tenter la fidélité des riches-
hommes et des gouverneurs du roi. Naturellement, Fernandez eut de
fréquentes occasions de voir plusieurs émigrés avec lesquels il avait eu
autrefois des relations d'amitié; leurs espérances, leurs desseins ne lui
échappèrent point; ils n'en faisaient pas mystère. 11 sut tout ce qu'ils
attendaient de l'entrée de don Henri, et les promesses de ses adhérens
cachés, et les séductions exercées avec succès à l'égard de quelques-uns
des affidés de son maître. Surpris de trouver toujours don Henri seul
à la tête de ces trames, il s'aboucha avec quelques gentilshommes atta-
chés à l'infant d'Aragon, et bientôt, par leur moyen, entra en relations
avec ce prince. Quel était son dessem? on l'ignore. S'il en faut croire
Ayala, il se bornait à lui faire des offlres de pardon et des promesses, s'il
voulait quitter le service de l'Aragonais et rentrer en Gastille. Il s'ef-
forçait d'exciter sa jalousie et de lui persuader qu'il était sacrifié par le
roi d'Aragon à un aventurier intrigant. A ce compte, Fernandez aurait
employé contre les ennemis de don Pèdre les armes dont ils faisaient
contre lui un si dangereux usage, et son but était de les affaiblir en les
divisant. Toutefois on a peine à croire qu'il se livrftt à ces tenébreuses
menées sans une arrière-pensée coupable, car l'on ne comprend pas
pourquoi il eût caché à son maître les ouvertures qu'il faisait en son
nom. Quoi qu'il en soit, ces intrigues ne purent être conduites avec tant
de mystere que don Pèdre n'en fût bientôt instruit. 11 se garda d'abord
d'en rien laisser paraître, et continua de montrer la même confiance à
Fernandez, attendant avec patience qu'il fût en mesure de le punir.
Maintenant, d'ailleurs, la prochaine expédition du comte de Trastamare
réclamait toute son attention. U quitta précipitamment Séville, publiant
qu'il se rendait à Burgos; mais, suivant son habitude, avant de défendre
ses frontières contre un ennemi déclaré, il ne voulut pas laisser der-
rière lui d'ennemis secrets. Depuis quelque temps, il suivait de l'œil
toutes les démarches de Pero Nunez de Guzman et d'Alvarez Osorio,
ces deux riches-hommes qui avaient quitte leurs drapeaux si vite après
le combat d'Araviana. Au lieu de prendre la route directe de Burgos,
le roi y marchant avec cette célérite merveilleuse qui lui avait déjà
réussi , parut tout à coup dans le royaume de Léon et sur les domaines
H18T01KB DB DON PÈim. 81
de Pero Nonez, avant que celui-ci soupçonnât son approche. Prévenu
au dernier moment par un écuyer fidèle, ce seigneur n'eut que le
temps de sauter à cheval et de gagner à toute bride son château
d'Aviados. U y arriva , poursuivi jusqu'au bord du fossé par le roi,
que n'avait pu lasser une traite de vingt-quatre lieues parmi d'âpres
montagnes. N'ayant ni le loisir ni les moyens de l'assiéger, le roi l'aban-
donna pour un temps, et ne pensa plus qu'à s'emparer d'Alvarez Osorio,
son complice. Il eut recours à la ruse, le sachant sur ses gardes. Son
premier soin fut de le rassurer et de lui persuader qu'il se payait des
excuses dont Osorio colorait son espèce de désertion. U feignit d'être sa
dupe, et lui promit la charge d'adelantade de Léon , dont Pero Nunez
venait d'être dépossédé. Telle était l'inconstance et la cupidité de ces
riches-hommes, qu'Osorio n'hésita pas à accepter les dépouilles de son
complice; il vint baiser la main du roi et le suivit en Castille. Mainte-
nant, don Pèdre savait si bien composer son visage, qu'il trompait jus-
qu'à ses plus intimes familiers. Personne ne douta qu'il n'eût rendu ses
bonnes gracesà Osorio, et toute la cour commençait à le traiter comme
un favori. Malgré sa privante avec le roi, Diego de Padilla lui-même
n'était pas mieux instruit de ses dessehis, et il semble qu'il dût cette
heureuse ignorance à l'opinion qu'il avait inspirée de sa franchise et
de son caractère loyal. U avait invité à dtaier le nouvel adelantade, dans
une halte que la troupe royale faisait à quelques lieues de Yalladolid,
où elle se dirigeait. Au milieu du repas, surviennent deux arbalétriers,
Juan Diente et Garci Diaz, ministres ordihaires des vengeances du roi;
devant Padilla, saisi d'horreur et d'épouvante, ils égorgent Osorio et
lui coupent la tête (i). Ce meurtre fut bientôt suivi d'autres exécutions
non moins sanglantes. Dans sa marche rapide, don Pèdre faisait arrêter
tous ceux qu'il avait convaincus ou soupçonnés d'intelligence avec le
comte de Trastamare. U les trataiait quelque temps à sa suite, puis les
faisait décapiter. Au nombre des victimes, il faat remarquer un ecclé-
siastique, l'archiprêtrede Diego de Maldonado, accusé d'avoir reçu une
lettre de don Henri (2).
Tant de rigueurs ne rendaient pas la noblesse plus fidèle. Tandis que
le roi faisait tomber des têtes en Castille, Gonzalo Gonzalez Lucio, gou-
verneur de Tarazona, livrait cette place au roi d'Aragon. Il y avait
deux ans que ce chevalier, lieutenant de Hinestrosa, traitait secrète-
ment avec Pierre IV et laissait marchander sa fidélité. U lui fallut ce-
pendant un prétexte pour colorer sa trahison, et il s'y fit autoriser par
le légat, qui avait toujours protesté contre l'occupation de Tarazona,
attaquée, ainsi qu'on Ta vu, pendant une trêve. Un présent de quarante
(1) Ayala, p. i98.
(2)/d., p.aw.
TOMfi XXI.
as UTUl DV DMIX llOIfM9.
mille florins et la maio d*une riche héritière d'Aragon adiefèrent de
laver ses scrupules (i).
Don Pèdre n'était point encore arrivé i Burgos, lorsqu'il apprit que
le comte de Trastamare et ses deux frères, don Tello et don Sancbe,
étaient entrés en Castille avec quinze cents lancer et environ deux mille
fantassins, la plupart émigrés ou vassaux du oomte d'Osuna, riche-*
homme d'Aragon, fils du ministre Bernai de Cabrera. Longeant le
frontière navarraise, cette petite armée remonta la rive drcnte de l'Èbre
et s'avança jusqu'à Pancorbo. Autant qu'on en peut juger aiqourd'hui»
le dessein du Comte était d'insurger le nord de la Casttlle, de rallier
dans les provinces basques les partisans de don Telle, et de venir dane
le rojaume de Léon donner la main à Pero Nunez de Guxman. Ses
soldats, mal payés et sans discipline, se livraient dans leur marche am^
excès les plus révoltans. A Najera, ils avaient massacré tons les Juifs,
de concert avec les habitans chrétiens, que le Comte encourageait à
celte boucherie, afin de les attacher à sa causa en les compromet*
tant (2). Quelques riches-hommes lui ouvrirent leurs châteaux, d'au*
très vinrent le joindre avec leurs hommes d'armes; mate la masse de
la population accueillait avec répugnance une armée qui promenait
autour d'elle le pillage et l'incendie. D'ailleurs, nul obstacle sérieux
sur son passage. Don Pèdre, arrivé malade à Burgos, ne pouvait en*
core prendre le commandement des troupes qu'il rassemblait autour
de cette ville, et ses lieutenaos, hors de sa présence, n'étaient jamais
pressés d'agir.
Le malheur n'avait pas uni entre eux les fils de doua Lécmor. On a
déjà vu don Henri et don Tello se tromper et se trahir l'un l'autre.
Quelquefois rapprochés par un danger commun, ils agissent de con<*«
cert; mais ils sont toujours prêts à violer leurs sermons d'alliance sui*
vant leurs avantages particuliers. Don Tello, jaloux de son aîné, n'avait
jamais eu d'autre but que de se faire une suzeraineté indépendante
comme celle qu'il avait autrefois possédée en Biscaïe; en ce moment
(1) Ayala, p. 299, Zurita, t. Il, p. 89S, Carbonell, p. ISS, rapportent que la reddition
de Taraiona eut Lieu au commencement de l*«ioée IMQ. Une lettre dn toi d'Aragon à
Diego Ferez Sarmiento, en date du SI férrier ISSO, annonce la priaa de cetto place, dans
laquelle il Yenait d'entrer, Arch, gen. de Àr., registre 1170 Swrttorwm, p. S6. Mais,
dès le 5 décembre 1357, il signait à Gonzalez Lucio, vassal du roi de CasHUe, et à Suer
Garcia Suarez de Tolède, écuyer, la promesse de 40,000 florins de bon or, payables à
Tudela en Na? arre, à la condition qu'ils lui livreraient Tarazona, et pour les grandes dé*
penses qu'ils ont faites et funt chaque jour à «on mrne% : por rah^ de (gram oosta qtm
havedet feeko e fansdes de eada dia en nussiro êêrvisio. Arch, gen, de Ar., r&^
gistre 1293 Secretorum, p. 57. A la même date, le roi promet à Suer Suarez 10,000 flo-
rins, probablement pour sa part dans les 40,000, prix de la reddition de Tarazona. (Même
registre, p. 5S.) Il parait que le roi d'Aragon, fort à court d'argent, ne put payer Lucio
qu'en 1360.
{%) Ayala, p. 301.
mène, il dMrcliaH «>i]8 main à se réconcilier avec don Pèdre, et, par
l'entremiBe d'an de ses affidés, traitait du prix de sa soumission, lors-
que don Henri en fut informé. Trop faible po«*1e punir, il n'osa pas
même lui reprocher sa trahison; mais il s'empressa de le renvoyer au-
près de Pierre IV, sous prétexte de demander des renforts. Don Tello
partit pour l' Aragon, accompagné de quelques hommes dévoués à son
firère, dmrgés de veiller sur sa conduite (i).
m.
Dès que don Pèdre fut en état de monter à cheval , il se mit aussitôt
en campagne avec toute son armée forte de cinq mîUe lances et dix
mille hommes de pied. Don Henri, le croyant encore malade sans
doute, et ignorant le nombre de ses troupes, s'était affaibli en déta-
chant son frère don Sanche avec un parti contre la ville de Haro; mais,
à rapproche de Tennemi, il quitta Pancorbo en toute hftte et se replia
sur Najera, reprenant la route qu'il avait suivie. Là, il fit mine de ré-
sister et se retrancha en dehors de la ville, probablement pour at-
tendre don Sanche en danger d'être coupé. Don Pèdre s'avançait avec
lenteur, exerçant de terribles vengeances contre les villes et les châ-
teaux qui avaient accueilli les rebelles. A Miranda, où la populace,
excitée par les bannis, avait pillé et massacré les Juifs, il fit arrêter les
chefs de l'émeute, et en sa présence même ces misérables furent
brûlés vifs ou bouillis dans d'énormes chaudières. Ces effiroyabies sup-
plices étaient autorisés par d'anciennes lois, mais depuis bien des an-
nées on n'en avait fait aucun usage. L'àorreur de ces châtimens faisait
oublier lé crime des coupables (2).
Gomme il marchait sur Najera en délibération de combattre, un
prêtre, venu de Santo-Domingo de la Calzada, se présenta devant lui,
demandant à lui parler en particulier, a Sire, dit-il, monsieur saint Domi-
nique m'est apparu en songe, et m'ordonne de vous avertir que si vous
ne vous amendes, don Henri, votre frère, vous tuera de sa main (3). »
(l) Ayala, p. SOI.
(1) Ayak, p. 36a. Abrtviada. Gfr. note i de M. Iiii{^o. — On peut demander com-
ment, au milien d'nne expéditioa, don Pèdre troovait des t aaes asses grands pour bouillir
des hommes? — Dans toute la Castille on se sert de jarres énormes pour garder le ?iB,
l*huile ou le blé» quelquefois Teau. Non-seulement un homme, mais plusieurs, pourraient
entrer dans une de ces jarres. Leur forme est tout antique. On sait que le tonneau à%
Diogàne était un Tase de terre.
(8) SnifantUtaraditicmpopalaîre, cette prédiction ftrtadrenée au roi par le spectre d\m
prêtre qn*ii avait tué de sa main. Le fantôme bîqiiêU^ smvant le style ordinaire des te-
tômes qui affectionnent l'obscurité : Tu $er<u pierre à Madrid. En effet, la statue de
don Pèdre, placée sur son tombeau par sa petite-fille, ubbesse du cou?ent de Saint-Domi-
nique, se voit encore à Madrid. La tradition que je ?iens de rapporter a été suif ie par
Moreto dans sa curieuse comédie du Rico Hombre d$ Akalà.
84 UTUI DIS DEUX IfOllDES.
Cette étrange révélatioD, qui dans la suite put passer pour une pro^
phétie, n'était probablement que la rêverie d'un cerveau malade. La
haine fanatique qu'inspirait à beaucoup de prêtres l'irréligion avérée
du roi avait probablement exalté ce visionnaire, et il n'est pas surpre-
nant qu'à la veille d'une bataille où les deux frères allaient se rencon-
trer l'épée à la main, il prédît une mort violente à celui que l'église
avait condamné. Le roi, troublé d'abord par l'air inspiré et l'assurance
du prêtre, s'imagina bientôt que c'était un émissaire de l'ennemi en-
voyé pour jeter le découragement parmi ses soldats. Il le menaça pour
en obtenir des aveux. Ce fut en vain qu'on le pressa de nommer ceux
qui l'avaient envoyé. A toutes les questions, le prêtre répondait imper-
turbablement qu'il ne tenait sa mission que de saint Dominique. Don
Pëdre, irrité de son obstination, le fit brûler vif en tête de son camp (i).
Quoique naturellement superstitieux comme tous les hommes de
son temps, le roi redoutait plus la malice de ses ennemis que le cour-
roux des saints, et il poursuivit sa marche, bien résolu de combattre.
Un vendredi, à la fin d'avril 1360, il découvrit l'armée du Comte en
bataille, postée sur une colline en avant de Najera, et forte d'environ
trois mille hommes, dont un tiers de cavalerie. Au sommet du ma-
melon occupé par les rebelles, on distinguait la tente du Comte et sa
bannière flottant à côté de celle de don Tello, dont les vassaux étaient
demeurés avec son frère. Sans attendre le reste de l'armée, l'avant-
garde du roi chargea impétueusement, et du premier choc gagna la
hauteur et s'empara des deux bannières. La troupe du Comte s'enfuit
dans le plus grand désordre vers Najera, et la plupart des hommes
d'armes, abandonnant leurs chevaux, se jetèrent dans les fossés, car
en un moment le pont fut encombré par les fuyards. Don Henri lui-
même ne put entrer dans la ville que par un trou de la muraille qu'on
élargit pour le recevoir. La nuit empêcha don Pèdre de poursuivre son
succès et d'exterminer le reste des rebelles. Satisfait de la journée, il
ût sonner la retraite, et regagna son camp éloigné de Najera de quel-
ques milles. Le lendemain matin, comme il en sortait à la tête de son
armée pour donner l'assaut, il rencontra quelques-uns de ses géné-
taires revenant d'une escarmouche aux barrières de la ville. Le pre-
mier homme qui s'offrit à sa vue était un des écuyers de son hôtel; il
avait le visage baigné de pleurs et poussait des sanglots; son oncle ve-
nait d'être tué à ses côtés. Encore souffrant de sa maladie, ému de la
sinistre prédiction du prêtre et de sa persévérance à nommer saint Do-
minique au milieu des flammes, le roi crut voir un présage funeste
-dans la rencontre de cet homme désolé. Sa fermeté l'abandonna tout à
coup. Ce fut en vain qu'on lui représenta la situation désespérée de
(i) Ayala, p. 305.
HKTOIBB DB DOH PiDRB. 85
rennemi, hors d'état de tenir quelques heures dans une ville mal for-
tifiée et sans proTisions. Un dernier effort allait mettre son frère entre
ses mains etledélÎTrer pour toujours du plus redoutable de ses adver-
saires. Don Pèdre n'était plus le même homme. Il refusa obstinément
de pousser sa pointe. Au lieu d'attaquer Najera, ou tout au moins de
l'investir, il retourna brusquement à Santo-Domingo, probablement
avec le dessein d'apaiser par quelque expiation la colère de saint Do-
minique. Cependant don Henri et le comte d'Osuna, attribuant leur sa-
lut à la protection divine , s'empressaient d'évacuer Najera pour se
jeter en Navarre, suivis de don Sanche, qui parvint à les rejoindre.
Leur retraite fut pénible. Les hommes d'armes étaient démontés pour
la plupart; tous avaient perdu leurs équipages, et le nombre de leurs
blessés embarrassait encore leur marche. On croit que, s'ils eussent été
poursuivis avec vigueur, pas un seul n'eût repassé la frontière. Mais
don Pèdre demeurait immobile, et paraissait avoir tout oublié, jusqu'à
sa haine. Un moment, il parut sortir de sa léthargie et poussa les
fuyards jusqu'à Logrono. Là, le cardinal Gui de Boulogne accourut à
sa rencontre, et d'un mot l'arrêta. L'armée, qui marchait remplie d'ar-
deur, eut ordre de faire halte et de ne plus troubler la retraite de l'en-
nemi (i). Dès que le territoire castillan fut évacué par les rebelles, le
roi, qui semblait toujours en proie à une hallucination étrange, se hâta
de quitter le théâtre de la guerre et de retourner à Séville. 11 laissait
sur la frontière la plus grande partie de ses troupes sous le comman-
dement des trois maîtres des ordres militaires et de Gutier Fernandez,
qui, lorsque Tinvasion du comte don Henri eut amené la rupture des
conférences de Tudela, s'était mis à la tête d'un corps détaché à Molina.
La défaite de don Henri n'avait pas ébranlé la faveur dont il jouis-
sait auprès du roi d'Aragon, mais elle fit sentir à ce prince la nécessité
de mettre un terme, dans son intérêt, à la rivalité qui régnait entre
ses lieutenans. Peu de jours après la bataille de Najera, ayant réuni
l'infant et le comte de Trastamare, il les obligea de se jurer paix et
amitié, et, selon l'usage, un acte solennel fut dressé en témoignage de
cette réconciUation. Les mains étendues sur les Évangiles, don Fer-
nand et don Henri se promirent d'abjurer leurs rancunes, et de n'avoir
plus d'autre but que le service et l'honnenr du roi d'Aragon. Ils s'en-
gagèrent par le même traité à lui révéler toutes les propositions qu'ils
recevraient du roi de Castille, et à faire à ce dernier a tout mal, dom-
mage et déshonneur, de bon accord et en toute loyauté (2). » Je trans-
cris les termes mêmes de ce singulier contrat. En retour, le roi d'Ara-
gon leur renouvela l'assurance de sa protection et la promesse de ne
(1) AjaU, p. 307.
(S) Jaran de ayudar a fazer todo mal e danyo, desfaclmieiito e desonra al rey de Ca»-
tieUa bien e ieaLmeot. Pedrola, 11 mai 1360. Areh. yen. de Ar. pergamino, n» 2330.
86
jamais traiter vrec son eimeini sans stipuler en leur famur les oowii-
tiaos qu'ils exigeraient.
La sincérité de Pierre IV ne tarda pas à être mise à réfireure. Dès ie
lendemain de cette convention, Bernai de Cabrera, au retoor d'une
mission auprès du roi de CastiUe, rapporta Tultimatum de ce prince.
Une seule difficulté, suivant Tambassadeur aragonais, empêchait la con-
clusion d'une paix solide; c'était la rérocation demandée par Pierre IV
de ta sentence de liante traiiison rendue par don Pèdre contre l'infant
don Fernand et Henri de Trastamare. Le roi de Castille se refusait à
leur réhabilitation, et se croyait tellement assuré de son droit, cpi'il avait
offert à Cabrera de remettre entre ses mains le jugement de faflhire. U
lui avait proposé de désigner lui-même six arbitres à son choix , parmi
les prélats ou les riches-hommes de Castille, et de reviser avec eux la
sentence d'Almazan. Peut-être, en faisant une semblatde ouverture,
don Pèdre comptait-il un peu sur l'inimitié patente qui existait entre ce
ministre et les princes castillans; peut-être encore, comme on le pré-
tendit dans la suite, s'était-il emparé de l'esprit de Cabrera par de puis-
santes séductions. L'affaire fut portée au conseil secret de Pierre IV;
mais les débats furent arrêtés aussitôt par le roi, qui rappela son ser-*
ment de ne jamais traiter avec le Castillan sans stipuler des conditions
honorables pour les bannis ses alliés. Cabrera, qui s'était toujours
montré l'avocat de la paix, dut se soumettre à la résolution de son
maître, mais il demanda que sa proposition fût enregistrée et qu'on lui
donnât acte de ses efforts pour obtenir un accommodement (1).
Cette fidélité à ses engagemens et ces scrupules tout nouveaux chez
Pierre IV s'expliquent assez bien par l'espoir qu'il fondait en ce moment
sur une nouvelle alliance. U traitait alors avec les Maures de Grenade
et les déterminait à faire une diversion puissante. Il se flattait de donner
bientôt au roi de Castille tant d'occupaticm en Andalousie, qu'il fût forcé
d'abandonner la frontière d'Aragon. La suite du récit montrera que ses
calculs étaient justes.
Cependant la fortune sembfoit maintenant sourire à don Pèdre, et ses
armes étaient aussi heureuses sur mer que sur terre. Peu après son
arrivée à Séville, un aventurier nommé Zorzo (i), capitaine des arba-
létriers de sa garde, envoyé par lui en croisière sur les côtes de Bar-
barie, amena dans le port quabre galères «ragonaises qu'il avait cap-
Ci) Areh, gen, de Ar., reg. 1170 Sig^iUi secreti, p. 165. Attestatioa délivrée à don
Bernai de Cabrera ad iuam excugationêm, et in tettimonium veritatU, 12 mal 1360,
sans indvcatioB de lieu, probablement À Pedrola; on a yq que le traité de réconciliation
antre rinlnt ci don Henri est dirté de celte TiUe, ie It mai 1360.
(S) Ayala, p. 310, dit que cet honmie était né en Tartane, et ayait été escla?e i
Gènes. Zorxo, suivant M. Llaguno, est le nom de Georges en grec fulgaire. Ce^ une
erreur. Ce nom est du dialecte génois. Si Ayala aTait figuré la prononciation grecque, il
aurait écrit Yorios,
WmUMM m PQK PtBUU 87
ixaém après un brillant combat Le roi, depuia riosidte faite à sou
pavilloD par Perellôs, oa voulait plas Yoir que des piratas dans les ma*-
nos aragooaia. Il les fit traiter comme tels. Le capitaine des quatre
galères, gentilhomme Talenden^ camerlingue du roi d'Aragon, fut
Diîs à mort» et, avec lui, une partie de ses équipages (i).
lY.
Alphonse, roi de Portugal, grand-père de don Pèdre, était mort Tan-
née précédente, laissant la couronne à son fils, Pierre !•*. L'alliance
entre les deux royaumes en était devenue plus intime. Étroitement lié
par le sang et la politique avec don Pèdre, le nouveau souverain du
Portugal avait avec lui une conformité de caractère et de plans qirî
devait les rapprocher encore. Comme son neveu, il avait été outragé,
trahi par ses riches-hommes, et comme lui il avait conçu le dessein de
les réduire dès que la force serait entre ses mains. Altier, impérieux,
implacable dans ses ressentimens, féroce dans ses vengeances, il reçut
les mêmes surnoms qu'avait mérités son homonyme de Castille. Pour
la noblesse qu'il décima, il fut Pierre-le-Cruel; Pierre-le-Justider pour
le peuple dont il punît souvent les oppresseurs.
« Comme s'il eût craint de manquer de bourreaux, dit un chroni-
queur portugais, et pour n'être pas pris au dépourvu, il en menait un
à sa suite dans tous ses voyages. On le vit souvent donner lui-même la
question et fouetter de sa main les coupables ou les accusés. Il portait un
fouet à la ceinture pour l'avoir toujours prêt et n'avoir pas la peine de
le chercher (2). » Tel était le nouveau roi de Portugal. Qui ne connaît
la tragique histoire d'Inès de Castro, sa naaitresse chérie? Quelques
seigneurs jaloux du crédit que l'amour de Pierre, alors infant de Por-
tugal, donnait aux parens d'Inès, arrachèrent son arrêt de mort au roi
don Alphonse, et se firent eux-mêmes ses bourreaux (3). Bien que Tin-
tant eût solennellement juré de renoncer à la vengeance, les meur-
triers d'Inès se hâtèrent de chercher un refuge en Castille, dès qu'il
monta sur le trône. Hais cet asile était mal choisi. Le roi de Portugal,
(1) Ces cruautés «menèreat d«s représatUes. Le roi d'Aragon éorifait d« Barcelone, le
Il lepleiiibre 13M, au comte de Trastamare pour lui demander Henri Lopez de Oroico»
chevalier castillan, son prisonnier. Par une lettre du même jour, il ordennait à Jordan de
Crriès de faire décapiter Orozco dès <iue le Comte Taurait remis entre ses mains. Je n'ai
pa savoir si cet ordre cruel avait reçu son exécution. Are> gen, de Ar., reg. 1170 Sigilli
secreti, p. 182.
(2) Na cinta trazia sempre o açoute por n&o haver dilaçâo em o buscar. — Duarte do
Uao. ChronieoM dot reit de Portugal, t. II, p. 199.
(3) Camoens.
Contra una dama, o peitos carniceiros
Feros vos mostraïs, è cavalleiros ?
Lutiad,, caat. m, st 130.
88 REYUB DIS DEUX MONDES.
en renouvelant avec son neveu Talliance des deux états, lui écrivit se-
crètement pour lui demander l'extradition des assassins de sa mat-
tresse, et, en échange, lui offrit quelques bannis castillans qui vivaient
tranquilles à sa cour. A cette époque d'anarchie féodale, l'extradition
des bannis était une idée nouvelle et tyrannique. La noblesse, qui pré-
tendait au droit de changer de patrie suivant son intérêt, ne pouvait
voir sans indignation une pareille atteinte portée à ses antiques privi-
lèges. Au contraire, les rois, et les rois absolus comme don Pèdre, n'as-
piraient qu'à les détruire. Le cruel échange proposé par le Portugais,
et accepté avec joie par son allié, livra aux plus épouvantables sup-
plices des malheureux qui se reposaient avec confiance sur le droit
d'asile. Parmi les premiers réclamés par le roi de Castille, était Pero
Nunez de Guzman, autrefois adelantade de Léon, qui venait de lui
échapper peu avant l'expédition du comte de Trastamare. 11 alla mou-
rir à Séville, après avoir souffert, sous les yeux mêmes du despote qu'il
avait offensé, d'horribles tortures qui indignèrent jusqu'aux plus fidèles
serviteurs de don Pèdre. Pierre de Portugal se montra reconnaissant
et lui paya le sang que, de son côté, il avait eu le plaisir de répandre;
il mit à sa disposition six cents lances pour la prochaine campagne contre
l'Aragon (1).
V.
La bataille de Najera, la déroute de don Henri, et surtout l'active
persévérance du cardinal-légat, avaient amené une sorte de suspension
d'armes tacite entre les deux puissances belligérantes. Le cardinal avait
obtenu de don Pèdre la promesse de reprendre les conférences de Tu-
dela, et n'oubUait rien pour renouer les négociations déjà deux fois
rompues. Bien que moins porté que jamais à rien céder de ses pré-
tentions, don Pèdre feignit quelque déférence pour le saint-siége et
désigna Gutier Fernandez pour son plénipotentiaire. Qu'on ne s'étonne
point que le roi, instruit comme il l'était alors de la correspondance
de son ministre avec l'infant d'Aragon, lui confiât de nouveau une mis-
sion de cette importance. Il avait ses desseins. Patient pour se venger,
il savait caresser jusqu'à ce qu'il pût frapper à coup sûr. D'ailleurs,
Fernandez à Molina, sur la frontière d'Aragon, entouré de ses vassaux
(1) Ayala, p. 310 et suiv. — Apres avoir fait torturer long-temps en sa présence Pero
Coelho, un des assassins dlnès, le roi de Portugal ordonna de lui arracher le cœur.
« Fouille à gauche dans ma poitrine, » dit Ck>elho à Texécuteur des hautes œuvres, «t ta
trouveras un cœur plus grand qu'un ccéur de taureau et plus fidèle qu'un cœur de che-
vaL » Colleecdo de inediios de HUtoria portuguexa, t Y, p. 126. Goelho, en portu-
gais, signifie lapin. Ce nom fournit au roi une affreuse plaisanterie qui peint les mœurs
de l'époque. En voyant le prisonnier il s'écria : « Qu'on fasse venir da vinaigre et des
oignons; on va me fricasser ce lapi «. »
HISTOIRE DB DON PÈDRE. 89
particuliers, aurait pu facilement se dérober à sa colère; il fallait, avant
tout, le tirer de son fort. Le roi lui écrivit de se rendre à Sadava pour
conférer avec le cardinal de Boulogne, et lui recommanda de se con-
certer en passant avec les maîtres des ordres militaires, qui lui donne^
raient des renseignemens utiles pour les négociations qu'il allait diriger.
Gutier Femandez, sans déflance, partit pour Âlfaro, lieu désigné pour
le rendez-vous avec les maîtres. Déjà il avait été précédé par Martin Lo-
pezy successeur de Juan de Hinestrosa dans la charge de chambellan,
qui, sous le sceau du secret, venait révéler à don Garci Alvarez, maître
de Saint-Jacques, les volontés du roi. En arrivant à Alfaro, Fernandez
trouva la troupe sous les armes. On lui dit que le maître de SaintJac-
ques et celui d'Alcantara, venus d'un cantonnement voisin, allaient
faire la montre de leurs cavaliers, et on le pria d'assister aux exercices
militaires qui se faisaient à cette occasion. Après la revue, les deux
maîtres le conduisirent avec honneur à son logement, accompagnés
d'un grand nombre de leurs chevaliers et de leurs hommes d'armes.
Là, les portes fermées et gardées par des soldais, Martin Lopez lui si-
gnifia qu'il se préparât à mourir. — « Qu'ai-je fait, s'écria Femandez,
pour mériter la mort? d Tous se turent. Le roi n'avait communiqué
ses soupçons à personne, et jamais il ne daignait expliquer ses ordres.
Martin Lopez somma le prisonnier de livrer tous ses châteaux; il y con-
sentit sans hésitation. Puis il demanda s'il lui serait permis d'écrire à
son seigneur. On lui accorda cette grâce, et un notaire ayant été mandé
à cet eflèt, il lui dicta la lettre suivante :
a Sire, moi Gutier Femandez de Tolède, vous baise les mains et
prends congé de vous pour comparaître devant un autre seigneur plus
grand que vous n'êtes. Sire, votre grâce n'ignore pas que ma mère,
mes frères et moi, depuis le jour où vous naquîtes, fumes gens de
votre maison; et je n'ai pas besoin de vous rappeler les maux que nous
endurâmes ni les dangers par où il nous fallut passer à votre service,
au temps où dona Léonor de Guzman avait tout pouvoir en ce royaume.
Pour moi, sire, je vous ai toujours servi loyalement (i). Je crois que,
pour vous avoir dit avec trop de liberté des choses qui importent à vos
mtérêts, vous me faites mourir. Que votre volonté s'accomplisse et que
Dieu vous pardonne, car je n'ai pas mérité mon sort. Et maintenant,
sire, je vous le dis en ce moment suprême, et ce sera mon dernier con-
seil, sachez que, si vous ne mettez le glaive au fourreau, et si vous ne
cessez de frapper des têtes comme la mienne, vous perdez votre royaume
et mettez votre personne en péril. Songez à vous; c'est un loyal servi-
teur qui vous adjure, à l'heure où il ne doit dire que la vérité. »
(1) Gutier Fernandei atait cependant refusé d*acconipagner le roi à Toro lorsqu^il M
remit entre les mains des rebelles, mais cette faute avait été partagée par Diego de Pa^
dilUu Voyes § VIU, Ayala, p. 167,
"flO àihrvE m VKCT VOttlMEI.
Après a?roir scellé cette lettre touchante, Fernandez tendit sa gorgt
au bourreau, qui le décapita dans une chambre de la maison où H avait
été arrêté. Un arbalétrier de la garde, montant à cheval aussitAt, coo^
rut porter sa tête, à Séville, aux pieds du roi (1).
Pendant que Gutier Femandez expiait à Alfaro son imprudence on
son crime, don Pèdre ordonnait en Andalousie un antre meurtre, ré-
solu sur des soupçons encore plus Incertains et préparé avec non moins
tf art et de dissimulation. Gomez Carrillo, commandant de quelques
forteresses prises récemment sur les Aragonais, était accusé par ses
ennemis d'entretenir une correspondance déloyale avec le comte de
Trastamare. Indigné contre ses accusateurs, et se croyant assuré de les
confondre, il se rendit aussitôt à Séville et se présenta hardiment au roi,
demandant à se justifier. 11 convint qu'il avait vu pendant une suspen-
sion d*armes quelques-uns de ses parens, émigrés en Aragon; mais il
nia formellement que, dans ces conférences, il eût fait ou reçu aucune
proposition contraire au service de son maître. Le roi raccueillit gra-
cieusement, parut l'écouter avec faveur et l'assura qu'il avait toujours
aa confiance. Il ajouta que, pour imposer silence aux calomnies et pour
éviter des relations qui pourraient être mal interprétées, il vmilait Félol-
gner de la frontière d'Aragon et lui donner le gouvernement d'Algezi-
ras. C'était alors une des places les plus importantes du royaume. Cai^
rillo, croyant recevoir une faveur signalée, accepta avec reconnaissance
et partit aussitôt sur une galère du roi pour aller prendre possession de
son nouvel emploi. Mais à peine fut-il à Tembouchure du Guadalqor-
vir, que le capitaine de la galère lui fit trancher la tète. En même temps
et à l'autre extrémité de la Castille, sa femme et ses fils étaient arrêtés
par Martin Lopez (2).
Ayala explique à sa manière la mort de Carrillo, qu'il n'attribue pas à
une cause politique. Suivant son récit, le roi, dans une de ces infidélités
firéquenteSy mais toujours passagères, qu'il faisait à Marie de Padilla,
avait jeté les yeux sur dona Maria de Hinestrosa, cousine de cdle-ci et
belle-sœur de Gomez Carrillo. Garci Laso Carrillo, son mari, blessé
dans son honneur, passa en Aragon, laissant à son frère le soin de veil-
ler sur la conduite de sa femme. Ainsi, ce serait pour se délxarrasèer
d'un surveillant incommode que le roi aurait fait périr Gomez. Tavoue
qu'une telle supposition me semble peu probable, et je ne m'explique
pas comment notre chroniqueur ne s'est pas donnéla peine de la mieux
fustifier. Sur la frontière d'Aragon, Gomez n'était guère en état de troiï-
Wer les amours de don Pèdre; et l'on voit qu'après tout, il ne se mon-
trait pas fort jaloux de l'honneur de sa femille, puisqu'il acceptait les
(1) Ayala, p. 913 et «uW. — Gascales. HM. d$ Mvrein, p. ISS.
(S) Ayala, p. 315 et suif. • -
BWBma n dm f jsmi. 9*
fupewft dtt loi, n'igMwol pas la attBatioQ de sa bcdUe-^cBW à la
Qiidque in4ignatioa, quelqae dégoût qu'on éfironve au récit de ces
eiécutioni continiieUea, il ost impofisîhle de les attribuer k uoe férocité
irrâlécbiê, à cette cruauté de tempérainent que la plupart dea lûskK
neua prêtent à don Pèdre peur explk)uer taot de meurtres ordonnés,
eaéciités coup wr coup. Ils me semblent fdutôtla conséquence fatale
de FaoïbîlîoB du roi> aux prises ayec les mœurs de son époque. Le trait
principidi de son caractère est un Yiolent amour de la domination, tou-»
joiurs soupçonneux, toujours inquiet, excusable peut-^tre jusqu'à ua
certain point dans un prince du moyen-âge, qui, long-temps témoin des
maux de ranarchie, avait fini par ériger son despotisme en une mission
surtwiDainepoiur régénérer son pays* Souvent trahi, dupe des sermons
les plus soleonelsy il s'était accoutumé à préjuger la trahison dans tout
ce qui l'entoarait et à punir avant d'avoir vérifié le crime. La conscience
d'un grand dessein lui faisait regarder comme justice ses rigueurs
centre toute désobéissance à ses volontés. Dans ce temps malheureux,
cette confusion de mots ei d'idées était acceptée par les peuples eux*
satoies <|u# l'ambition des seigneurs féodaux exposait sans cesse aux
maibenrs de la guerre dvile. Tuer un riche-homme, c'était, pour la
vulgaire, faire justice*, c'étût punir à bon droit Don Pèdre aussi se gIo«
rifiait de faire justâee; miûs, comme tous les despotes, il croyait la dés-
obéissance le plus grand des crimes. Quiconque hésitât dans l'ac-
compUssement de ses ordres était un traître, et sa tête était dévouée*
Peut-être k conduite de Gutier Femandez et de Gomez Garrillo fut-eUe
teiôoura loyale, mais les apparences étaient contre eux. L'un et l'autro
avaient entretenu des relations avec des hommes que leur maître avait
proecrîts et qui notoirement travaillaient à séduire ses vassaux* Il n'ea
faUeût pas davantage pour foire soupçonner une trahison, et un soupçon
de don Pèdre était un arrêt de mort. Accoutumé à voir couler le sang,
oomase un chevalier de son époque, à compter la vie des hommes pour
peu de chose, comme la plupart de ses compatriotes, il se mettait sans
ëoule médiooreflaent en peine pour oonvertir ses soupçons en preuves»
Les rois se croient des lumières supérieures à celles des autres hommes,
et don Pèdre, sans doute, se croyait infaillible. J'oserai dire cependant
qm ce n'était pas sans la conviction de son bon droit qu'il commandait
ks supplices, conviction trep facilement acquise, sans doute, mais ré^
fléchie pourtant et sincère. U s'appliquait de bonne foi à distinguer
l'innocest du coupable, et, au xiv« siècle, c'était beaucoup pour un
èsspote. Alors c'était la coutuftie que tous les parens d' un rebelle fussent
enveloppés dans son obàtiment, et l'on ne s'étonnait pas de voir des
enfans traînés sur l'échafoud de leur père. Don Pèdre n'imita point
ces cruautés aveugles. Rien ne preuve mieux ses sentimens de justice,
99 MVUB DBS DEUX MONDES.
à prendre ce mot dans Tacception du moyen-âge , que sa conduite à
l'égard des parens de Gutier Fernandez. A la nouvelle de la mort de
ce seigneur, don Gutier Gomez, prieur de Saint-Jean, et Diego Gomez,
ses cousins, tous deux chargés de défendre la frontière de Hurcie, se
croyant menacés du même coup qui venait de frapper le chef de leur
famille, abandonnèrent leur poste et prirent la fuite. Le premier es-
saya de gagner Grenade, l'autre chercha un refuge à Valence. Le prieur,
arrêté à la frontière, n'attendait que la mort; mais le roi s'empressa
de le rassurer, lui rendit ses honneurs et ses emplois et continua de
lui accorder sa conflace. 11 pardonna de même à Diego Gomez, bien
qu'il fût allé demander un asile à ses ennemis (i).
La dissimulation profonde avec laquelle don Pèdre préparait ses ven-
geances, ou, si Ton veut, ses justices, est aujourd'hui pour nous le
trait le plus odieux de son caractère, et elle ajoute un degré d'horreur
aux meurtres qui signalèrent son règne. Je crois que cette dissimula-
tion fut plutôt une habitude et peut-être une nécessité de son temps
qu'un vice de son naturel. 11 faut se rappeler ce qu'étaient alors les
riches-hommes de Castille, leurs forteresses inaccessibles, leurs vas-
saux nourris dans des idées d'obéissance aveugle , pour comprendre
combien la force ouverte était impuissante contre eux. Avant le per-
fectionnement de Tartillerie, il y avait, en Espagne, quantité de places
imprenables. Tel seigneur, retranché dans son doi^on bâti au-dessus
des nuages, avec une centaine de bandits et des vivres pour un an, se
moquait des armées les plus nombreuses, et cependant, à la tête de sa
petite troupe, répandait la désolation dans toute une province. Pour en
avoir raison, il fallait nécessairement le surprendre éloigné de son fort,
séparé de ses hommes d'armes. En ce temps, la guerre était en quel-
que sorte l'état normal de l'Europe, et la ruse, bien souvent la perfidie,
la seule tactique en usage. La plupart de ces chevaliers que l'on s'ha-
bitue trop à croire semblables aux types dessinés par les poètes ou les
romanciers, se faisaient un jeu de leurs sermons. Où trouver en
Espagne, dans cette triste période, des hommes constans dans leurs
alliances, fidèles à leurs amis ou même retenus par les liens du sang?
Partout on ne rencontre que trahisons, parjures éhontés. Faut-il
s'étonner qu'un prince élevé au miUeu de la guerre civile, toujours
entouré de révoltes et de conspirations, trahi par ses frères et par ses
cousins, vendu par sa mère et par sa tante, ait cherché à tourner contre
ses ennemis les armes dont il avait éprouvé lui-même les dangereuses*
blessures? Je ne fais point ici l'apologie de don Pèdre, je veux seule-
ment établir combien il est difficile de juger les hommes d'autrefois
avec nos idées modernes. Ce qui est un crime à nos yeux aujourd'hui
(1) Ayala, p. 319 et suit.
HBTOIRB DB DON PÉDRB. 93
n'était pour nos aïeux du xiv* siècle qu'un irait d'audace; et si Ton ne
peut dire que la nature humaine se soit perfectionnée, du moins doit-
on rendre grâce à la civilisation d'avoir diminué la masse des malheurs
matériels en diminuant le pouvoir de mal faire.
Peu après les événemens que je viens de raconter, don Pèdre réunit
à Almazan les principaux de ses capitaines, et là, voulut bien exposer
ses griefs contre Guiier Fernandez et Gomez Carriilo. « Le premier, dit-il,
pendant son séjour à Tudela, avait eu des relations coupables avec plu-
sieurs rebelles, notamment avec Ferez Sarmiento, dont la trahison avait
causé le désastre d'Araviana. En outre, il avait adressé à Finfant d'Ara-
gon des propositions contraires au devoir d'un vassal et dangereuses
pour l'état. Quant à Carriilo, placé dans un poste de confiance sur la
frontière ennemie, il n'avait pas cessé de voir ses parens, serviteurs dé-
voués du comte de Trastamare (1). » En s'expliquant de la sorte devant
ses courtisans, le roi ne cherchait pas à justifier sa conduite; c'était une
leçon qu'il voulait leur donner; surtout il tenait à montrer que ses es-
pions étaient vigilans et que rien n'échappait à ses regards.
Don Vasco, frère de Gutier Fernandez, était archevêque de Tolède.
Le roi le croyait complice de la conjuration qu'il prétendait avoir dé-
couverte. Il lui envoya un ordre d'exil. Telle était la terreur qu'il inspi-
rait alors, que pas une voix ne s'éleva dans Tolède pour réclamer contre
le bannissement d'un honune que ses mœurs irréprochables et son édi-
fiante piété avaient rendu cher à tout son troupeau. Les commande^
mens du roi commençaient à s'exécuter avec toute la rigueur, avec
toute la ponctualité du despotisme musulman. A l'issue de la messe»
on signifia à l'archevêque qu'il eût à partir sur-le-champ pour le Por-
tugal, et sans lui laisser le temps de prendre quelque bagage, ou même
de changer de costume, on le conduisit hors de la ville, et de là, à
grandes journées, jusqu'à la frontière. Deux ans après, don Vasco mou-
rut en odeur de sainteté à Coimbre, dans le monastère de Saint-Domi-
nique, où il avait choisi sa retraite, et le roi, à la prière de ses parens,
permit que son corps fût transporté à Tolède et reçût la sépulture dans
la cathédrale (2).
Quatre jours après le départ de son archevêque, la ville de Tolède
fut témoin d'un autre revers de fortune. Le trésorier du roi, don Si-
muel el Levi, autrefois le compagnon de sa captivité à Toro, et depuis
son ministre et son confident, fut tout à coup jeté en prison. Le même
jour, et dans tout le royaume, on arrêtait ses parens et ses employés.
Le crime de Simuel était sa prodigieuse fortune, et, dans un temps où
les ressources du conunerce et de l'industrie étaient si mal connues.
(1) Ayala, p. 317.
(S) Ibid., p. no.
94 UYUS Pia PBQX HONDIS,
un roi ne pouvait croire que son trésorier s'eoricbit autrement qu'à
ses dépens. A l'exemple des despotes orientaux, don Pèdre avait loog^
temps tout permis à son ministre pour en exiger ensuite un compta
terrible. On saisit tous ses biens^ mais malheureusement pour lui on le
croyait trop habile pour n'avoir pas caché la plus grande partie de ses
trésors. Conduit à Séville, Simuel Levi fut si cruellement torturé qu'il
expira dans les angoisses de la question. On dit que le roi trouva dans
ses coffres 160,000 doubles et 4,000 marcs d'argent qu'il s'appropria,
outre beaucoup de pierreries et d'étofEes précieuses. Une somme de
300,000 doubles fut également saisie chez les parens du trésorier, re-
ceveurs sous ses ordres; elle provenait des impôts dont le recouvre-
ment lui était confié, et allait être versée dans les caisses du roi. Il y
a lieu de croire que Levi, comme Jacques Cœur un siècle plus tard,
bit la victime de l'ignorance et de la cupidité d'un maître qu'il avait
bien servi (1).
XIV.
PAIX ATEC L^ARAGOn. — 1361.
I.
Depuis les victoires de don Alphonse le royaume de Grenade était
tributaire de la Castille. Une de ces révolutions de palais, si fréquentes
dans les pays musulmans, chassa de Grenade le roi Mohamed-Ben-Ju-
sef, protégé de don Alphonse, puis de don Pèdre, et mit sur le trône
son frère, nommé Ismaïi. Au bout de quelques mois, ce dernier fut as-
sassiné par son vizir Abou-Saïd, qui prit aussitôt le titre de roi (2). Mo-
hamed s'était toujours montré dévoué à don Pèdre, et l'on a vu que
dans les expéditions maritimes contre la Catalogne il lui avait fourni
quelques vaisseaux. Naturellement le prince détrôné devait chercher
un appui auprès de son suzerain le roi de Castille, et de son côté l'usur-
pateur espérait intéresser à sa cause le roi d'Aragon.
Pierre IV était trop habile pour refuser une alliance si avantageuse*
(I) Ayala, p. SfiS. Saivant rinterpolateur de la chronique da Despensero mayor, Simud
Levi, dont il rapporte faussement la mort à Tannée 1366, aurait été dénoncé au roi par
plusieurs Juîft jaloux de ses immenses richesses. Simuel , se voyant mis à la torture,
mourut drinêignaiiony « de pwro eorage, » dit rauteur aucnyme que je cepie, faute 4e
ponveir l'enteiidre. On troicva dans un souterraie pratiqué soua lamaiaen tmîa las 4i
Uogots d'or et d'argent si hauta « qu'un bomnae derrière ne paraissait pas. a Le roi, e»
Toyant ce trésor, s'écria : « Si don Simuel m'eut donné le tiers du plus petit de ces ta^
fe ne Faurais pas fait tourmenter. Comment se laisser mourir sans vouloir parler! » 5ii-
mario de lot reyes à^Espafia, p. 73. Gredat Judœus Apella.
(8) Ayala, p. 383. — Conde. Hist. de los Arabes, i« partie, cap. XXTV. Marmol. Dêê'
eripeion de la Afr,, 1U>. H, p. 8ti et suIy. Marmol appelle le roi détrôné Ahil Gualîd,
et Tusurpateur Mahamet.
msTonuB 1SË dou pèdkb. 95
Le mauTais succès de rexpéditîon dirigée par le comte de Trastamare
n'avait pu lui faire perdre l'espoir d'exciter une révolutkMi en Castille.
Cétait de ce côté surtout qu'il croyait don Pèdre vulnérable, et, après
avoir reconnu rinsufQsance d'undesesag^ns, il se hâtait d'en produire
xm autre. Maintenant, c'était à son frère, don Pernand, qu'il voulait
confler une expédition nouvelle, se flattant que, plus heureux que don
Benri, il rallierait les mécontens et réussirait à rallumer le feu de la
guerre civile que tant de sang versé n'avait pu éteindre. Il paraît que
rintention de Kerre IV était de proclamer la déchéance de don Pèdre
et de reconnaître don Fernand comme son successeur, dès qu'il serait
parvenu à rallier autour de lui un certain nombre d'insurgés. Pour
concevoir un dessein si hardi, il fallait qu*il Jugeât alors de la fidélité
des Castillans avec les mêmes yeux que don Pèdre. Probablement il se
fusait illusion, et la mesure n'était pas encore comblée. Entouré de
bannis toujours disposés à croire sur l'état de leur pays les rumeurs
qui flattaient leurs passions, il s'exagérait sans doute l'aversion de la Cas-
tille pour son roi; mais les inquiétudes mêmes de don Pèdre, ses soup-
çons incessans trahissaient sa faiblesse et montraient de quel côté les
coups devaient se diriger. Le roi d'Aragon résolut de donner à don Fer-
nand des subsides considérables et de le niettre à la tète d'un corps de
troupes d'environ 3,000 hommes d'armes. Ce n'était plus une chevmh
filée qu'il s'agissait de conduire, c'était la conquête d'un royaume qu'on
allait tenter, et déjà Pierre lY s'était assuré une large part dans les dé-
pouilles de son ennemi. L'infant s'engagea par un acte solennel à céder
à son frère jure rtgio le royaume de Murcie, la province de Soria et
plusieurs villes considérables. En retour, le roi lui promit de payer hi
solde de ses troupes pour trois mois, à dater du 4^ Kvrier 1364 ; enfin,
dans le cas où l'infant aurait ime fille, on stipula qu'elle épouserait
le duc de Girone, fils aîné de Pierre IV et son héritier présomptif (4).
On le voit, rien n'était oublié dans lés contrats de ce temps. En atten-
dant cette union projetée de si loin, on poussatt avec beaucoup d'actl^
1^, quoiqu'on secret, les préparatifs de l'expédition qui devait conquérir
la Castille. On conçoit combien dans un tel moment l'alliance des Maures
de Grenade était importante, et quel devait être l'empressement de
Kerre IV à leur flBâre prendre les armes.
Jusqu'alors don Pèdre, absorbé par les troubles intérieurs de son
reyauoio et paroles soins de la guerre eontre l'Aragon, n'avait prêté
qu'une médiocre attention aux alBiires de Grenade. Au commence^
ment de l'année 4364, les négociations entamées entre Pierre IV et
Abou-Saîd lui furent révélées par un roi maure des Beni-Herin, Abou-
ti} JanàÊ^ gm. de Jr, OooffloiiM esira Pierre rv «1 rîalMit d'Aman,
tl JuiTîer 1361; Rec;istre 1393 Secretorum, p. T7 et fuiv.
96 BIVUK DIS DEUX MONDES.
Salem (1), à qui Ton proposait de prendre part à la coalition contre la
Castille (S). Cet avertissement vint surprendre don Pédre au moment où^
à la tête d'une armée considérable, il venait d'entrer en Aragon et de
s'emparer de quelques places. La diversion dont il était menacé était fort
dangereuse, car l'Andalousie était alors à la merci des llaures; la plu-
part de ses chevaliers et la fleur de ses généiaires se trouvaient réuiris,
loin de leurs foyers, dans le camp du roi. L'imminence du danger l'o*
bligeait à renvoyer précipitamment l'élite de ses troupes sur la fron-
tière de Grenade, et il se voyait contraint d'abandonner F Aragon au
moment où tout semblait céder à ses armes. Dans cette perplexité, don
Pèdre prit son parti avec son impétuosité ordinaire. De même que le
lion oublie une première blessure pour se jeter sur le chasseur qui
vient de lui porter la dernière atteinte, don Pèdre tourna toute sa fu-
reur contre son nouvel ennemi. Sa haine était trop violente pour se
partager; du roi d'Aragon il la reporta tout entière contre Abou-Saïd,
et nul sacrifice ne lui coûta^pour en tirer une éclatante vengeance. Le
cardinal Gui de Boulogne, qui ne perdait pas une occasion pour re-
produire ses propositions de paix, s'aperçut aussitôt de ce changement
et le mit à profit. Cet accommodement, qui naguère paraissait impos-
sible, se termina en quelques jours avec une surprenante facilité. L'Ara-
gonais tenait à ses avantages matériels; le Castillan ne cherchait qu'une
satisfaction de vanité, ou plutôt il ne demandait qu'une chose, c'est
qu'on lui abandonnât l'usurpateur de Grenade. Arbitre entre les deux
souverains dont il avait eu le temps d'étudier à fond le caractère, le
cardinal proposa que le roi d'Aragon retirât sa protection à l'infant ei
au comte de Trastamare, et que don Pèdre rendît toutes les villes doirt
il s'était emparé. Quant aux prétentions que les deux princes alléguaient
sur Alicante et Orihuela, le cardinal, tournant toute discussion à ce
siget, maintint le statu quo en attendant que l'affaire fût examinée par
le pape, qui prononcerait en dernier ressort. Aces conditions acceptées
de part et d'autre avec empressement, la paix fut conclue, signée par
les deux rois, et don Pèdre reprit aussitôt le chemin de Séville, ne pen-
saut plus qu'à publier une croisade contre les Maures.
Telles furent les bases du traité de paix publié vers le milieu de mai
1361 (3). Je vais en exposer brièvement les principales conditions. On a
vu que, lors des précédentes négociations, chacun des deux rois avait à
sa solde un ou plusieurs parens de son adversaire, conunandant un cer-
tain nombre de bannis ou de mécontens. De cette coïncidence singu-
lière résultait pour chacun des deux rois la nécessité de stipuler en £a-
(1) Marmol, Descrip. de la Afr,, le nomme Abu Henan, roi de Fei, lib. U, p. 9t4.
(8) AyaU, p. 3iS.
(3) Publié par le roi de Castille, à Dexa, le 18 mai ère 1399 (1361), et à GaUtayad, par
le roi d* Aragon, le li du même mois.
HISTOIRE DE DON PÈDRE. 97
veur des étrangers à son service, et les plénipotentiaires avaient toujours
proposé pour base d'un accord des concessions réciproques à cet égard.
Maintenant la situation avait changé depuis que linfant d'Aragon, ré-
concilié avec son frère, était banni par le roi de Castille aussi bien que
le comte de Trastamare. Il fallait donner une satisfaction à don Pèdre,
et en même temps ménager Tamour-propre de Pierre IV et lui épar-
gner l'humiliation de paraître sacriQer les hommes qu'il avait engagés
dans sa querelle. Voici par quels moyens le légat résolut ou éluda cette
difficulté. On se souvient que, depuis le règne de don Alphonse de Cas*
tille, les maîtres de Saint-Jacques et de Calatrava réclamaient des do-
maines considérables et le droit de nomination à plusieurs comman-
deries situées dans le royaume d'Aragon; les souverains de ce pays
s'étaient approprié le droit d'investiture. Le cardinal imagina d'assi-
miler les deux maîtres aux deux chefs des émigrés castillans, l'infant
don Fernand et don Henri. Cette fiction une fois adoptée, il fut facile de
rédiger des stipulations réglées en apparence sur im pied d'égalité par-
faite. Il fut convenu que l'infant don Fernand et le comte de Trasta-
mare passeraient sur la rive gauche de l'Èbre huit jours après la pu-
blication de la paix, et qu'à l'avenir ils ne pourraient ni posséder une
forteresse,, ni fixer leur résidence à moins de trente lieues des fron-
tières de Castille; qu'il leur serait interdit de recruter des soldats en
Aragon, d'y acheter des armes ou des vivres, en un mot d'y faire aucun
préparatif militaire; que, s'ils entraient au service d'un prince étran-
ger ennemi du roi de Castille, ils ne pourraient être reçus en Aragon
pendant la durée de la guerre; enfin, que le roi d'Aragon, tant qu'ils
demeureraient dans ses états, se rendrait garant de leur conduite, ré-
pondrait de toutes les entreprises hostiles qu'ils pourraient tenter, et, le
cas échéant, paierait des indemnités proportionnées aux dommages
auxquels de semblables tentatives pourraient donner lieu.
De la part de la Castille, mêmes engagemens, mêmes promesses à
l'égard des maîtres de Saint-Jacques et de Calatrava. On leur appliqua
les mêmes prohibitions (1], et don Pèdre se rendit également caution
de leur conduite. En outre, les deux rois arrêtèrent d'un commun ac-
cord qu'ils s'abstiendraient de toute usurpation, de tout acte d'hostilité
contre les propriétés de ces quatre personnages placés en quelque sorte
en dehors du traité; mais en même temps don Pèdre déclara qu'il ne
reconnaissait à don Henri et à don Fernand d'autres propriétés que
celles qu'ils possédaient en Aragon , et Pierre IV fit les mêmes réserves
(1) L*articie qui interdisait aux maîtres de posséder des forteresses à trente lieues de la
frontière d'Aragon était manifestement impossible i exécuter, à moins qu*il ne s*agit des
forteresses appartenant en propre aux maîtres , et non de celles que possédaient leurs
ordres. Ainsi, par exemple, Segura de la Sierra, conmianderie castiUanne sur la frontière
de Valence, ne pouvait itre enloYée à l'ordre de Saint-Jacques.
TOKE XXI. * 7
98 REYUE mS, DEUX MOIfDBB.
à regard des maîtres de Saint-Jacques et de Calatrava. Un article parti-
culier portait que la question du droit de noniination auxcomoianderies
aragonaises demeurait réservée pour être résolue plus tard par un ju-
gement du saint-père. Je ne trouve pas de clause analogue en ce qui
concerne les domaines de don Fernand et du comte de Trastamare en
Castille; cependant le légat se proposait de statuer à cet égard; mais,
comiaissant l'irritabilité de don Pèdre sur ce sujet, il paraît avoir pru-
demment évité de marquer clairement ses intentions. De part et d'autre,
on s'obligea de restituer les villes prises et de rendre sans rançon les
prisonniers de guerre détenus dans les deux royaumes (i). Quant aux
rançons déjà payées, elles devaient être renriboursées. Cette dernière
clause est fort remarquable comme acte d'autorité souveraine contre
les droits et les usages féodaux. Les deux rois prétendaient ainsi disposer,
et probablement sans indemnité, d'une propriété acquise par leurs vas-
saux. Aussi, de tous les articles de ce traité, celui-là parait avoir soulevé
les plus nombreuses difficultés. On doit observer^ en outre, qu'il était
au fond tout à l'avantage de l' Aragonais, qui regagnait un territoire très
considérable et de bonnes forteresses , tandis que le roi de Castille ne
recouvrait que des châteaux sans importance, si toutefois il en avait
perdu quelques-uns.
Au traité de paix devait être annexée une amnistie publiée par les
deux rois au bénéfice de leurs sujels qui auraient porté les armes contre
eux dans la dernière guerre. Ici encore il n'y av^it aucune parité dans
la âtuation des deux princes, car don Pèdre n'avait qu'un fort petit
nombre d' Aragonais à son service, tandis que Pierre IV soudoyait toute
une armée de bannis castillans. Au reste, chacun fit encore ses réserves,
peutrêtre en dépit du légat. Le roi d'Aragon exclut de Tamnistie quelques
exilés compromis autrefois dans les troubles de l'Union. Don Pèdre ex-
cepta onze personnes expressément désignées. En tête de la liste figu-
rent l'infant et don Henri; puis Pero et Gomez Carrillo de Quintana (2),
depuis long-temps ses adversaires déclarés, et tout récemment impli^
qués dans la conjuration réelle ou prétendue de Gutier Fernandes.
Viennent ensuite Gonzalez Lucio, le gouverneur de Tarazona, qui avait
vendu cette place au roi d'Aragon: Lopez de Padilla, ancien chef des
arbalétriers de la garde, qu'cm s'étonne de voir parmi les émigrés après
la part qu'il avait prise au meurtre de don Fadrique^ Suer Perez de
Quinoues, Diego Perez Sarmiento, Pero Ruiz de Sandoyal, tous servi-
(1) Le traité ne prévoit pas le cas où les prisonniers auraient été vendus en pays étran-
ger. On vendait aux chrétiens les eaptiCs -maures, et souvent, quoique cela (Ùt expressé-
ment défendu par les canons de Téglise (notamment par le concile de ValladoUd en 13Si|,
les chrétieM ne se faisaient pas scmpuk de vendre leurs coreligionnaire» aux musiiUnaat.
Vogrei Gapman]^ €om»reio\ 4a MarcHonOy deusième partie, p. 8il».
(8) Cousin de Gomez GttriUo^ décapité raaaée précédente.
mSTOSÊE DE DOM PBDBE. ^
teim 4iéffO!iés 4e don Henri et désertecurs des drat»eaiix«du roi; enfin
Alyar Pères ^e Gnunan, inari de dona jlldonsa tCoronri, el €arci Laao
Garrillo, mari d'un autre mdttresse de <lon Pèdr e. Maria de flineslrosa*
Par ane faveur spéciale, ces deux derniers devaient recouvrer la jouis-
sance de leurs biens confisqués, à Texcef^ti pourtant de leurs forte-
resses, dévolues au domaine royal. Un délai de six semaines fut fixé pour
la restitution des biens séquestrés sur les émigrés compris dans Tarn-
nistie; i'inexécution de celte clause devait entraîner Tinterdit sur le
diocèse où ces biens étaient situés, et rexoommunication de tout le
royaume, si leur valeur dépassait cent miHe maravédis.
On remarquera que don Telle et don Swclie, frères du roi, bien
qu'ils eussent accompagné don Henri dans son incursion en CastiHe,
sont admis à jouir du bénéfice de l'amnistie. Le premier cep^uiant est
déclaré déchu de ses prétentions sur la seigneurie de Biscaïe et les au-
tres domaines de sa femme, dona Juana de Lara.
L'asSe que le roi d'Aragon accordait aux onze personnages exceptés
de Fanmistie était considéré comme une disposition temporaire; car
ks deux rois s'engagèrent pour l'avenir à ne recevoir dans leurs états
aucun vassal rebelle. Cétait renouveler da convention d' Atienza, si mal
observée, comme on l'a pu voir.
Artûtre et signataire du traité, le légat prononça l'annulation des
sentences rendues précédemment par don Pèdre contre les proscrits,
maintenant amnistiés, et en même temps la révocation de celle que le
cardinal Guillaume avait portéeeontre le roi de Castille. Cette dernière
sentence, on le sait, excommuniait don Pèdra et mettait son royaume
en interdit. A la formulé assez vague employée par le cardinal Gui de
Boulogne, au soin qu'il prend de rapprocher et de confondre en quel-
que sorte la sentence de son nrédécesseur et l'arrêt du roi de Ga^le,
enfin à l'afTectation qu'il met à éviter les termes formels dUnterdit et
i*excommunieaiùm, il semblerait que le saint^siége n'eût pas approuvé
le jugement du légat Guillaume, ou qu'il éprouvât quelque honte à
rappeler l'usage impuissant qu'il avait fait de ses armes spirituelles.
Cependant les mots d'excommunication et d'interdit reparaissent dans
les clauses pénales, et le légat a soin d'ajouter que seul il aura le pou-
voir de réconcilier avec l'église le prince qui se serait rendu coupable
d'une infraction au présent traité. A la peine religieuse, il eut soin d'a-
jouter une amende de cent mille marcs d'or, dont moitié pour le trésor
apostolique et moitié pour la partie fidèle à ses engagemens.
Les deux rois prêtèrent serment entre les mains du légat d'observer
fidèlement les conventions précédentes. Avec eux, plusieurs riches-
hommes et quelques communes, représentées par leurs procurateurs,
répétèrent le serment, s'en rendirent cautions et alésèrent leur sceau
sur les copies échangées par les chancelleries castillanne et aragonaise.
iOO BIYUB DBS DBOX MONDES.
Cettelfilervention des communes dans un acte diplomatique montre le
pouvoir de la bourgeoisie à cette époque et la part considérable que lui
faisaient les rois dans les affaires politiques.
Mais des sermens et des sceaux ne suffisaient point pour assurer
Texécution d'un traité : il fallait de part et d'autre donner des otages et
livrer des châteaux en mains tierces. Il fut convenu que les otages de-
meureraient pendant quatre mois entre les mains du roi de Navarre^
autorisé à les livrer à la partie lésée par une infraction aux stipulations
précédentes. Quant aux châteaux, ils devaient être temis au cardinal-
légat, investi spécialement du pouvoir de nommer leurs gouverneurs
et de recevoir leur serment et leur acte d'hommage (i).
On cherche en vain dans le long document que je viens d'analyser
quelque article qui se rapporte à l'insulte faite au pavillon de Castille
par l'amiral Perellôs. 11 semble que cet outrage, cause d'une guerre
acharnée, soit oublié complètement. Don Pèdre ne demanda^ et ne re-
çut aucune satisfaction, et les documens historiques que j'ai consultés
ne rappellent cet événement que par une réclamation des négocians
catalans dont les marchandises avaient été confisquées en représailles
de l'attentat commis par Perellôs. Cette réclamation fut rejetée péremp-
t3irement (2).
Le traité de paix fut bientôt suivi d'un traité d'alliance offensive et
défensive entre les deux rois naguère ennemis, bien que des négocia-
tions délicates, et nécessairement d'une longue durée, fussent pen-
dantes, au sujet de la fixation des frontières et de l'échange des prison-
souniers. Chacun promit à son nouvel allié d'être ïami de ses amis et
ïennemi de ses ennemis; ils jurèrent en outre de s'entr'aider dans leurs
guerres par l'envoi d'une escadre de six galères armées et payées pour
quatre mois (3). Pierre IV n'avait tenu compte des sermens jurés à son
frère et à don Henri; il n'eutfgarde d'être plus scrupuleux à l'égard du
roi de Grenade, à l'intervention duquel il devait la paix (4).
(1) Zurita, t. II, p. 305. — Ayala, p. 826. — Areh. gen. de Ar„ registre 139i Pa~
eium et Treugarutn, p. 39 seq. — Les décrets d'amnistie sont datés, celui de don Pèdre,
du 7 mai, celui de Pierre ÏV, du U mai 1361. Même registre, p. 54 et 55.
{%) Areh. gen. de Ar., registre 139i, p. 77. Instruction aux ambassadeurs aragonaîs
envoyés en Castille, le comte d*0suna, le vicomte de Rocaberti, Gilbert de Centelles et
Micer B. de Palou. Sans date, probablement octobre 1361.
(3) Le roi de Castille déclare qu'il n'aidera pas le roi d'Aragon en cas de guerre contre
le roi de Portugal, et vice versât le roi d'Aragon ne lui donnera pas de secours en cas
d'hostilités contre la Sicile. Ce traité d'alliance fut publié à Deza, le 18 mai, par don
Pèdre, elle 23, a C^alatayud, par Pierre IV. Areh. gen. de Ar., registre 1394, p. 60 et
suiv. — Une copie avec quelques variantes sans importance, datée de Se ville 15 juin, ère
1399 (1361), et signée par don Pèdre, fut ensuite adressée à la chancellerie d'Aragou. Areh,
gen. de Ar. Pergatnino, n« 2267.
(4) Les négociations entre Pierre IV et Abou-Saîd sont attestées par Ayala et Zurita;
il suftit de comparer les dates du traité de. paix entre r Aragon et la Castille, et de la
HI8T0IBB DE DON PËDRE«r : foi
Encoaragé par Fbeareuse issue de son entremise, et voyant le roi de
Castille tout occupé de son expédition contre les Maures de Grenade,
le cardinal-légat crut l'occasion favorable pour faire acte d'autorité
et pour juger, en vertu des pouvoirs qu'il tenait du saint-siége, les dif-
férends existant entre don Pèdre et les princes de sa famille. Le traité
de paix entre la Castille et TÂragon exceptait de l'amnistie l'infant don
Fémand, le comte de Trastamare et quelques émigrés attachés à leur
fortune, tous déclarés coupables de haute trahison par une sentence
du roi. Cest ce jugement que le légat voulut réviser, et le moment
était bien choisi pour n'avoir pas à craindre de contradiction. D'ailleurs
le légat avait eu soin d'établir son tribunal dans une cour neutre, à
Parapelune, auprès du roi de Navarre, et son jugement pouvait passer
pour impartial, rendu loin des parties intéressées et du prince qui s'é-
tait fait leur protecteur. Le 18 août 1361, le cardinal cassa solennelle-
ment la sentence du roi de Castille, et réhabilita les deux princes, ainsi
que deux de leurs serviteurs proscrits avec eux, Pero et Gomez Car-
rillo. Les motifs de cet arrêt doivent être rapportés ici comme faisant
connaître les principes du droit féodal de cette époque.
Le jugement du roi de Castille, dit le légat dans son considérant, a
été rendu à tort, attendu premièrement que les seigneurs déclarés cou-
pables de félonie s'étaient dénaturés au préalable par acte solennel sui-
vant la coutume d'Espagne; qu'ils avaient élu domicile dans les do-
maines du roi d'Aragon, et qu'ils étaient notoirement les vassaux de ce
prince au moment de leur condamnation (i). Secondement, ils n'ont
point été entendus sur le fait de rébellion à eux imputée pour leur
conduite lors des événemens de Toro, en 1355, et l'on ne peut en équité
passer condamnation contre des accusés qui n'ont pas ét^ défendus;
troisièmement, ils ont été amnistiés lors de la paciflcation du royaume,
601356, par un acte authentique portant le sceau pendant du roi; enfin,
la sentence de trahison a été rendue contre eux à une époque où don
Pèdre, ayant encouru l'excommunication du cardinal Guillaume, se
trouvait dans un cas d'incapacité légale (S).
Au reste, en réhabilitant les proscrits, le jugement du légat ne con-
tenait aucune clause pour obliger don Pèdre à leur rendre leurs biens
et à révoquer sa propre sentence. Il ne changeait rien aux ariicles du
traité qui obligeait l'infant et le comte de Trastamare à vivre éloignés
goerre commencée par don Pèdre contre Abou-Saïd , pour reconnaître toute Tinfluence
que la menace d*une diversion en Andalousie eut pour opérer un accommodement
entre les deux rois. Je dois dire cependant que je n*ai trouvé aucune trace, dans les ar^
chites d'Aragon, d'une correspondance entre Pierre IV et Tusurpateur de Grenade.
(1) Voir TAppendice.
(i) Areh, gen. de ^r., registre 1394 Paciwn et Treugarum, p. 57-60. Pampelune,
10 août 1861.
des tronùàree de la GaatUle, et tout rse toraait à une eipèoe ée blâme
contre le roi, qui ne tenait nullement à l'approbation ée l'église, pourva
qu'elle n'empiétât point sur son autorités De {ait, don Pèdre, si cet «r-
rét lui fut signUlé, ne s'en inquiéta guère, et le roi d'idragoa, qui cer»*
tainemeot en reçut copie, continua de mentcer à^on nouvel allié le
plus grand désir de consolider la bonne ioleUigenoe entre leurs deux
couronnes. Les articles du traité relatifs aux personnages exceptés de
rammstie furent, en<eff6t, les premiers «i les plus fidèlement ex&outés.
L'infant don Fernand fut dépouillé de son office de praeuratmr-général,
et contraint d'aller résider en Catalogae (i). Don Henri avait quitté
l'Espagne pour reprendre en France «on ancienne yie de routier, of-
frant sa lance à qui voudrait lui donner des gages, et pillant partout
où sa troupe de bannis se trouvait en force (2). Enfin l'échange des
prisonniers s'accomplissait avec quelque lenteur, il est vrai, mais enfin
suivant la lettre des conventions. C'était beaucoup que d'obtenir sur «oe
point l'obéissance des gens de guerre, accoutumés à regarder leurs piû-
sonniers, surtout les Maures et les Juifs, cofn«ie une propriété dont ils
pouvaient faire conunerce à leur gré (3),
n.
L'histoire ne doit pas se borner, ce me semble, au réeit des événe^
mens politiques; elle doit encore enregistrer les fails qui foist conaattre
les mœurs et les caractères des hommes d'auitrefois. Avant de raconter
les suites de la paix avec l' Aragon, je rapporterai, d'après Ayala, une
(1) Arch. yen, de Ar., registre 1394, p. 77. iDsiructioas données par Pierre IV à ses
ambassadeurs auprès de don Pèdre. Le roi les charge de l'excuser pour le retard involon-
taire apporté à l*éloignement de Tinfant, qu'une maladie a retenu à Valence quelques jours
après rexpiration du délai fixé pour son départ par lé dernier traité. Il est maintenfeilt
en Catalogne. — Gfr. Zurita, t. U, p. 807.
(2) Don Henri et don Saucbe commirent des pillages dans la sénéchaussée de Cai^
cassonne, au mois de juillet 1361. — Dom Vaisselle, Hist, du Languedoc, t. IV, p. 316.
(3) Arch. gen, de Ar, Instructions aux ambassadeurs, etc., registre 1394, p. 77.
Md.f p. 3S. — Lettre du roi d'Aragon à don Pèdre annonçant qu'il a rendu les prisén-
niers en son pouvoir, et réclafflant des Maures et des Juifs détenus par quelques rialMS*
hommes castillans sous prétexte que ces captifs ne sont pas compris dans le traité. B«r«-
.celone, 22 novembre 1361.
Ibid., p. 39. — Lettre de Pierre IV k Tin faut don Fernand pour lui ordonner de
rendre sans délai les prisonniers maures ou juifs quUl retient encore. Même date.
Ibid,, p. 85. — Lettre de Pierre IV à don Pèdre pour réclamer dona Mtlia, nonrriee
iama) de feu Tinfant don Juan, et son fils, prisonniers en Gostilie. BarceloBe, 18 sei»»
lambre 1361.
ibid,f p. 90. ^ Lettre du roi d'Aragon i don Pèdre au sujet de la restitution de la raw
^n de prisonniers murcieus. Valence, 3 mars 1362, etc.
J'omets plusieurs autres lettres dans lesquelles il est Mi alhisien à rexécutien des aiv
ticles du dernier traité.
■ttYOlRR M DOIf FBDU. If03
aneodote remanfanMff, qoi deaiierQ une idée de ce qu'était alors la jus-
tîoe en- Espagne. Elle contrarie singulièrement les idées romanesques
qne Foase fait en général sur la layaoté qui présidait aux combats ju-
Âciairesç en outre, elle contient une accusation grave contre don
Bèdre, et snr un point de son caractère jusqu'alors exempt de reproche^
je veux dire ses sentÊmeos de chevalier.
Fea>aprè8 lamorl de Gutier Fernandea^, le roi, étant à Séville^ donna
le cAonip, c'est-chdii^e autorisa Jun-duel sous ses yeux entre quatre gen-
tilshommes. Les ^eiafladours étaient deux écuyers léonais, Lope Nunez
de Carvalledo et Martin de Losada^ Ils accusûent de trabisoo deux
bètes, éeuyers de Galice, Arias et Vasco de Baamoute. 0& disait que
cette provocation avait lieu à l'instigation du roi, et que le seul crime
des défendeurs était leur parenté éloignée avec Gutier Femandez.. Les
quatre champions étant entrés dans la lice avec le chambellan duroi,
Martin Lopez, qui faisait les fonctions de maréchal du camp, ob vit
Lope Nunex mettre pied à terre et courir çà et là dans l'arène coname
s'il cherchait quelque chose. D'après la loi du duel, les combaitans
pouvaient se servir de tous les avantages qui s'c^riraient à eux* sur
le terrain , par exemple ramasser des pierres s'ils en trouvaient et les
lancer à l'ennemi. Par une interprétation judaïque de cette conven-
tion, des armes, qui se seraient trouvées fortuHemeni sur le lieu, du
duel, pouvaient être ajoutées à celles que les combattais apportai^t
dans la lice. Hais d'ordinaire on se rencontrait dans un enclos salilé,
visité soigneusement d'avance par le juge qui présidait au combat, et
il devait s'être assuré qu'il n'offrait que des chances égales aux deux
parties. En outre, c'était le devoir du maréchal de veiller à oe qu'au-
eun de» speotatsurÉi ne vint en aide aux champions, et, à cet effet ,
il entrait avec eux dans l'arène. Cette fois, la partialité du maré-
ûhal ne fut pas douteuse. Martin Lopez, qui paraissait comprendre seul
l'action de Lope Nunez, encore inexphcahle aux assistans, caracolait
dans la lice^ et^ chaque fois qu'il passait sur un certain endroit^ il frap-
pait la terre d'un long roseau qu'il tenait à la main. Ce signe n'échappa
point à Lope Nunez. Écartant le sable avec ses mams, il en. retira
quatre javelots évidemment enterrée à dessein. Il s'en servit et les
famça de loin au cheval d'Arias Baamonte. Le cheval blessé, rendu fu-
rieux par la douleur, emporta son maître hors des barrières. Quitter
k lice, même par suite d'un accident fortuit, c'était être vaincu (i).
Aussitôt les alguazils se saisirent d'Arias et le livrèrent au bourreau,
comme étant déclaré traître par le jugement de Dieu. On le tua sur la
place. Cependant Vasco de Baamonte demeurait dans la lice et se dé-
fendait vaillamment contre ses deux adversaires, qui l'attaquaient: l'un
(1) Voir, dans le Romanhero du Cid, le duel des fik d'Arias Gonstlo contre Diego Or-
donei. Rom., Si.
404 REYUB DBS DEUX MONDBS.
k cheval y l'autre à pied. S'avançant vers l'estrade du roi, il lui cria :
« Sire, quelle justice est-ce là? » Le roi ne répondit point. Alors Yasco,
élevant la voix: a Chevaliers de Castille et de Léon, s'écria-t-il, ne
rougissez-vous pas de ce qui se passe aujourd'hui sous les yeux du roi
notre sire? Quoil dans un champ quil donne, des armes cachées pour
tuer ceux qui viennent y défendre leur prud'homie et leur noble sang 1 1>
Puis, continuant à se battre en désespéré, il donna tant d'affaires à ses
deux assaillans que le roi, estimant sa valeur, et honteux un peu tard
du rôle qu'il jouait, ordonna de séparer les champions et les décls^ra
tous les trois prud'hommes. Ainsi se termina ce duel , que l'opinion
publique jugea déloyal. Hais, si la partialité du roi pour les demandeurs
y fut manifeste, il n'est pas certain qu'il fut complice de la trahison.
On doit même signaler à ce sujet une variante remarquable dans les
manuscrits d'Ayala. Dans les plus modernes, on lit que les quatre ja-
velots avaient été cachés sous le sable par ordre du roi , tandis que ce
fait est omis dans les manuscrits plus anciens. Il est donc permis de
croire à l'interpolation d'un copiste malveillant (i).
Aux circonstances du duel que je viens de rapporter, on comprend
.que Froissart, admirateur enthousiaste des chevaliers de France et
d'Angleterre, traite de barbares, en maint endroit de ses admirables
chroniques, les chevaliers du reste de l'Europe, et surtout les Espa-
gnols. Probablement, à cette époque, aucune lice de France ou d'An-
gleterre n'eût offert de spectacle semblable au combat de Séville. Un
autre fait du même genre, et qui suivit de près le précédent, montre
qu'on se piquait peu en Castille de cette loyauté chevaleresque qui,
cherchant à égaliser les forces des champions dans les duels judiciaires,
ôtait à ces absurdes épreuves quelque chose de leur atrocité. La même
année, don Pèdre permit le combat en champ clos entre deux habitant
de Zamora, dont l'un dans la force de l'âge, nommé Pero de Hera, ac-
cusait de trahison un certain Juan Fernandez, surnommé le Docteur,
vieillard septuagénaire et accablé d'infirmités. Tous les deux étaient à
cheval, mais le Docteur n'avait pas d'éperons. Hors d'état de diriger sa
monture, il essaya de combattre à pied; mais, en voulant descendre de
cheval, il se laissa tomber. Pendant qu'il était étendu à terre, immobile
sous le poids de son armure, son adversaire survint, qui l'égorgea
comme un animal à la boucherie (2). Telles étaient les mœurs du moyen-
âge, lorsque le vernis brillant de l'honneur chevaleresque n'en dégui-
sait pas la barbarie.
P. MiRmÉB.
{La quatrième partie au prochain n°.)
(1) Ayala, p. 330.
(2) Ayala, p. 350; note 3. Abr.
LA
MOLDO-VALACHIE
ET
LE MOUVEMENT ROUMAIN.
Les deux principautés de Holdayie et de Valachie sont habitées par
une population que Ton peut regarder comme parfaitement homogène^
quoique beaucoup de Grecs aillent 7 chercher fortune et que plusieurs
milliers de Zingares 7 croupissent dans leur décrépitude originelle.
Les Turcs, suzerains du pa7S, ne se sont pas réservé le droit de s*7 éta-
blir. Des hommes qui se disent et qui sont en eflèt les frères des Mol-
daves et des Yalaques sont répandus dans la Hongrie orientale et rem-
plissent la Trans7lvanie presque entière, la Bucovine et la Bessarabie.
Le Dniester, les Carpathes, la Theiss, le Danube et la mer Noire forment
une frontière naturelle autour de ces diverses provinces , partagées
entre trois grands empires, et ce vaste territoire semble être ainsi dis-
posé pour contenir une seule nation.
Les Daces ou Gètes, que les conjectures de la science rattachent à la
famille des Thraces, occupaient vraisemblablement cette contrée dès la
plus haute antiquité. Un sage vénéré par eux à l'égal d'un dieu , Zal-
moxis, leur avait donné une religion et des lois, et à l'époque d'Auguste
leur domination s'étendait de la mer Noire à la Germanie. Rome en dut
i06 KBYUB DBS HtUX HORDES.
prendre ombrage, et, après avoir dirigé plusieurs expéditions contre les
Daces, qui la contraignirent, sous Domitien, à acheter la paix à prix d'or;
elle triompha de ces barbares par la main de Trajan. Au sommet de la
colonne trajane, qui nous a transmis les détails de cette guerre, on voit
des peuples haletans, fugitifs, tout occupés à pousser devant eux des
bœufs au pas lent, et jetant en arrière des regards pleins de tristesse
et d'angoisse. Ce sont les Daces qui se dérobent aux pouirsuites d'un
vainqueur sans pitié et disent à leurs champs dévastés un suprême
adieu. En effet, la plupart de ceux qui ne succombèrent pas les armes
à la naajn furent rejetés par-delà le Dniester. Les plaines qui s'étendent
du Danube au i»ed des Carpatties «e virent dépeuplées, et les montagnes
conservèrent seules quelques débris de la race indigène.
La Dacie ne devait pas rester long-temps abandonnée. Il importait à
ses nouveaux maîtres de la doter promptement d'une colonisation ca-
pable à la fois de féconder et de défendre cette belle province, ouverte
aux invasions des barbares. Aussi, par les ordres précis de Trajan, des
colons furent-ils appelés de tout l'empire sur la rive gauche du Da-
nube. Rome repeupla ces contrées après les avoir conquises, et des
constructions gigantesques marquèrent immédiatement sur le sol l'em-
preinte non encore efiTacée de son génie. Les peuples moldo-valaques
sont les desceudans des colons romains de la Dacie, et le nom de Rou-
mains [Boumani] est encore aujourd'hui leur nom générique. Le nom
de Valaques que l'Occident et la diplomatie leur donnent n'est pas autre
chose que le mot de Vlasks ou de Welches par lequel les Slaves, leurs
voisins, ont coutume de désigner les races latines en général et les Ita-
liens en particulier.
Lorflcfiie vinneat ies grandes invasions des barbai«s, ks cokms de la
DMîe forent refoiâés, les uns dans les montagnes, qui gardèrent le
Bon de Dacie trajaue, les autres sur la rive droite du Danube, où ils
fermèrent, sous le règne d'Aurélien, la Dacie aurélienne. Après le pas-
sage des Avares en Pmmonie, au vii« siècle, tes plaines désertes retrou-
vèrent teur primitive population romaine, laquelle commença à se
grouper en petits états qui sont devenus à la fin du xiu* siècle k prin-
cipauté de Valachie, et au milieu du xiv« celle de Moldavie. Quant aux
colons de la Dade auréëenne, ils restèrent campés de l'autre côté du Da-
nube, s'ailièrenit a«x Bulgares, avec lesquds ils fondèrent l'empire via-
cho-bulgare^ qui tut détruit par les Grecs, puis rétabli, et enfin renversé
à tout jamais par les Turcs. Ces Vlasks, répandus depuis leur mine dans
ta Thraoe et ta MaeédaiBe, 4Nit continué d'y vivre au milieu des Gréco-
âlaves flous le ncon de KatsovlaqueSy de M orlaques et de Zinzares.
A. partir du xiv'^ièdey les Moldo-Vataques Gérèrent activeraeÉt
dans i'biâloire de flEiurope 4>nentale sous le nom de Aoumtins, respedé
eu eux farJesnavigataiffs gérMdsriott/iéiÉtieasyieliiiéinei)^ les papes^
LA MOLDO-VJiMtffllB ET lE lf09VBmKT ROUMAIN. 107
qui iuYoqiiaieiii pour les ivrieux flatter les grands souvenirs de la mèriê-
jpatrie. (KicÂqu'ils fussent détachés de Téglise latine , ils devinrent de
briltaoB champîoDS de la chrétienté, au xt« siècle sous Mirce I«' et
Étienne-l6-6randy au xvr siècle sous Radu, au xvii^ sous Hicbel-le-
Brave, qui combattaient aussi pour Tunité roumaine. Cependant ils fini-
wni par soccombery et la patrie roumaine resta morcelée entre les Au-
trichiens et lesTires, jusqu'à ce que la Russie, pour prix de ses perfides
services, vint en prendre aussi sa part. Les Moldaves et les Valaques re^
connurent la suzeraineté du sultan. Sans doute, des capitulations, qui
sont encore aujourd'hui les vraies bases du droit public des principau-
tés, leur garantissaient un gouvernement libre et national, même dans
cette condition de vassalité; mais la Porte Ottomane empiéta sur ces con-
ventions, au point de remplacer bientôt, par des princes de son choix,
les princes indigènes, élus par la nation suivant Fimmémorial usage. Les
Grecs du quartier du Fanar à Constantinople, en un mot le&Fanariotes,
qui avaient accédé aax Juifs et aux chrétiens convertis à Tislamisme
dans les fonctions d'interprètes du divan pour ses relations avec les
peuples vaincus ou avec Ffiinrope^ ces scribes si tristement célèbres, qui
étaient arrivés ainsi à ta richesse et à la toute-puissance, obtinrent la
faveur suprênie de gouverner pour les Turcs la Moldavie et la Yalachie.
Les Faaariotes, après une tyrannie d'u<n siècle, se sont perdus par
leurs propres excès^ toutefois le sort a voulu qu'au moment de les ren-
verser, les Hpldo-VaUMfues aient accepté ou subi le secours d'une puis^
sance voisine dont l'ambition est bien connue, et qu'en s'affranchissant
du système fanariote, ils n'aient pas su se défendre du protectorat russe,
bien plus redoutable pour eux que la suzeraineté affaiblie de la Porte
Ottomane^ Heureusement, depuis rexclusion des Fanariotes, il s'est
manifesté dans la société valaque une tendance qui atténue singulière-
ment cette victoire de la Russie. Le sentiment national, qui avait été
comprimé, mai9 non^ étouffé, en Moldo-Valachie, s'est réveillé avec
vivacité, a^ec puissance. Pressés au nord par le» Slaves russes et polo^
nais, au midi par les Slaves illyriens de la Bulgarie et de la Servie, à
l'ouest par les Slaves tchèques des pays slovaques et par les Magyares,
les Moldo-Valaques ont puteé dans cette situation une vue nette et pré^»
cise de leur indirridual^ roumaine. Par une conséquence naturelle de
leur origine et de leur civilisation latines, ils étaient d'ailleurs plus
qu'aucune autre race de l'Europe orientale disposés à saisir vivement
et à s'assimiler promptement les idées nouvelles qui triomphaient avec
tant d'éclat dans l'Europe latine; ils recevaient ainsi à cœur ouvert les
encourag«niens qui leur venaient de la France. Inspirés, comme les
Magyares et les'Illyriens, les Tchèques, les Polonais, les Hellènes, par
le sentiment de la race, les Valaques se sont donc mis à chercher la
civilisatiea dans le progrès logique et le perfectionnement de leur na-
iOg RBYUB DBS DEUX 1I01IDI8.
tionalité, et, non moins heureux que les patriotes illyriens, ils ont ren-
contré une sympathie vivifiante chez toutes les populations de leur sang
divisées entre les trois empires de Turquie, de Russie et d'Autriche.
Le mouvement roumain, c'est ce travail politique des savans et des écri-
vains de la Moldo-Valachie, de la Transylvanie, de la Bessarabie et de
la Bucovine, pour la réunion des huit millions de Roumains qui ont
survécu à dix-sept siècles de cruelles épreuves. Du point de vue du
principe de la nationalité fondé sur l'idée de race, ce peuple mutilé ne
forme dès à présent qu'un seul corps, et le vaste territoire qui le con-
tient dans son unité s'appelle la Romanie, sinon dans la langue des
traités, au moins dans celle du patriotisme.
I.
Sitôt que, venant de l'ouest, on a franchi la Theiss, on est dans cette
Romanie idéale. J'allais de Pesth, à travers la Transylvanie, à Bucba-
rest, la ville de la joie, capitale de la Valachie et foyer principal de l'ac-
tivité roumaine (1). J'avais ainsi à parcourir les montagnes où la. race
est restée le plus intacte et les plaines où elle a le plus souffert, et je
devais y rencontrer à chaque pas ou d'anciennes villes ou des ruines
romaines : ainsi, Gyula (Alba-Julia), Clausembourg [Clusium, Claudio-
polis), Hatzeg [Ulpia-Trajana], Hermanstidt [Prœtoria-Augtista), le pas-
sage et les débris de la Tour-Rouge [Turris Trajana), puis la voie Tra-
jane, suspendue au flanc des rochers au-dessus de la rivière torren-
tielle de l'Olto [Alutà], En tournant un peu à droite du côté du Danube,
j'arrivais à Turnu-Severinu [Turris Severi) dont je contemplais les
ruines, avec celles du pont de pierre jeté par Trajan sur le Danube en
cet endroit, l'un des plus beaux de la Valachie, après quoi je pénétrais
par les riantes collines du banat de Craïova dans les plaines immenses
au milieu desquelles la ville quasi-française de Bucharest attend le
voyageur épuisé par les fatigues d'une route pénible, mais ravi par la
beauté des sites et par celle des populations.
Cette beauté des sites ne se révèle toutefois qu'à quelque distance de
Bucharest. On doit même avouer que l'entrée du pays roumain par la
Hongrie septentrionale offre d'abord un aspect désolant. L'on se trouve
tout d'un coup au milieu d'une de ces steppes incultes, désertes, uni-
formes, qui ne sont point entièrement rebelles à la culture, mais que
la charrue délaisse volontiers pour un sol plus généreux non encore
envahi tout entier par le travail. De loin en loin, des tertres dus à la
main de l'homme et destinés sans doute à marquer des sépultures
d'une époque reculée, quelques puits à bec de grue placés sur la route
(1) I^ nom roumain de Bucharest est Bucuresci, qui ^3 pronouce Boucouresti.
LA MOLDO-VALACHIE ET LE MOUVEMENT BOnMAIlf. i09
parl'hospitaliiépréyoyantey puis, au milieu de cette plaine et jusqu'au
bout de l'horizon, un long ruban de terre grasse et noire qui indique le
chemin battu, voilà toutes les traces humaines que vous découvrez du-
rant une laborieuse journée de marche. Il vous tarde d'apercevoir les
monts de la Transylvanie, qui vous apparaissent enfin au sortir tie la
ville moitié magyare et moitié valaque de Gross-Yardein, et alors vous.
jouissez de tout l'agrément du contraste, jusqu'à ce que vous rotôoij
biez Aes Carpathes dans les plaines mal cultivées qui entourent Biicti;
rest. C'est dans les montagnes de la Transylvanie et du banat de Cr;rir>
.que la population se présente avec la vraie physionomie de la nattona
lité roumaine.
Le paysan roumain, douloureusement opprimé par les Magyares et
les Saxons en Transylvanie et par ses propres boyards en Moldo-Vala-
chie, a conservé, sur son large front encadré de longs cheveux noirs
et dans ses yeux caressans ornés d'épais sourcils, tous les signes d'une
intelligence vive et prompte, pénétrante et mobile. L'indigence, au lieu
de l'asservir aux tristes préoccupations du désespoir, a simplement ai-
guisé la verve railleuse par laquelle il sait se venger de ses souffrances.
Son imagination vive, alerte, détachée des maux du présent, aime d'ail-
leurs à se reporter vers les temps d'autrefois, où elle plane à plaisir
dans les régions du merveilleux. Le paysan roumain montre donc en
lui la précieuse alliance de l'enthousiasme et de l'ironie. Enfin, grâce
à cette atmosphère orientale dans laquelle il a continué de vivre^ il n'a
point perdu cette gravité aimable et simple qui fut le partage des peuples
anciens et qui n'appartient plus guère aujourd'hui qu'aux barbares.
C'était au cœur de l'hiver que je visitais la Holdo-Valachie, et, bien
que la température fût des plus rigoureuses, les paysans, dans les
villages ou au sein des villes, étaient généralement vêtus de toile, mais
avec une élégance aussi ingénieuse que le permet cette misère. Les
femmes portaient une longue chemise blanche avec un jupon bordé de
rouge et de bleu, entièrement ouvert sur les côtés depuis la ceinture,
la tête enveloppée dans une coiffe blanche qui flottait sur leurs épaules.
La plupart marchaient pieds nus, les autres avec la sandale nouée au-
tour de la jambe par-dessus une pièce de laine rouge, grise et noire.
Les hommes avaient aussi la sandale ou les pieds nus, avec un large
pantalon et une longue blouse de toile, en forme de tunique, serrée à
la ceinture, et un vaste chapeau ou un bonnet de peau de mouton taillé
€n forme de casque. Enfin , les plus aisés se tenaient drapés dans des
manteaux d'étoffe grossière, avec une fierté digne d'empereurs romains
ou de mendians de Callot. Quelquefois des scènes affligeantes venaient
assombrir le tableau. Ici, au sommet d'iine montagne où souftlait un
vent glacial, c'était un enfant nu qui demandait l'aumône. Ailleurs,
et jusqu'aux portes de Bucbarest, c'étaient des familles entières qui
iiO RBYUB MB DE»
vivaient entassées, loin du jour, dans des cabanes souterpaûie». Pnis^
par une opposition qui se reproduit naturellement, tout à côté de
cette misère, de joyeuses villas, de splendides et opulens monastères^
1)àtts sur le penchant des collines boisées, s'offraient à* mes regards. Bet
traîneaux élégans ou des voitures de la forme la plus légère traversaient
la route avec des attelages impétueux et des cochers de la demik-eau*-
dace. De nobles boyards voyageaient, nonchalamment étendus sur
des lits et des coiissins moelleux, au fond de ces commodes équipages,
suivis de leur batterie de cuisine, sûrs d'arriver avant la nuit à quelque
maison amie où l'hospitalité les attendait, ou du mokis d'improviser
quelque bon repas sous le toit d'un paysan, si le hasard les condamnait
à ce pis-aller.
Pour moi, qui étais entré dans les principautés sans précautions et sans
appui, j'en étais réduit à la pitance des paysans valaques, et, pour toute
hôtellerie, j'avais le soir leurs huttes informes. Je partageais donc avec
eux le traditionnel gâteau de maïs, la manutUga nationale, et leurs
lits de planches mal jointes, recouverts quelquefois de paille et plus
souvent d'une seule natte de jonc. J'étais cordiatement fêté par mes
hôtes, qui s'empressaient toujours d'être agréables à un Wlash de l'Ocr
eident, et, pour peu qu'il y eût là quelque Zingare muni de son violon, je
pouvais compter sur des danses pittoresques et joyeuses. Dans les vilr
iages de la frontière occidentale et dans les petites villes de l'intérieur
de la Moldo-Valachie, on trouve souvent, au fond de ces cabanes si ché-
tives, de pauvres employés de la poste, qui, élevés à Bucharest, parlent
convenabtement le français, et alors on peut puiser » loisir aux sources
mêmes des traditions populaires. Les légendes ne man(pieni pas : elles
4soùi en général patriotiques ou religieuses, et^ dans les deux cas, il est
rare qu'elles ne mêlent point les temps modernes avec les temps an-
ciens, les héros du moyen-àge avec les héros remaiiw, les dieux du pa*
ganisme avec ceux de l'olympe chrétien. DaB» ce»récits> où la gaieté
entre toujours pour quelque chose, les saints s'humanisentv les samtes
ne sont ni revêches ni mystiques, et Vénus, entourée dee Ris et des
Plaisirs, règne encore, à côté des apôtres et de la Vierge^ dans le para*-
dis des paysans roumains. Il est pourtant? un personnage particulière*
ment cher à l'imagination des Roumaitts, ert qui leur apparaît toujours
entouré de gloire et de puissance : c'est le vainqueur du roi Déeébale^
c'est Trajan lui-même. H» ne retrouvent^ pas seulemeot sa; trace glo^
rieuse dans les ruines de& m<mumens élevés par lui sur fe territoire
national, ils croient reconnaître aussi sa présence dans les grandes
manifestations de la nature. La voie lactée, par exemple,, o'est le chO'^
min de Trajau; l'orage, c'est Trajao qui gronde ouiqni menace; enfio^
tout ce qui porte l'empreinte de la force et de b graadeur, c'est
l'oeuvre de Trajan,. dont l'ombre psrtemeUe n'a^ pein4 qeaaé de veiller
LA MOLDO-VALACHIS ET LE MOUVHHEHT ROUMAIN. iil
sur les destinées de la RomaBte. Les patriotes ralaques se plaisent à
admirer dans cette croyance le culte naïf de la nationalité, et, dans
Tardenr de leur foi en une religion pareille, ils souhaiteraient Tolon-
tiers, je pense, que Ton mtt partout l'image du divus Trofanus à la place
des saints de leur église, trop suspects de partialité pour les Russes.
Bucharest reproduit assez fidèlement les moeurs et k pliysionomie
de toutes les populations valaques. Ken que la race n'y ait point ce de-
gré de pure et franche beauté auquel elle atteint dans les sites agrestes
de la Transyhranie et du banat de Craîova, on y peut en revanche
observer les classes élefées de cette population sous un jour nou-
veau et plein d'attrait. Bucharest, avec ses maisons blanches et ses
cent dix églises d'un style byzantin, ornées chacune de plusieurs clo-
chers, s'étend, à perte de vue, dans une plaisne«ans fin du côté de l'est,
et terminée am nord-ouest par les lointains gladers des Carpathes. A peine
a-t-on franchi les barrières , gardées par une police des plus minu-
tieuses, que l'on se sent au milieu de l'agitation d'une grande ville, et
que l'on y peut constater tentes les traces d'une civitîsation qui com-
mence et qui marche. A c6lé de quelques^bouges repoussans, bfttis à
moitié sous terre, et de huttes enfumées, inabordables, à côté de ces
maisons disséminées comme en un gre»»d village, de riches magasins
et de somptueux hôtels s^élàvent chaque jour en se rapprochât, et
ainsi, chaque jour, la capitale de la Valaebîe se dépouille de son carao-
tère oriental pour prendre l'aspect des villes de l'Occident.
Aussi bien , de tous les points de la principauté, la noblesse affine à
Bucharest; il est de bon ton d'y séjourner en hiver. La noblesse de
Moldavie se porte de la même façon à Jassy, qui offre également bean*
coup de ressources à l'oisiveté. Cependant les boyards moldaves ne
dédaignent point de passer quelquefois la saison à Bucharest, qui est
le vrai centre de la Romsmie, et qui se pique de mériter son nom de
ville de la joie. Ils viennent tranquillement s'abreuver aux ondes en-
chantées de la Dembovitza, dont, suivant un dicton populaire, l'on ne
se rassasie jamais, et qui vous attache à ses rives par le plaisir d'y
puiser toujours (1). L'hiver rassemble à Bucharest tous les hommes
lettrés ou aisés de la Valachie; mais, au printemps, ils sehâtent de re-
toinmer vers leurs villas dans les montagnes, à moins qu'ils ne préfè-
rent renKmter d'un trait le Danube, pour aller chercher de nouveaux
amusemens à Vienne, ou, si quelque patriotisme les guide, pour venir
étudier les peuples latins, les frères aînés des Valaques, l'Italie par
exemple , a où la colonne trajane, comme 4e dit le poète roumain As-
(1) D^amboYÎtsa, tpft dulce!
Quine obea au se mai duce.
« Dembovitiay eau douce ! qui en a bn ne s'en, va plus. »
itâ RBYUB DBS DEUX MONDES.
saki, représente Tlster pliant sous le joug romain, et où les tombeaux
des ancêtres parlent encore de courage et de vertu. » La jeunesse tient
à honneur de suivre ces salutaires inclinations de l'esprit roumain.
Après avoir parcouru la France en explorateurs sympathiques, les
Moldo-Valaques accomplissent donc leur pèlerinage à Rome, d'où ils
ne sortent point sans emporter avec eux l'image de l'airain vénéré sur
lequel est inscrit l'acte de naissance de la nation roumaine.
Il est peu de boyards qui ne fassent aujourd'hui le voyage de France
et d'Italie. Aussi, sauf l'usage oriental d'offrir les pipes, les confi-
tures et les sorbets à tout visiteur, les salons de Bucharest ne diffè-
rent-ils en rien des nôtres. Nos journaux et nos livres sont déployés et
ouverts sur les tables; si l'on ne chante pomt quelque morceau de nos
opéras, on lit à haute voix nos vaudevilles à la veillée; on y discute
notre politique avec passion; Ton y sait par cœur nos hommes d'état,
qui se gardent bien de payer de retour. Enfin nous y sommes reçus, si
obscurs que nous soyons, avec un empressement fraternel, et aussitôt
nous avons lieu de nous y sentir comme en famille. On a peu le loisir
ou l'occasion de se rappeler qu'à Bucharest l'on est dans un pays vassal
de la Porte Ottomane. A la vérité, rien n'y marque son pouvoir; il n'y
a là ni croissant, ni minarets, ni trace aucune d'un Turc, et un drapeau
à trois couleurs, qui porte dans ses plis l'aigle romaine avec la croix
dans son bec, flotte seul à la tète des bataillons d'une milice disciplinée
à l'européenne.
Il y a seulement un demi-siècle, ce pays qui prend ai^ourd'hui si
promptement tous les dehors de notre civilisation , soumis encore à la
dangereuse mfluence des Fanariotes, gémissait dans les liens d'une ci-
' vilisation toute byzantine. Tandis que le peuple souffrait d'exactions
odieuses, les boyards, enveloppés dans leurs longues robes asiatiques
qui convenaient à leurs goûts de satrapes, entourés d'esclaves zingares,
donnaient à l'Europe le spectacle de chrétiens enchaînés auX' mœurs
dissolues du Bas-Empire et de l'ancien Orient. Bucharest, composé de
grands villages réunis, au milieu desquels s'élevaient quelques hôtels
de belle apparence, n'était qu'une ville orientale inférieure peut-être
aux grandes villes de la Turquie slave. Enfin, les paysans de la plaine
habitaient presque généralement dans des huttes souterraines. Par
quelle heureuse révolution la face du pays s'est-elle ainsi transformée
en si peu de temps? Comment les cultivateurs sont-ils sortis du sein de*
la terre? comment les boyards se sont-ils arrachés à leur oisiveté éner-
vante? comment ont-ils dépouillé ces vètemens de femmes qui les dis-
tmguaient de la société européenne? comment des hommes tombés
au-dessous des Grecs du Bas-Empire sont-ils redevenus si lestement
d'excellens patriotes roumains, tout appliqués à nous ressembler par le
dehors et par le dedans? C'est l'effet de cette vive ardeur que l'excès de
LA MOLDO-YALACHIB ET LE MOUVEMENT ROUMAIN. 113
l'oppressioD, d'abord gréco-turque et depuis gréco-russe, a réveillée en
eux et de ces aptitudes variées que les races latines ont toujours mises
avec phis ou moins de constance au service de toutes les causes. Le sol
de ce pays, cet excellent fonds roumain , était disposé tout exprès, en
quelque sorte, pour recevoir et pour féconder cette plante d'importa-
tion étrangère que Ton appelle la civilisation latine. Aussi y a-t-elle
grandi, non point comme sur le sol slave en Russie et en Pologne,
sans pousser de racines et tout étiolée, mais par une croissance natu-
relle et un développement rapide qui indiquent assez combien elle se
sent à l'aise sous ce climat fait pour elle. Si donc un sentiment de jus^
tioe ne nous permet d'être indiflérens ni aux malheurs de la Holdo-Va-
lachie, plus profonds que ceux de la Grèce et de la Pologne, ni à sa
renaissance morale et politique, si heureusement commencée, nous
devons aussi nous sentir portés vers cette nationalité roumaine par une
sorte d'intérêt de famille, en songeant qu'elle s'est conservée et qu'elle
revit à présent par le génie des peuples latins et par la vertu féconde
de nos croyances et de nos mœurs.
Telle était du moins la pensée avec laquelle j'abordais l'étude du
roumanisme, après avoir constaté jusqu'à quel point paysans et nobles
sont fiers de leur parenté et ont conservé le droit de s'en vanter devant
l'Europe.
n.
Bien que les Roumains aient emprunté à l'Orient l'art de ne point
dire plus qu'ils ne veulent, ils sont expansifs et diserts. Us savent se
passionner à propos en parlant de leur pays, et ils ont tant à cœMr de
n'être point confondus avec les populations très simples, mais très peu
éclairées, de la Turquie slave, qu'ils ne négligent aucune des ressources
de leur esprit pour se faire connaître avec avantage. J'écoutais avec
curiosité et surprise ces narrations vives et complaisantes dans les-
quelles de vieux patriotes du temps des princes grecs, des orateurs de
l'assemblée nationale et de jeunes publiçistes m'exposaieut les vicissi-
tudes de la Remanie. Leur langage n'annonçait point la simplicité forte
et confiante des lUyriens, ni l'enthousiasme bruyant et triste des Ma-
gyares. C'était une parole limpide et pénétrante, qui révélait une très
forte préoccupation d'intéresser et de plaire. Ils ne cherchent point à
justifier les choses d'autrefois; mais, joyeux de voir avec quelle ardeur
la génération d'à présent travaille à réparer les maux du passé, les vieil-
lards eux-mêmes aiment à dire : Nos fils vaudront mieux que nous!
J'écoutais également l'autre parti, que l'on persiste à nommer fana-
riote, même depuis la ruine du Fanar primitif, et qui se compose de
quelques Valaques mêlés à un grand nombre de Grecs et inspirés par
TOME XXI. 8
ii4 mETUi wm biux mohbm.
eux (1). J'admirais malgré moi ces inteUigenoes lucidss et soudes, rai-
soBoeuses et sophistiques, habiles à feindre Tentiioiisîaflme au point de
le communiquer pour mieux faire qu'on se lÎTre, et captUes, au be^
soin, de vous entourer de toutes les séductions du plaisir>et des arts afin
d'ouvrir la voie aux ruses de leur éloquenee. Oui, j'admirais dans les
Fanariotes les héritiers bien reeonnaiss^les de ces B j^iantios qui, même
dans leur décadence, portèrent jusqu'aux dernières limites les raffine-
mens de l'esprU; mais l'histoire et la situation présente de la Moldo-
Valachte me rappelaient aussi qu'après tout, ces dons merveilleux ne
sont que la plus haute expression de la science du mal mise au swvice
des ennemis de la race roumaine. Qu'est-ce en eifet que le mouve-
ment politique, intellectuel et moral de. la Mcddo-ValadMe depms deux
siècles, sinon la lutte constante de la nationalité roumaine eontre l'in-
tluence oppressive et corruptrice des Grecs, naguère travaiUant pour
le compte du Fanar, et, à l'heure qu'il est, de compte à demi avec le
panslavisme russe?
Jamais la race turque ni l'esprit musulman ne se sont trouvés vrai-
ment aux prises avec la langue et les institutions roumaines. La bru-
talité et l'ignorance des anciens sultans ont pu détruire l'indépendance
du pays, elles ont pu le livrer au bon plaisir des Fanariotes, y souffrir les
empiétemens des Russes; mais les coups ont été portés directement par
la main des Grecs. C'est la langue, ce sont les mœurs des Grecs qui ont
failli étouffer la langue et les mœurs roumaines, et aujourd'hui que les
sultans plus éclairés sont aussi plus respectueux pour le droit des prin-
cipautés, la querelle est beaucoup moins que jamais entre les Moldo-
Valaques et les Turcs, et tout autant qu'à aucune époque entre la race
roumaine et les Fanariotes flanqués des Russes. Il importe, pour l'intel-
ligence des origines et des progrès du mouvement roumain, d'indiquer
les causes de cette animosité séculaire.
Les Grecs rayas de l'empire ottoman avaient porté leurs regards sur
la Moldo-Valaehie avant que les scribes fanariotes, devenus princes ou
hospodars, y eussent conduit une foule d'aventuriers de leur nation liés
à leur fortune. Dès le xv* siècle, sous prétexte de commerce, beaucoup
de ces chrétiens de Constantinople s'étaient fixés dans les pays rou-
mains et s'étaient peu à peu glissés dans les emplois puUics, dont ils
avaient bientôt abusé. La susceptibilité roumaine avertie songea dès-
lors à leur en fermer l'entrée par des lois expresses; mais rusés, patiens,
infatigables, les Grecs s'appliquèrent à miner sourdem^at cet obstacle
fâcheux pour leurs cdculs, et, ayant réussi sous le gouvernement d'un
(1) Ce mot de fanariote n'est point employé exclusivement pour désigner les Grecs éta-
blis dans la principauté , mais plutôt un parti animé de l'esprit des anciens princes du
Fanar. Il y a en ce sens des Roumains qui sont devenus Fanariotes, tandis qu'il y a des
Grecs qui sont devenus Roumains; toutefois, il faut Tavouer, c'est le très petit nombre.
LA MOLDO-YAlACnEB ET IB ■OUVinHNT ROUMAIN. 4i5
pvincecpi^ito araÉent so se i^nchrc faforable; ils mireni Fadministrafioa
et le pary s au pilfa^^ De là de» coaapiratious nationales centre le prûsoe
et les Grecs ses afOdés. La ppemièFe B^abentit qvdk la mori dès jeunes
paMote9, qui Ta^aieiit amçàe peut-être avec trop de légèreté. La se*
eoiMte^ qui avait pour objet de i^enger ces vidimes, ces martyr» yéné-
lé^ en^même temps que de délivrer le pays, entraîna le peufde entier
et le pousea à un massacre des Grees« Ceox-^ n'étaient point gens a se
rdMilev pour de tels échecs; ils revinrent peu à peo par des chemins
de traverse, puis forent de neuveairculbtiféa et chinséa en masse, mais
8BII9 désespérer awore dun snecès, qu'ils emportèrent d'assaut au conv-
raencement du xvhi« siècle , par Télévation du Fanaviote Nicolas Ma«^
vreoordaio à l'hospodarat successif de Ifoldavie et de ValaeWe. Les
Grecs exercèrent les plus terribles refMrésailles; ii&ftr eut tomber toutes
las têtes qui leur portaient ombrage; ils se livrèrent à toutes les exac^-
tious, dilapidèrent la fortune publique, ruinèrent les particuliers, pro^
scrivirent la langue rownaÎDe avec tous les souvenirs de la nationalité
et renouvelèrent sur un petit théâtre les bacchanales politiques des plus
mauvais jours de Tempire romain. Getle persécution inoute, inénar-*
mble, dans laquelle le poison joua smv rftle comme le glaive, recom*'
nença sous chacun des princes du Fanar en M(ddavie et en Valachie.
La pensée que ce pays ^it une proie oflërte au Fanar finit par se popu*
kriser parmi les Grecs de Constantinople. Un étabUssement en Moldo^
Yalachie devint le but de quiconque afvait envie de taire fortune. Les
enfans quittaient de bonne heure la fhmille, pourvus de quelque indus*-
trie de hasard à Faide de laquelle ite s'introduisaient avantageusement
dans les principautés et pouvaient y briguer d^honnètes fonctfons^dont
le prince n'était point av^re. Une nation étrangère se substituait ainsi
à h nation roumaine, ou plutftt les Roumains étaient deveons étrangers
dans leur propre patrie (1).
Cependant ceux des Holdo-Valaques qui n'avaient point perdu le cou*
rage ou l'énergie et qui n'avaient poini déserté la langue nationale pour
la langue grecque, l*intérôt du pays pour l'intérêt des Fanariotes, ne
cessaient de protester par leurs larmes, leurs gémissemens et leurs
actes. Quant aux Turcs, si imprudemment endormis ators sur leurs
triomphes passés, ils ^obstinaiient à fermer les yeux. Pour détruire la
(1) Le pins ordinairement les Grecs arrivaient là avec l'humble et traditionnel métier
de pâtissiers et de marchands de limonade. Aussi était-il passé en habitude à Con-
ftantinople que les aeooticheuses, en reeetant le nouteau-iié du sein de sa mère, lut sou-*
baitasieBt d*ètre un jour péHiâiiêr^ w^rehanA de Umonade H prinee de VtdachieL
L'hbtoire des Fanariotes t été écrite par un Hellène» M. Zalloni, qui les signale avec une
grande connaissance de cause à la défiance de ses concitoyens de THellade, auxquels, en
effet, ils n'ont jamais rendu que de très mauvais services avant ou depuis la guerre de
rmdépendance. Le Magaxinu historieu de Bucharest a puMié aussi une histoire des
botpodan fuianotes^ écrite^ an peîal de tue réuiuim
146 REYUB DBS DBUX 1I01IDI8.
puissance que les Grecs s'étaient assurée, il fallait que le peuple rou*
main retrouvât quelques-uns de ses élans d'autrefois, et se levât en
masse contre ses oppresseurs, sans effrayer toutefois les Turcs, ces maî-
tres insoucians et mal renseignés, qui n'étaient coupables que d'aveu-
glement et d'indifférence. C'est ce qui eut lieu en 1821 dans des circon-
stances presque solennelles, qui, en mettant les Roumains aux prises
avec les Fanariotes et avec tous les Grecs, sur le terrain le plus élevé,
montrent sous son vrai jour le caractère de leur animosité sanglante.
Au moment où les Holdo-Valaques, sous la conduite d'un chef résolu,
Théodore Vladimiresco, se déclaraient en état de révolution flagrante,
et prétendaient substituer des princes nationaux aux princes fanariotes,
le président des hétairistes, Alexandre Ypsilanti, s'élançanlde la Russie
méridionale vers la Grèce, était entré sur le territoire des principautés
et appelait les Holdo-Valaques à la guerre de l'indépendance au nom
de l'intérêt chrétien et hellénique. Bien que la cause des Hellènes du
Péloponèse ne fût point liée à celle du Fanar, dont ils n'avaient guère
éprouvé jusqu'alors que des vexations, bien que la condition de l'Hel-
lade pût paraître assez semblable à celle de la Romanie, qu'arriva*t-il
cependant? C'est que Vladimiresco et les Moldo-Valaques refusèrent de
s'associer aux projets d' Ypsilanti et des Grecs; c'est qu'ils aimèrent mieux
rester les vassaux des Turcs que de courir la chance d'un affranchis-
sement eu commun avec les Grecs. Vladimiresco promit de livrer
passage aux compagnons d' Ypsilanti, impatiens de pénétrer dans la
Turquie slave, en les engageant à compter encore sur l'hospitalité rou-
maine en cas d'échecs; mais il déclara qu'il ne voulait, pour sa part,
qu'exercer sur les Turcs une pression morale et chasser à tout jamais
les Fanariotes des principautés. On sait que les hétairistes furent battus
par les troupes ottomanes, qui apportaient aux Valaques des paroles
consolantes et qui leur devaient, en effet, de la reconnaissance autant
que de la justice. Toutefois, avant que celte crise arrivât à son terme,
elle avait été marquée par un incident sinistre. Vladimiresco, pris dans
un piège sous prétexte de conférences et de négociations, avait été as-
sassiné, coupé en morceaux, jeté à la voirie par la propre main des
deux aides-d^-camp et du secrétaire d'Ypsilanti. Ainsi le premier objet
que le roumanisme moderne ait vu en naissant , c'est le cadavre en
lambeaux du meilleur des patriotes immolé à la vengeance des Grecs.
La pensée nationale était donc entraînée par la déplorable fatalité des
événemens et par des crimes nouveaux à une lutte sans merci contre
l'influence grecque, que les Turcs, mieux instruits et mieux inspirés,
étaient enfln décidés à lui sacrifier entièrement.
Avant de suivre le roumanisme dans ses diverses évolutions, il est
urgent de remarquer combien la tentative de Vladimiresco tirait de
force du développement scientifique et littéraire qui, du fond de la mé-
LA MOLDO-VALACHIB BT US MOUVEMENT ROUMAIN. il7
ditative et studieuse Transylvanie, s'était propagé dans les principautés
du Danube, et avait préparé la rénovation politique et sociale du pays
par le réveil des lettres. La Transylvanie, qui est le théâtre d'une af-
freuse indigence, n'en est pas moins Fun des pays les plus éclairés
de rOrient. Luther et tous les novateurs y trouvèrent des disciples,
Louis XIV des alliés. Voltaire et Rousseau des admirateurs intelligens.
L'histoire de la nationalité roumaine n'y avait jamais été oubliée en-
tièrement. A une époque où les Moldo-Valaques, immobilisés dans leur
pensée religieuse et isolés par le schisme oriental, se contentaient
encore de posséder les Écritures en langue roumaine, les Welches
de la Transylvanie, caressés par le luthéranisme, qui exaltait l'usage
de la langue vulgaire dans l'église et dans l'enseignement clérical,
avaient des prédicateurs et des écoles qui, tout en restant fidèles à leur
foi, se ressentaient du mouvement religieux avec lequel ils étaient en
contact. Lorsque la langue roumaine, après avoir échappé à la domi-
nation du slavon, qui est le latin de l'église d'Orient, fut étouffée par
les écoles grecques élevées à Bucharest et à Jassy, et par tout l'ensemble
du système fanariote, les Valaques transylvains sentirent que le dépôt
de la langue nationale était tout entier en leurs mains, et que, s'ils
l'abandonnaient au peuple des campagnes, cette langue dépérirait ou
resterait du moins inculte. Ils l'entourèrent donc d'une vénération pro-
fonde sans que les Magyares songeassent à les en empêcher, et sans es-
sayer de s'en faire une arme contre les Magyares, qui étaient des maîtres
peu commodes, mais qui n'avaient point encore inventé le magyarisme.
Il y eut çà et là d'humbles travaux de grammaire et d'histoire. Un évé-
nement tragique vint toutefois secouer les imaginations et les entraîner
pour un instant dans des voies plus larges. Le sentiment public, aiguil-
lonné par la faim, avait retrouvé une subite puissance qui arma les
populations, et se personnifia dans un paysan du nom de Hora. Sa pen-
sée était nationale sous une forme qui semblait seulement sociale. Hora
voulait l'extermination des seigneurs, parce qu'ils étaient Magyares en
même temps que seigneurs, et il n'aspirait pas à moins qu'à recom-
mencer l'œuvre d'unité si vainement tentée par tous les grands princes
de l'ancienne Moldo-Valachie. Après avoir frappé les Magyares de la
Transylvanie et de la Hongrie orientale, il réservait des coups terribles
pour les Fanariotes des deux principautés du Danube. Hora avait pris
le titre d'empereur de la Dacie. A la suite d'exploits hardis qui révé-
laient en lui plus qu'un aventurier, il fut battu par les impériaux, et
expia son audace trop hâtive par l'horrible supplice de la roue. Cette
idée de relever et de réunir toute la nation roumaine dans le territoire
de l'ancienne Dacie ne fut point perdue; quoique désarmée et suppli-
ciée dans la personne de Hora, cette nation se transformait pour con-
tinuer pacifiquement et ardemment les humbles études de grammaire
118 MmJB BttS DBfX
et d'histoire dans lesquelles revivaient encore la langue elles tradifioi»
roumaines.
La poésie elle-ndênte, émue profondément par ce eouf^ de fendre cfoi
venait d'éclater sur lai Transylvanie, sortit bientôt du cœur du peuple
où elle se tenait cachée par humilité, et, sous le voile de la« fable ou à vt«
sage découvert, elle parla au pays de Tavenir comme l'histoire lui parlait
du passé (i). Ce mouvement' littéraire, qui appartient aux premières
années de ce siècle, est bien distinct de celui cpn est né vers l>897 sut
le même terrain, lorsque les Roumains y furent menacés et traqués
par les Magyares. Tandis que celui--ci a été principalement défenôf
et politique et s'est tenu renfermé presifie encinsivement dans la luttiB
des races de la Hongrie, celui-là, principalement littéraire, s'est ac^
oom[di en vue de la Romanie et de Tunité roumaine. C'était un patrio*
tique appel aux écrivains de ki Moldo-ValadMe, sHencienx sous la ter^
reur du joug fanariote, peu barris à se vanter àe leur nationalité et
entourés de périls s'ils la servaient (2). L'appel fut entendu, et les Moldo*
Valaques, chez qui l'idiome roumain avait perdu tout droit politique au
profit du grec, dievenu langue officielle, eurent la satisfaction, sinon de
changer complètement un état de choses si blessant pour leur fierté
nationale, au moins de diminuer l'autorité du grec dans les relations
privées etde rendre au roumain avec éclat une influence politique. Les
deux principautés écoutèrent avec surprise et avec tressaillement ces
acoens nouveaux qui réjponâaient au secret langage de teor coeur et qui
flattaient singulièrement leur désespoir, arrivé à son terme. Ce mouve-
ment littéraire affiuait, pour ainsi parler, dans le mouvement poUtique
qui poussait Théodore Vladimitiesoo à la révolte; le ruisseau venait
grossir le fleuve, et ce grand courant d'opinion, don4 la source remon*
tait à l'invasion des Turcs et des Grecs en M(Mo-Valachie, allait enfin
déborder sur cette terre encombrée., ^vider les écuries d'Augias en en-
traînant les Grecs, et déblayer le sol généreux de la Romanie.
On était arrivé en i 821. La Porte Ottomane accorda un hatti-schérif
qui consacrait en partie cet heureux événement « en considération de
ïingraii$ude des Grecs et de la ficUMé des Valaques. » Grégoire Gicka
fut nommé hospodar en Valachie et Jean Stourdza en Ifoidavie. La
Romanie se voyait ainsi replacée sous radministration d^un pouvoir
(1) Les noms les plus distingués de cette petite école sont ceux de Giorgovici, de Pierre
Halor, de Ghichendela, de Sincaï et de Samuel Clein. Giorgovici s*est occupé principa-
lement de grammaire, Pierre Maîor a traité des origines roumaines, et Ghîcbendela a pu-
blié des fables qvà sont devenues populaires. On ne doit pas oublier le stvaal Laiare,
qui a puissamment contribuée la réorganisation des écoles n^itionales en YalAchie.
(2) La Moldavie avait des chroniques en latin ou en roumain^ telles que celles de De-
metrius Cantemir, écrites au commencement du xviii« siècle. A la fin de ce môme siècle,
un membre de Tantique Tamitle des Vaearesco avait essayé de susciter la littérature en
Valachie par. des jU*avaiix de lingniHliiiue.
LA MOLDO-ViliiâaUl IT U MOUVSIBDIT ROUMAIN. Ii9
nalioiial. Ce jmivoir n'était pas «ncore éiecttf eoiame aux temps de
rindépendaDoe et n'amenait pas à sa suite la vieille constitution roiir-
maine; mais on devait songer bîentât à élargir cette étroite base du
nouvel ordre de choses dans les proportions de l'ambition nationale^
qoi était redevenue très vaste, il existait pour le moment un intérêt
dont la salisfaetâon seaiblait k cbaeuxi beaucoup plus urgente qu'un
cbangeBuent de constitution. Il s'agissait d'expuker tous les firecs à la
saite de leurs princes, et de leur enlever tout pied à terre, tout droit
de s^omr par où ils pourraient se réintroduire frauduleusement dans
les principautés. Les monastères grecs du mont Athos et du saint-
sépulcre possédaient précisément, en Moldavie et en Valadiie, des
fondations pieuses d'où ils tinrent d'immenses reveons , finuit dou-
loureux du travail des esdaves zangares et des paysans roumains^ Or,
ces opulens foyers des vertus inutiles et des vices dégradam, ces^i-
elaves qui a8{Mraient une partie de la ncbesse* publique et privée pour
la rendre aux moines de l'HeUade ou de la Palestine, étaient aussi des
sortes de forteresses dans lesquelles le systèine du Fanar avait un refuge
assuré, et d'où il pouvait encore agiter et gouverner par ses intrigues
r^ise roumaine. Toutes les fois que la colère des Roumains était tom-
bée sur les Grecs depuis les commencemens de leur querelle antique,
les abbés ou igoumènes grecs avaient été chassés. L'opinion publique
victorieuse demandait avec une ardeur nouvelle que l'église moldo-
valaque rejetât définitivement de son sein ces enneoiis nés de la natio-
nalité roumaine etque ces naonastères, cessantd'étredes succursales du
Faoar, fussent à jamus replacés sur le pied des monastères nationaux.
Les Grecs durent donc disparaître de nouveau de toute la surface des
principautés, et le rouœanisme, du moins pour quelque temps, n'eut
plus d'ennemis à son foyer.
Quoique les ressources des deux princes fussent limitées par Tépuise-
xnent des populations et par l'étendue des maux du pays, bien qu'ils ne
pussent s'affiranchir entièrement des traditions fanariotee qui avaient en*
^ahi les lois et l'administration, Us restèrent néanmoins fidèles à la
]iensée nationale et firent ce qui était possible, au milieu de tant d'ob-
stacles, pour préparer une réforme générale de la constîtutfon. La so-
^été roumaine sortait comme d'un naufrage en chantant ks Plainêm
^ie la Jtamanie, et principalement la partie de ce poème dans laquelle
les Fanan(4es sont poursuivis d'imprécalîuns énergiques (1). Elle faisait
^m accueil non moins chaleureux à ia Sanglante Tragédie dans laquelle
^lle entendait de la bouche d'un témoin oculaire (2) le récit passionné
(1) L'aotenr des Flaintei de la Romanid est M. Paris Mumulèno.
(i) L*auteur du récit historique intitulé la Sanglante Tragédie est M. Berdiman, qui
atait pris une part '«ssn active an évéoemeos de 1S81.
iW REVUE DBS DEUX MONDES.
de l'insurrection de la Moldo-Valachie. Enfin, les hommes qui se sen-
taient quelque vocation pour les affaires publiques se réunissaient, se
pressaient les uns contre les autres en s*encourageant par la certitude
que a peu d'hommes de bien rassemblés font plus qu'on ne croit (i). »
Hélas I quelques-unes seulement de leurs espérances devaient se réa-
liser, car en raisonnant sur l'avenir, qui s'annonçait avec des couleurs
si séduisantes, les Moldo-Valaques comptaient sans un ennemi nouveau,
bien autrement redoutable que. les Fanariotes et les Turcs. Depuis le
traité fameux de Caïnardji (1774), développé par ceux d'Iassy (1791) et de
Bucharest(1812), la Russie s'était arrogé le droit d'intervenir officieuse-
ment près de la Porte Ottomane en faveur desMoldo-'Valaques,ses core-
ligionnaires. Enfin elle s'était introduite dans la place, en établissant à
Bucharest deux consulats qui, sous air de surveiller, dans l'intérêt rou-
main, l'administration des Fanariotes, travaillaient, de concert avec les
Fanariotes, à constituer un parti russe que l'on voulait un jour déchaîner
contre l'empire ottoman. Ce calcul se trouvait trompé par la politique
nouvelle du divan, et si bien que le parti national, après avoir, dans
l'excès de la souffrance, écouté quelquefois les suggestions de la Russie,
était redevenu favorable aux Turcs. C'en était donc fait de la diplomatie
russe comme des Fanariotes en Moldo-Valachie, s'il ne se fût conclu
entre eux une sorte de mariage d'inclination et d'intérêt par lequel la
Russie promettait aux Grecs de leur rouvrir les principautés, à la con-
dition qu'ils y travailleraient pour elle.
Une succession d'événemens qui semblaient combinés par la fatalité
vint seconder cette funeste pensée des Russes. Certain de retrouver tous
ses avantages s'il amenait le sultan sur le terrain diplomatique, le czar
protesta d'abord, par dévouement pour ses coreligionnaires, contre la
nomination des bospodars, qui, au lieu d'être directe, eût dû être élec-
tive. Sous prétexte d'expliquer les traités précédons, il obtint ensuite la
convention d'Akerman (1826), par laquelle il reprit son droit d'inter-
vention officieuse dans les relations diplomatiques des Moldo-Valaques.
Puis vint cette guerre dont l'heure fut si savamment choisie, cette
guerre de 1828, entreprise au moment même où l'empire turc était
encore tout saignant de la perte de la Grèce, et où les réformes de
Mahmoud n'avaient encore opéré que par de douloureuses amputa-
tions dans ce grand corps nlalade. Des essaims de barbares, qui comp-
taient aller s'abattre sur Constantinople, tombèrent sur la Moldo-Vala-
chie désarmée, dévastèrent les campagnes, vainquirent la Turquie sans
toutefois la détruire, lui arrachèrent le traité d'Andrinople (1829) et une
large contribution de guerre dont les principautés restaient le gage, et
dont on espérait sans doute qu'elles seraient le prix; mais la Turquie
(1) Ces paroles sont de M. Jean Vacoresco, poète et excellent patriote.
LA MOLDO-YALAGHIE ET US MOCVEIIBNT ROUMAIN. 121
paya, et les Russes forent bien forcés de replier leurs tentes, puis de
repasser le Pruth.
'Ce fut seulement en 1834 que la Holdo-Valachie sortit de cette crise
et put compter ses blessures. Sa législation , qu'elle espérait réformer
d'après les primitives institutions roumaines, avait été transformée d'au-
torité par le général russe Kisselef , de concert avec une assemblée natio-
nale réunie par pure formalité. Au lieu de rien emprunter aux temps
héroïques où la Romanie se gouvernait par elle-même, suivant des lois
conformes à son génie, la constitution nouvelle n'était que le fruit in-
contestable de l'esprit fanariote. On avait affecté de prendre les institu-
tions fondées en Moldo-Valachie par les Havrocordato pour celles qui
remontaient aux origines des principautés. C'est ainsi que le règlement
proposé par la Russie, voté par l'assemblée, créait une aristocratie pri-
vilégiée là où il n'avait jamais existé que des fonctions publiques con-
férant des titres non héréditaires. Mais le plus grand de tous les maux
pour les Roumains était dans la subordination où une assemblée, na-
tionale seulement à demi , allait se trouver à Tégard d'un prince électif
dont l'élection et la destitution étaient elles-mêmes subordonnées à
l'accord du czar et du sultan. Le plus grand mal était dans la limite
fixée aux pouvoirs de cette assemblée et de ce prince, qui n'avaient
le droit d'apporter aucune modification à la loi fondamentale ou à l'as-
siette de l'impôt, sans le consentement des deux cours. Ainsi, en effet,
la Moldo-Valachie, qui semblait avoir retrouvé la vie comme race dis-
tincte, perdait cette souveraineté partielle que le droit des gens laisse
aux peuples vassaux et que la Porte Ottomane lui avait reconnue dans les
vieilles capitulations. D'ailleurs, la Russie avait, durant l'occupation,
rappelé de l'exil où ils languissaient les mortels ennemis des Roumains,
les Grecs de Constantinople; elle avait rétabli sur l'ancien pied les mo-
nastères grecs, qui rendaient aux Fanariotes un de leurs principaux
instrumens. Le Fanar, abhorré des Moldo-Valaques et des Turcs, qui
n'en voulaient plus à Constantinople, s'était donc relevé sur le sol rou-
main par le bienfait de la Russie, et les Fanariotes, engagés par la
reconnaissance, allaient offrir un centre aux intrigues étrangères et
à une sorte de parti gréco-russe. Enfin, comme couronnement de ces
longues et obscures manœuvres, la Russie, abusant jusqu'à l'excès du
droit de la force, avait pris sur elle, en évacuant les principautés, de
désigner> sans le concours des Roumains ni de la Porte Ottomane, les
deux premiers princes qui allaient inaugurer l'ère nouvelle.
Le roumanisme, frappé ainsi à coups redoublés de 1828 à 1834, souf-
frait et gémissait. Cependant ses plaintes étaient viriles, et les Moldo-
Valaques affectaient de croire que ses revers seraient passagers. Le rou-
manisme ne comptait autour de lui qu'un petit nombre de grands noms
et de caractères résolus aux sacrifices^ mais ces hommes dévoués nç re-
i2â nmm bb» dhox «ohms.
culaient point derant le danger de donnera leurs eonemis des prenres,
et à leurs concitoyens des exemples de patriotisme. Membres de Tastem-
blée dite nationale que la Russie atait consultée sur Torgaaisation *dn
pays, ils avaient d'abord parlé avec indépendance, et ils araient ensuite
refusé leur signature à cette constitution dérisoire. Ils s'appelaient GanK
pinianoy Balatchiano, Buzoiano. Ils n'étaient que trois dansTàsMinblée,
mais ils représentaient les instincts et la pensée de la nation entière, et
ils trouvaient un écho si naturel et si fort dans le ccBur de la jeunesse
lettrée, que, dans un élan d'enthou^asme auquel se mêlait quelque en-
jouement, un poète proposait de les canoniser tous trois (i).
Michel Stourdza avait obtenu l'hospodarat de Moldavie, Alexandre
Gbika celui de Valachie. Autour d'eux, les Fanariotes s'agitaient à la re-
cherche des fonctions publiques. Pour combattre une civilisation nais-
sante et les élans d'un patriotisme rajeuni, ils n'avaient songé d'abord
qu'à remettre en vigueur le vieux système à l'aide duquel leurs meta
ayaient un instant réussi à étouffer la vie nationale chez les peuples
roumains; mais la tâche était plus difficile qu'ils ne se l'étaient imaginé.
IHchel Stourdza, que l'on ne saurait, sans excès dé complaisance, ap-
peler patriote, était du moins doué de mille ressources^ ingénieuses pas-
sées dans son caractère et merveilleusement perfectionnées au contact,
en ce point fort instructif, des Grecs et des Russes. Il avait en outre le
sentiment de sa supériorité politique et Fintention de prendre son pou-
voir au sérieux. Lors donc qu'il eut reconnu que les Fanariotes aspi-
raient à le dominer, il comprit fort à propos qu'il aurait besoin de s'ap-
puyer quelquefois sur le parti national. Sans entrer en lutte ouverte
avec le Fanar et la Russie et sans se déclarer précisément pour le roa-
manisme et le parti national, le prince Stourdza, quoique retenu dam
les voies souterraines de la ruse par sa volonté tortueuse, sut toutefois
porter ainsi de rudes coups aux grandes famillesfanariotes. 11 osa même,
à plusieurs reprises, faire appel aux souvenirs de la race roumaine et
des anciens héros des Moldaves. Le pays ne croyait guère à la sincérité
de ces belles paroles, mais l'orgueil national ne lui permettait pas de
les écouter avec indifférence. Enfin , s'il eût éte difflcile de citer de
grandes preuves du dévouement de l'hospodar à la nationalité, on loi
savait gré pourtant de tout le mal qu'il ne faisait pas, et bien qu'on lui
reprochât d'impitoyables déprédations, on l'acceptait du moins comme
te meilleur des princes qui eussent pu venir de la main de la fl^iasie.
La diplomatie russe s'éteit donc trompée à demi en Moldavie.
Le prince Ghika n'était point un ennemi des patriotes : il n'avait ni
les vices ni les instincts cupides du prince moldave; mais, en Valachie,
(1) Le métropolitain de Bucfaareit, Grégoire, eût aussi protesté; maisonconiiaissaitses
sentniens, oa Favatt exilé par préeautioii^
LA MOLDO-VALACeiB IT i£ «OUVnWfT ROUMAIN. 123
laS'diffleiiltés du gouvernement étment plus grandes; les Fanarioies,
HMÎBS ricbes et mrâis s»rrogans, y étaient [dus rusés, et, sans aucun
doute, k |^r4i national y était beaucoup plus remuant, plus nom-
limux, plus bardi et de tout point plus exigeant. A. la vue des tiraille-
meas auiquek il se trouva bientôt en butte, le prince conçut d'abord
la pensée de gouverner par lui-même, indépendamment de toute in-
fluenoe. N'ayant pu y réussir, et s'étant pris d'une susceptibilité très
beonéte, quoique imprudente et funeste dans ses conséquences, il ne
sangea qu'à étendre ses prérogatives et visa directement à la dictature.
Les Faaariotes le forcèrent à accepter leur aide, dont il se défiait. Le
parti national, de son côté, s'irrita jusqu'à menacer ouvertement un
pouvoir à peine assis, et alors commença une lutte délicate, savante,
én^igique, où toutes tes passions, petites et grandes, jouèrent leur rôle,
où l'infarigue fut de mise comme le courage, et où l'ambition égoïste
mêla plus d'une fois ses calculs aux vœux du patriotisme. M. Campi-
niano, le frère de celui-là même qui avait proteste contre la constitua
tien iraiposée par la Russie, marchait à la tete des désintéressés, c'est-à-
dire de ceux qui poursuivaient le développement de l'idée roumaine à
trsvers toutes les questions de personnes et toutes les oscillations des
événemens. Les autres, excités ipar l'appât d'un règne nouveau qu'ils
se promettaient d'amener, suivaient pête-mête à la curée du pouvoir
MM. ViUara, George Bibesco, Styrbey, son frère, et le vieux Pbilip-
pesco. On aurait pu donner à ceux-ci le nom de parti des diplomates,
ou toutautre moins favorabte; on les baptisa de celui de vieux ValaqueSy
parce mae, sans cesser de se dire patriotes, ils avaient tenu , sans doute
pour mieux plaire à la Russie, à se montrer dépourvus de générosité
et de libéralisme. Quant aux désinteressés, à ceux qui sont vraiment te
parti national et roumain, ils prirent la qualification déjeunes Valaqties,
parce qu'ils croyaient sentir en eux les vertus chaleureuses qui créent
et donnent la vie. Ainsi , tendis que les uns se bornaient à critiquer
radrainistration de Ghika en s'aidant seulement de quelques intrigues
adroitement et perfidement conduites, les autres combatteient aussi
te prince dans l'assemblée et au dehors, mais partout au grand jour de
la publicite. Campmiano, outre ses actes de député, rendait des services
éminens au roumanisme par les encouragemens qu'il accordait à la
littérature nationale, véhicule triomphant de la pensée roumaine. Il lui
fondait un asile tutelaire en éteblissant la sociéte philharmonique, qu'il
transforma plus terd en un théâtre national , où d'abord des amateurs
et ensuite des artisrtes de profession devaient représenter des comédies
et des drames nationaux et aussi des traductions de Voltaire et d'Âlûeri
ou d'écrivains plus modernes.
Les poètes et les savans nM)ldave8, bessarabes ou transylvains, prfr-
124 RBYUB DBS DEUX MONDES.
talent lear concours à Campiniano (1). A la vérité, sur tous les points
où se développait ainsi le mouvement roumain, la censure était là pour
le rappeler à la modération et à la réserve; mais, sans en sortir, il pos-
sédait encore les moyens de pénétrer jusqu'aux entrailles du pays. S'il
était interdit à la poésie de prendre au vif les choses contemporaines,
elle pouvait tout à son aise disposer du passé pour l'instruction du pré-
sent; elle pouvait s'entretenir de patriotisme avec ces morts glorieux du
moyen-âge que le peuple roumain connaît à peu près tous par leurs
noms, et dont le langage imité ou les actes racontés réchauffaient son
imagination. La littérature roumaine savait d'ailleurs emprunter le laur
gage de l'apologue et de la légende. Elle se révélait aux paysans par des
chansons et des fables qu'on se transmettait de vive voix, ainsi que
les anciens poèmes, par les procédés ordinaires de la tradition orale.
Cependant le prince de Valachie restait attaché à sa pensée pre-
mière de gouverner seul et par lui-même, et il crut avoir réussi à se
débarrasser de ce contrôle et de ce concours qui le gênaient, en faisant
dissoudre l'assemblée par les hautes cours à propos d'un incident où la
suzeraineté et le protectorat étaient en cause et se voyaient contester
leui^s prétentions à la sanction des lois. Le patriotisme des jeunes Vola--
qties n'en devint que plus inquiet et plus ardent, et les vieux Vataques
redoublèrent d'activité et de finesse diplomatiques. Ils avaient deux vi-
sages : l'un, tourné du côté du pays, souriait avec affabilité au rouma-
nisme qui se laissait séduire; l'autre, tourné du côté des Russes, por-
tait l'empreinte d'un respect profond et d'une soumission parfaite qui
produisaient leur effet. Vainement quelques hommes impartiaux, qui
avaient démêlé les intentions suspectes des vieux Valaques et qui voyaient
dans la stabilité du pouvoir un intérêt de premier ordre, essayaient-ils dé
(1) Parmi les écrivains moldaves de cette époque, on doit citer en première ligne Ne-
gruci , auteur d'un épisode épique sur le héros des Moldaves Ëtienne-le-Grand , et de
nouvelles qui ont quelque chose de la vivacité et de la liherté des fahliaux. Un jeune sa-
vant, M. Kogalniccno, qui était alors secrétaire du prince Stourdza, a aussi publié des
chroniques moldo-valaques dont il a donné un extrait en français; on lui doit encore une
histoire de la Moldavie et de la Valachie écrite en français. Les Moldaves ont eu quel-
ques poètes lyriques, parmi lesquels nous nommerons Sion et Alexandri, qui fait revivre
les poésies populaires avec un rare bonheur et une grande originalité. En Valachie,
M. Eliade s'est distingué par des odes et des chansons patriotiques et aussi par des travaux
de linguistique et des traductions de Voltaire et de Lamartine. De gracieux essais de
lyrisme sont dus à MM. Kirlova, Alexandresco, Boliaco, Rosetti, Bolintineano. Les chro-
niques nationales ont aussi été explorées par MM. Laurianu et Balcesco, qui y a puisé le
sujet d'une histoire militaire des principautés et les matériaux d'une publication savante,
le Magasin historique. Depuis 1829, les journaux politiques ou littéraires sont asseï
nombreux en Moldo-V'alachie , bien qu'ils ne soient pas assez libres. H existe aussi des
feuilles spéciales de beaux-arts, de médecine, de commerce, et une feuille d'agriculture
que les prêtres sont tenus de lire aux paysans le dimanche après Toffice.
LA MOLDO-VALAGHIB BT LE MOCYEMCirr BODMAIN. 125
ramener le pays vers le prince en ramenant le prince vers le pays (1).
Ils rencontraient trop de difficultés accumulées sur un terrain sillonné
de mines et de contre-mines. Une crise était devenue inévitable; elle
éclata, et ce fut aux dépens de l'infortuné prince Ghika. La Turquie et
la Russie consentirent à sa destitution, et M. George Bibesco, qui avait
combattu Gbika avec un acbarnement particulier, par des discours et
par des brochures écrites en français, fut élevé par l'assemblée natio-
nale à la première dignité de Tétat (i).
Ce n'était point assurément le candidat que les jeunes Valaques eussent
préféré, et ils devaient aux vertus nationales, au noble dévouement de
M. Campiniano de porter sur lui leurs suffrages; mais, outre qu'ils
étaient peu nombreux dans l'assemblée électorale, la nomination de ce
patriote, jusqu'alors si populaire, eût été un triomphe trop éclatant
pour le roumanisme. La Russie avait persuadé aux 'Turcs que l'on de-
vait l'exclure de la liste des candidats, et comme George Bibesco était
celui des vieux Valaques qui protestait le mieux de son attachement à
la nation, qui savait le mieux donner à son amour du pouvoir les
formes du libéralisme, il «ut assez de bonheur ou de souplesse pour
plaire un moment aux jeunes Valaques et pour réduire Campiniano
abattu à accepter des fonctions ministérielles dans son gouvernement.
Le parti national, qui ignorait jusqu'à quel point le député Bibesco
s'était engagé avec la Russie pour obtenir son appui, crut d'abord à un
succès complet. Le nouvel hospodar était le premier des princes natio-
naux qui eût été élu par le pays, et il était aussi le premier qui eût été
pris véritablement dans le sein de la nation. 11 était entièrement Rou-
main par son origine et par ses tendances, s'il n'eût été quelque peu
Français, ce qui ne gâtait rien à l'affaire dans un pays latin. Bref, depuis
le temps où l'on avait vu Théodore Vladimiresco chassant les Fanariotes
(1) Telle était du moins U conduite de l'agent politique de la France à Bucharest,
M. BiUecocq, et l'agent politique de TAngieterre y adhérait pleinement; mais à Tépoque
où M. BiUecocq arrivait en Yalachie, en 1839, les questions étaient beaucoup trop en-
gagées, les passions trop implacables, |>our que ses loyales intentions et son activité pus-
teot réconcilier les partis et faire prévaloir le principe de la stabilité. La question eût
demandé à être suirie d^aussi près depuis 1834; mais M. Gochelet, qui avait alors suc-
cédé comme agent politique aui consuls commerciaux que nous avions là depuis 179S^
n'avait fait que passer dans les principautés, et son successeur, M. de Cbâteaugiron, vieil-
lard plus honorable qu*alerte, n*y avait rien vu ni rien compris. Il importe d'ailleurs
cpi*on sache que les agens russes avec lesquels ceux de la France et de l'Angleterre se
trouvent aux prises à Bocharest sont en général des hommes d'une habileté consommée,
et qui se forment dans les principautés pour être un jour ambassadeurs à Ck>nstanti-
nople.
(3) L'une de ces brochures , publiée sous le voile de l'anonyme, a pour titre : De la
êUuaiion de la Valaehie $ou$ fadminieiration d'Alexandre Ghika, Cet écrit est
d^aoe certaine violence. L'auteur n'y épargne aucun trait, et il va jusqu'à faire un crime
«H prince de sa laideur.
i9ô
à main armée, il ii-y&YaitpoiiiteuiQii VâAaobie de joieauwî uoif^eneUo
et aussi vraie que celle qui salua le priace Bibeseo aitrivant «u trône
valaque dans le coslume de MioheMe^rave^ retrouvé iouk eippès peur
cette £âte nationale.
(Le poiimanisme semblait en effet avoir accompli un ^^rand pas; .dans
les deux {M-inoipautés, sa situation était également forte. En Moldavie,
s'il n'avait point envahi la politique courante, s'il avait dufse retrancher
dans la science et les lettres, il n'avait à se plaindre que de l'indiflë-
venee du {HÎnce et non de son inimitié. £n Valaohie, après avoir été
aiéoomm par Alexandre Ghika, il avait agité le pays, entraîné une as-
semblée, et porté au trône un prince qui était presque sdon ses vœux.
Les Fanariotes alanmés se virent avec dépit exclus de nouveau des
grandes positions qu'ils occupaient; ils se crurent d'abord abandonnés
par la Russie, ils s'irritèrent de la concession qu'elle avait faite ainsi
bien malgré elle au parti des vietix ValaqtieB, et plus le prince cares-
sait l'opinion dans les premiers jours de son règne, plus ies Grecs re-
muaient rciel et terre pour entraver son administratien. Si, eneflèt, le
pcince eut été vraiment Roumain, il n'y avait fdus de chauoesdete
venverser, et son âge peu avancé éloignait pour loog-itemps tout espar
d'une nouvelle éleotioo.
L'attitude des Grecs, comme celle des Valaques, n'étaUque le vésid-
tat d'une méprise, et rilluskm ne devait pas leng^temps durer. Soit que
le»prince Bibesco n'eût été guidé que par l'ambition du pouvoir, ourses
belles manières lui permettaient de briller à son aise, soit que la Russie
réclamât le prix des services qu'elle lui avait rendus, tbientôt on le vit
s'éloigner du jeune parti national en s'appuyantsur les moins libéraux
des vieux Valaques, puis repousser toute solidarité avec le roumaoisme,
fermer l'assemblée nationale, gouverner plusieurs années sans con*-
trôle, enfin chercher toutes ses inspirations en dehors du mouvement
national d'où lui est venue sa fortune politique. Peut-être la constitution
valaque serait-elle encore aujourd'hui suspendue , si la Porte Otto-
mane, qui semblait avoir perdu le souvenir de ses droits de suzeraineté
et qui laissait trop volontiers le pays livré aux intrigues gréco^russes,
n'avait, après l'avènement d'un ministère éclairé et européen, reporté
ses regards sur les principautés. La fidélité des Valaques méritait bien
cette sollicitude; leur intérêt l'exigeait. Cétait pour la Turquie une oc-
casion précieuse de leur rendre quelque grand service dont ils lui se^
raient reconnaissans. Le sultan vint donc au secours des Valaques en
ordonnant, lors de son voyage en Bulgarie, que le prince 'Bibesco rou-
vrit l'assemblée nationale, et en donnant à entendre que le nouveau
ministère turc ne permettrait point au protectorat d'empiéter trqp vi-
siblement sur les (koits de la suaeraineté. La coBstitution valaque fut
ainsi remise en vigueur, et bien qu'en faussant la loi électorale, 4e princa
LA MOLDO-VAiiilGKB KT LU MOrTOSNT ROCMAm. î^
Bibeeco se seit assuré uœ chambre serrUe, il a gouverné, depuis eette
époque, dans un sens plus élevé et plus national.
Aujourd'hui donc, les Fanariotes, encore une fois eflhiyés de la kn^
leur de leurs manœuvres, en sont réduits à chercher des ressources
oonveUes. Au moment où la Russie elle-même est forcée de recula
ostensiblement pour voiler devant k Turcpiie et devant l'Europe les
scandales de sadiplomatie (i), les Grecs se mêlent de la défendre et re-
Dcnient plus intimemenl que jamais leur alliance avec elle, en appelant
toute sa bawe sur le prince des vieuû$ Valaques (d). Le passé et le présent
86 trouvent exactement résumés dans cette contestation qui s'agite sous
nos yeux et qui clôt Thistoire du mouvement roumain. La pensée na-
tionale de la Holdo-Valachie est évidemment l'objet que les Fanariotes
essaient d'atteindre à travers le corps de l'hospodar. Us ont pour leur
usage une érudition toute particulière, à l'aide de laquelle ils se mettent
en tête de contester aux Roumains leur origine, leur gloire andenne,
leur civilisation, et jusqu'aux droits si restreints que leur pâle con-
stitution leur assure. Écoutez ces savans docteurs pour qui les annales
du passé avaient conservé leurs secrets, ces généreux esprits dont les
aïeux ont illustré les derniers siècles par leurs vertus, ces honnêtes
et rigides politiques qui ne respirent que pour l'intérêt de la justice :
les huit millions d^bommes qui peuplent la Remanie sont les descen-
dans des criminels que Rome envoyait en exil sous la garde des légions
chargées de défendre les frontières de l'empire. Us n'ont éte, durant
tout le moyen-âge, que des barbares croupissant dans l'ignorance, gros-
siers et corrcxnpus. 11 a fallu que les Russes, et sans doute aussi les Fa-
Bariotes, vinssent leur apporter les lumières et la morale évangéliqae.
n a fallu que les czars entreprissent contre la Turquie des guerres san-
glantes, tout exprès pour sauver de la barbarie ces populations sads
intelligence et sans vigueur. Aussi rhumanite de la Russie est-^Ue in-
comparable; les deux plus grands actes des tmips modernes, la restaii-
latioo de la Grèce et l'émancipation des Holdo-Vdaques, scmt le fait de
sa générosité. Les Roumains n'éteient pas dignes de recevoir ces ser-
vices des ^ves russes! Et qu'esUce, en définitive, que te roumanisme,
sinon une ingratitude sans égale, une insulte à cet astre naissant, à ce
panslavisme qui, fécondé vraisemblablement par te Fanar, est l'espoir
4e l'Orient? Si la Russie a semblé un moment appuyer le parti des
muor Futofuerdans la personne du prince Bibesco, c'est que le cabinet
(1) Les choses ont été poussées au point que le consul russe à Bucharest a dû être r^-
pelé et déMTOvé.
(S) Le» Gréoo-Bvsaes de Bueharest ODt pwblié leur opinien en fktmçai» dans un Mit
fBi pette remprcûite profonde de la perfidie tonarwte, et mérite d'être lu i titre d'étilie
de ■HBoni la PHncipauté de Vataekie mus lo hùêpùdmr Bihmco, pwr B. A^, oaeâtn
agent diplomatique dans le Lerant. Bruxelles, lSi7.
138 RBYIJB DBS DEUX KOIOHB.
russe s'est trouyé, dans ce moment-là, mal renseigné par son consul. Il
n'en est d'ailleurs que plus urgent- pour la Russie d'aider les Grecs à
étouffer, une fois pour toutes, les folles et mesquines espérances de la
nation roumaine. Évidemment l'écrivain fanariote n'a pas pris la plume
sans consulter les intentions de la cour protectrice , et ce livre est le
symptôme de l'alliance qui se resserre entre les Grecs et les Russes.
Une telle alliance complique gravement la situation du roumanisme;
mais peut-elle entraver son essor? N'est-il pas assez affermi, assez fort
du sentiment de son droit? Et qui pourrait l'arracher aujourd'hui du
cœur des populations? 11 s'indigne toutefois de l'inique mépris avec
lequel les fils des Fanariotes traitent les descendans des colons de la
Dacie trajane et leur ravissent, au profit des Russes, la gloire de leur
moderne restauration. Il s'indigne de la hardiesse inattendue avec la-
quelle les Russes s'attribuent ainsi le mérite d'avoir semé dans la Ro-
manie les premiers germes de la civilisation. 11 s'indigne des défis de
ce panslavisme de fabrique nouvelle, façonné dans lesofficines dû Fanar,
et qui ose parler dédaigneusement de sa bienveillance à un peuple latin
justement fier de ses ancêtres. Sans doute il va bien se trouver quel-
que savant, quelque poète pour évoquer le souvenir des vaillans sol-
dats qui illustraient la chrétienté sur les bords du Danube avant que
les Russes fussent encore autre chose qu'une horde barbare, ignorée
de ses propres voisins. Poètes ou savans pourraient aussi rappeler à ces
prôneurs de la civilisation moscovite tous les noms des écrivains moldo-
valaques qui, au xyu"* et au xvni* siècle, fondèrent en Russie les pre-
mières écoles et les premières universités, devinrent les précepteurs,
les conseillers, ou les ambassadeurs de ses souverains, et portèrent au
moins un refiet de la science européenne dans ces froides régions, où la
lumière n'avait pas encore pénétré, et où le christianisme lui-même
n'avait pu se faire jour sans perdre toute fécondité et toute chaleur (i).
Enfin les légistes pourraient dire ce que la législation de Pierre-le-
Grand a emprunté aux codes moldaves^ tandis que les publicisies ra-
conteraient les bienfaits par lesquels ces services ont été payés, ces
embrassemens dans lesquels la Russie pensa plusieurs fois étouffer les
Roumains par excès d'amitié, les douceurs de l'occupation de 18^9, la
munificence des traités, le droit de garantie transformé en protectorat
réel par pur désintéressement, l'alliance russo-fauariote inventée ex-
près pour moraliser les principautés, et enfin cette belle et libérale
législation envoyée à Bucharest, au bout des baïonnettes, par l'un des
(1) Il suffit de citer, parmi ces noms, Movila, fondateur de l*académie spirituelle de
Kief ; Nicolas Milesco , précepteur de Pierre-le-Grand et le premier ambasndeur de la
Russie en Chine; Démétrius Gantemir, favori de ce même prince et fondateur de rac»-
démie des sciences; Antioche Gantemir, qui a écrit en slave et contribué beaucoup à la
naissance de la littérature russe.
LA MOLDO-YALACHIE BT LE MOUVEMENT ROUMAIN. 1S9
successeurs de Pierçe-le-Grand, aux petits-fils des jurisconsultes, des
médecins, des instituteurs, des prêtres et des savans qui l'aidèrent à tirer
son pays du chaos. En yérité, les Moldo-Valaques auront trop beau
jeu pour répondre aux récentes démonstrations du Fanar inspiré par
la Russie. Ces tristes menées ne sauraient être pour eux qu'une occa-
sion de plus de préciser leurs formules et de retremper leur patrio-
tisme dans la lutte.
La situation actuelle du roumanisme, comme toute son histoire, se
montre à découvert dans ce combat entre le patriotisme latin des
Moldo-Valaques et les intrigues gréco-russes. Mal servi par les hommes
qu'il a portés au pouvoir, persécuté avec acharnement par les Grecs et
les Russes, peu favorisé par les Turcs, le roumanisme survit pourtant
et prospère; il règne en Holdo-Valachie; il possède la Bucovine, la
Hongrie orientale et la Transylvanie en dépit des Magyares, la Bessarabie
malgré les Russes, et il a établi entre tous les pays roumains un lien
d'idées et d'intérêts non moms fort que celui du sang. Les Kutzovla-
ques, qui habitent de l'autre côté du Danube, principalement dans les
montagnes de la Macédoine, isolés ainsi de la Holdo-Valachie et de la
souche-mère de leur race, destinés sans doute à êlre entraînés un jour
avec les Albanais dans le mouvement illyrien ou hellénique, sont les
seuls peuples roumains qui fassent défaut au roumanisme. Les Tran-
sylvains, au contraire, qui avaient été, dès le dernier siècle, les pro-
moteurs des études historiques et philologiques, blessés par les pré-
tentions magyares, après quelques années de repos, sont rentrés en
lice et marchent hardiment de front avec les Holdo-Valaques. Les
Bucovinois, attachés au royaume de Gallicie, peu nombreux et peu
organisés pour la lutte, y adhèrent du moins, et en suivent fraternel-
lement toutes les phases. Enfin les Bessarabes, quoique enchaînés à la
Russie à titre de conquête et dépouillés des institutions qui leur avaient
été garanties à l'époque de l'annexion, prennent une part active à
l'œuvre littéraire de la Moldo-Valachie et de la Transylvanie, et, si sé-
vère que soit la réserve imposée à la parole dans un pays placé sous
xm tel gouvernement, ils savent encore servir la pensée commune par
le culte pacifique de la langue nationale et l'étude des traditions. La
^Boroanie entière est donc fidèle à cette foi en la race qui fait de tous
les Roumains un seul peuple, et qui, en lui rendant la jeunesse et la
^e, lui promet aussi l'unité politique.
La Moldo-Valachie demeure jusqu'à présent le point vers lequel con-
"^!«rge et où se résume ce grand travail des esprits, et c'est là aussi,
^uoi que fassent les Fanariotes et les Russes, que l'idée a le plus de
%[ioyens de pénétrer bientôt dans les faits. Le moment arrive où une
^nération nouvelle et plus forte, sans être moins modérée que celles
C[ui ont précédé, va entrer dans la carrière politique et y porter fran-
TOME XXI. 9
iSO iBVui MB mm mordis.
chement les souvenirs et les auditions du roumapisme. Le parti des
vieux Valaques, décimé chaque jour par l'âge, laisse vacantes des posî*
tioDS administratives qui bientôt ne pourront plus être remplies quo
par les jeunes VeUaquês. Fussent-ils même condamnés à rester en de**
hors des affaires et à n'employer qu'à des travaux littéraires et à la po-
litique spéculative leurs connaissances acquises, le^ jeunes Valaques se-
raient maîtres de Topinion et pèseraient toujours d'un grand poids sur
la marche des choses. Peut-être même ne serait-ce pas sans danger que
les hospodars égaieraient de se passer de leur concours. Les jeunes
Valaques, tout en se réservant de qualifler comme il convient les mal-
versations patentes de Michel Stourdza et les défaillances politiques de
George Bibesco, n'ont point contre ces princes de parti pris, aucun
projet d'hostilité, ni même aucun sentiment de rancune. L'appui de ce
parti nouveau est cependant conditionnel, et si les princes actuels, au
lieu d'accepter ce que le roumanisme a de praticable dans les circon*
stances présentes, au lieu de lui permettre de se développer tranquiUe-
ment et pacifiquement par la publicité ou dans les écoles, s'avisaient de
combattre la publicité par la censure, comme il est arrivé trop sou**
vent, ou d'entraver la propagation de la langue et de la littérature
nationale dans l'enseignement supérieur, comme ils l'essaient aiyour*
d'hui sous le faux prétexte de favoriser la langue française; si, effirayés
par les menaces des Fanariot^, ils leur rendaient quelque peu de leur
influence perdue; s'ils se prosternaient trop com plaisamment devant
les illégalités diplomatiques que se permet si fréquenunent le pro*
tectwrat, alors \e^ jeunes Valaques seraient bien forcés de se prononcer
contre ces princes infldèles à leur origine, de les poursuivre par une
opposition formelle et systématique. Puis, reprenant peui-étre la con-
fiance avec laquelle Vladimiresco en appelait naguère des hospodars
fanariotes au sultan, ils verraient s'il n'est point enfin parmi eux quel-
que autre boyard dont on puisse faire un prince qui, respectueux pour
la suzeraineté ottomane, saurait enfin continuer largement les tradi-
tions de 1821 et mettre le pouvoir auxmams du roumanisme. Dans tous
les cas, que la pensée nationale s'empare du gouvernement du pays,
soit parce que les princes actuels ne craindraient point de lui ouvrir
leurs bras, soit parce qu'elle aurait elle-même élevé sur le trône un
prince de son choix, ce jour sera le plus beau qui ait depuis long*
temps brillé sur les principautés et sur la Remanie. 11 portera la lu«-
mière et la joie dans toutes les directions, de la mer Noire à la Theiss,
du Danube au Dniester. Les Transylvains , qui ne manquent jamais
d'appeler les deux principautés leur patrie, croiront eux-mêmes triom-
pher. Les Bessarabes oseront de tout ce qui leur reste de liberté pour
applaudir au succès de leurs frères valaques, et il y aura ainsi des
hommes heureux par la pensée roumaine jusque sous le sceptre des
LA MOLDO-VALAGHIE BT US KOnVBMBNT ROUMAIN. 131
oan. €e jour-là aiMsi» par la vertu de «cette communauté d^iatentioiis
et par l'effet universel de la victoire des Hoido-ValaqueSy Funité rou-
maine aura fait ub pas décisif, et le mouvement roumain sera devenu
«ne des puissances morales^ une des forces politiques lesplus grandes
de TEarope orientale.
m.
L'attitude mâme de la société Talaque, observée à Bucheo^est, for*
tifiait en moi cette impresûon de confiance dans l'avenir du rouma-
nisme. Les Roumains des villes ne craignent point d'afficher leurs
antipathies et leurs goûts. De même que le paysan valaque, dans sa
détresse, trouve un grand plaisir à psu'odier le costume, les manières
et le langage de ses boyards , les boyards se délectent à déchirer
leurs adversaires politiques par des épigrammes, des bons mots^ qui
lont pnxnptement fortune, et des chansons, qui drculent manuscrites.
n existe un mot terrible qu'on lance d'ordinaire comme une flé-
trissure aux Fanariotes et même aux Yalaques suspects dé relations
avec le consulat russe ou avec le Fanar. C'est le mot historique de
eioeoi (chiens couchaos, pieds plats), d'où l'on a fait ciocùïsme, pour dé-
signer cette servilité à toute épreuve sur laquelle les princes fanariotes
avaient voulu fonder leur domination en Holdo-Valachie, et qui répu-
gnait si profondément à la fierté roumaine. Si l'on épuise ainsi pour
les Fanariotes les armes de la raillerie et du dédain, c'est une haine
toute virile que l'on ressent pour les Russes. Ces ennemis puissans du
roomanisme, dontquelques-uns sont des hommes de mcBurs polies, d'un
espritdistingué et plein de ressources pour la conversation comme pour
l'action, diplomates d'ailleurs sans rivaux en Europe, expient par leur
impopularité les cruelles ii^ustioes de leur gouvernement, et ils ne
sont jamais reçus à Bucharest que par ces mots promptement répétés
par l'écho de tous les salons : Encore un Russe! Par im contraste qui
a un sens politique très digne de remarque, si un Turc de distinction
arrive une fois en dix ans à Bucharest, il y est accueilli avec une ama-
bilite empressée; il est l'objet d'une curiosite universelle; chacun, sui-
vant les convenances de rang, veut l'avoir à sa table, et l'on répète
long-temps encore après son départ : Enfin nous avons vu un TurcI
Bien que les Russes s'amusent à dépeindre partout les suzerains des
principautés comme d'impitoyables tyrans dépourvus de tout savoir-
vivre, la politique et le bon sens rallient autour d'eux tes patriotes, qui
-se plaignent seulement de l'indifférence avec laquelle ces maîtres in-
soucians laissait les Russes empiéter sur les droits du pays et sur ceux
delà suierainete. Cette répulsion instinctive et naturelle que la sociéte
Talaque éprouve en face des Russes est la raison principale pour la-
132 nvtm WA BBtl UOKÙÊÊ.
quelle les Roumains se jettent dans les bras des Turcs, où ils voudraient
trouver un abri suffisant contre les caresses ou les menaces de la di-
plomatie moscovite. Certes, les Moldo-Valaques prétendent tenir leur
drapeau national à la hauteur où Théodore Vladimiresco Fa placé: mais
ils ne veulent pas plus que lui s'associer à une politique qui aurait pour
but et pour effet la ruine de Fempire ottoman. S'il y avait à Jassy ou
àBucharest un parti qui" fût révolutionnaire, qui prêchât Fmdépen-
dance des principautés, qui cherchât à briser les liens de vassalité par
lesquels la Holdo-Valachie se trouve solidaire de la destinée de l'em-
pire ottoman, ce ne pourrait être que ce parti gréco-russe qui , redou-
tant l'âge mûr de la Romanie, a déjà plus d'une fois tenté de la lancer
dans les aventures pour mieux Fétouffer dans son berceau; ce serait
ce déplorable parti gréco-russe qui, en mettant les Fanariotes Ypsi-
lanti et Havrocordato à la tête de la glorieuse insurrection de FHellade,
Feût fait tourner au profit de la Russie, sans le patriotisme et la pré-
voyance des vrais Hellènes du Péloponèse et des îles; ce serait ce même
parti gréco-russe qui, en i842, agitait la Bulgarie, Fensanglantait, et,
pénétrant les armes à la main dans la ville valaque d'Ibraïla, tentait
vainement d'entraîner la principauté dans une insurrection où elle
n'eût triomphé que pour tomber sous la main des Russes. Heureuse-
ment cette tentative insensée ne réussissait qu'à faire ressortir une fois
de plus la prudence des Roumains et à méritera la Russie cette solen-
nelle déclaration du vieux Buzoiano, président du tribunal chargé du
jugement de Faffaire, « qu'il n'y avait pas à poursuivre dans une ques-
tioii*où à chaque pas la justice découvrait pour principal coupable sa ma-
jesté l'empereur de toutes les Russies. » Les Moldo-Valaques sont donc
les soutiens de la paix, de la stabilité, de l'intégrité de Fempire turc
contre la Russie, puissance essentiellement révolutionnaire en Orient
Cet état des esprits en Moldo-Valachie est d'une importance consi-
dérable pour le présent et pour l'avenir de la Turquie d'Europe. Soit
que la Russie la menace un jour, la force en main, ou s'applique à la
ruiner sourdement par les influences morales du panslavisme, les Hoido»
Valaques sont pour la Turquie sur le Danube un rempart à la fois ma-
tériel et moral. Si Fon considère que les Bessarabes occupent tout le
territoire compris entre le Dniester et les embouchures du Danube, et
que d'ailleurs la roule ordinaire de Moscou en Bulgarie et à Constanti-
nople traverse la Moldavie et la Valachie, on voit que les Russes ne peu-
vent franchir le Danube sans passer par-dessus le corps des cinq mil-
lions de Roumains de ces trois provinces. Depuis que la Pologne a
succombé et qu'elle a cessé d*être militairement à Favant-garde de la
Turquie comme de l'Occident, les Holdo-Valaques sont donc les pre-
miers en ligne pour la défense de l'empire turc, et le roumanisme se
trouve l'adversaire naturel des Russes, Fallié nécessaire de quiconque.
LA MOLDO-yALÂGHIB BT LE MOUVEMEIIT ROCMAllf. 133
peuple ou gouvernement, veut empêcher le panslavisme de dompter
ou de tromper les Slaves de l'Autriche et de la Turquie. Réunis aux
Magyares de la Hongrie, avec lesquels ils forment douze millions
d'hommes, les Roumains sont répandus de l'est à Fouest , de la mer
Noire aux portes de Vienne, sur un front de bataille qui, appuyant le
tchékisme, fortifiant Fillyrisme dans le sentiment de son individualité
et dans sa crainte des Russes, protège encore ce qui reste aujourd'hui
de la race ottomane.
Cette position des principautés et l'attitude prise par les Holdo-Vala-
ques depuis quelques années devraient sans contredit assurer à ces peu-
ples l'attention et la bienveillance de la Turquie et des états de FEurope
occidentale, engagés avec elle dans cette question d'Orient, tant de fois
traitée et jamais résolue. Et cependant que se passe-t-il sous nos yeux?
Cest que les Turcs , qui trouvent dans les Holdo-Valaques des vassaux
d'une fidélité éprouvée, laissent la diplomatie russe ourdir à plaisir ses
intrigues au miUeu des principautés, se font quelquefois ses instrumens
et se prêtent eux-mêmes, par négligence, à des actes destructifs de leur
r suzeraineté. D'un autre côté, la France et FAngleterre, trop peu in-
struites peut-être des véritables ressources de la Turquie, ne songent
nullement à empêcher les Holdo-Valaques d'être protégés; elles les
voient sans émotion dépensant une activité précieuse, digne d'un autre
objet, à repousser un protectorat contraire à Fesprit et à la lettre des
traita, et semblent ne pas comprendre encore que ces peuples délaissés
luttent dans l'intérêt de tout FOrient.
Toutefois, dût cet isolement se prolonger long-temps, celui qui a pu
observer de près le mouvement roumain emporte la confiance que les
Moldo-Valaques ne perdront point courage. Le terrain qu'ils occupent
aujourd'hui, ils ont eu, en quelque sorte, à le reconquérir pied à pied.
Dans cette voie pénible, ils ont marché sans appui du dehors, par des
sacrifices et dès dévouemens dont le mérite appartient à eux seuls. Us
(mt ainsi d'avance et par leur seule énergie marqué leur place et leur
rôle pour le jour où quelque gprande vicissitude transformerait en réa-
lités les rêves généreux de FEurope orientale. L'orgueil de la pensée
roumaine, ce serait de constituer alors' une Romanie unitaire, et, pen-
dant que les Ulyriens de la Turquie et de FAutriche rempliraient Fes-
pace laissé vide par les Ottomans entre la rive droite du Danube et
Gonstantinople, de former sur Fautre rive, entre la mer Noire et la
Theiss, un état assez fort pour prendre ou conserver vis-à-vis de la
Russie, au nom des intérêts de FEurope latine, le rôle d'une sentinelle
Tîgilante et sûre. Tel est le vœu dont le mouvement roumain deviendra,.
nous Fespérons, l'expression de plus en plus précise, et vraisemblable-
ment ce n'est pas la France qui, bien informée, découragera jamais
nne pareille anibition.
H. Dbsprez.
weaaam
ETUDES
flUI
L'ART EN ITALIE.
m.
RAPHAËL.
Raphaël eut pour premier mattre son père, Gioyanm de' Santi,
peintre médiocre, mais doué d'un rare bon sens, et qui comprit an
bout de quelques mois toute FinsufQsance de son ensdgnement Gio-
vanni de' Santi avait reconnu chez son fils les plus heureuses disposi-
tions et s'était hâté de les cultiver avec un soin assidu. Gomme s'il eût
pressenti les hautes destinées de l'enfont qui devait illustrer son nom,
il ne voulut gêner en rien le développement des facultés qui s'annoii-
çaient d'une manière si éclatante; il contemplait avec une joie niâée
d'orgueil les moindres dessins tracés par celte main encore inexpéri-
mentée, et qui déjà pourtant trouvait moyen de donner à toutes les
figures une grâce singulière. L'enfance de Raphaël fut entourée de ca-
resses, et il semble que le bonheur de ses premières années ait exercé
une influence décisive sur l'épanouissement de son génie. Sa mère n'a-
vait voulu céder à personne le soin de veiller sur ses premiers pas, elle
l'avait nourri de son lait; craignant qu'il ne contractât chez les gens
RAPHAËL. 135
de la campagne des habitudes grossières, que son imagination ne perdit
loin de la famille la fleur de sa pureté^ elle le garda près d'elle et suiyit
d'un ceil jaloux tous les instincts qui se révélaient dans cette ame na-
turellement portée à la tendresse. Entre les caresses de sa mère et les
leçoDS de son père, Raphaël grandit et suivit l'impulsion de sa pensée.
Dès qu'il sut manier un pinceau , comprenant toute l'importance de la
docilité, ou plutôt devinant ce qu'il ne pouvait comprendre encore,
pressentant par intuition toute la fécondité de l'obéissance, après avoir
esquissé d'une main rapide les caprices de son imagination naissante,
il œnsacrait de longues heures à aider son père dans ses travaux. II
exécutait comme un ouvrier dévoué les pensées qu'il n'avait pas con-
çues et achevait avec bonheur la tâche qui lui était assignée. Cette vie
laborieuse et obscure aurait pu durer plusieurs années, si Giovanni de'
Santi ne se fût aperçu que son élève, grâce à sa docilité merveilleuse, en
savait déjà autant que lui et ne pouvait plus rien apprendre sans le se-
cours d'un maître plus savant. Si le père de Raphaël eût connu l'ava-
rice, il aurait gardé son fils près de lui, et, trouvant dans ce talent pré-
coce une mine à exploiter, il se fût bien gardé de le confier à des mains
pins habiles. Heureusement Giovanni de' Santi comprenait toute la
gravité, toute l'étendue des devoirs qui lui étaient imposés; il se fût
reproché comme une faute indigne de pardon d'entraver le dévelop-
pement des facultés merveilleuses que le ciel avait départies à son en-
fuit. Il eût rougi d'enchatner l'essor de cette ame active et passionnée
pour entasser dans sa maison quelques sacs d'écus. Il n'avait qu'un fils
et vrvait en lui tout entier; éclairé par un instinct tout-puissant, il en-
trevoyait déjà la gloire qui allait couronner ce jeune front, et sentait
qe'il ne pouvait garder plus long-temps son fils près de lui sans mé-
cemialtre la volonté divine. Pierre Vanucci, connu dans l'histoire de la
peinture sous le nom du Pérugin, jouissait alors d'une éclatante re-
nommée; Giovanni de' Santi résolut de lui confier l'éducation de Ra-
phaël, n se rendit à Pérouse pour arrêter les conditions de l'engage-
ment, car, au xv* siècle, on ne pouvait entreprendre l'étude de la
pmnture sans passer avec le maître qu'on avait choisi un véritable con*-
trat d'apprentissage. La biographie des artistes les plus célèbres ne
î aucun doute à cet égard. Le Pérugin était à Rome et devait revenir
quelques semaines. En attendant son retour, pour ne pas perdre
mm temps, Giovanni de' Santi fit marché pour la décoration d'une cha-
pelle et se mit à Foeuvre. Dès que Pérugin fut revenu, Giovanni, avant
de hii communiquer son projet, s'efforça de gagner son amitié. Une
toi» admis dans son intimité, il lui parla de son fils et des espérances
qu'il avait conçues; Pérugin accueillit avec un sourire bienveillant cette
eonfidence, empreinte à la fois de tendresse et d'orgueil; il ne pouvait
rien décider, rien prédire, rien promettre, avant d'avoir vu les dessms
i36 RETUB DBS DEUX MONDES.
de cet enfant que son père vantait avec tant d'assurance. Giovanni
partit pour Urbin, avec la ferme résolution d'emmener son fils et de
le confier au Pérugin. La mère de Raphaël n'entendit pas sans pâlir le
projet de son mari; elle pleura en voyant partir Tenfant qui jusque-là
ne l'avait jamais quittée; elle couvrit de baisers les tresses blondes où
elle avait si souvent promené son regard attendri. Cependant Tespé-
rance d'une prochaine réunion adoucit l'amertume des adieux, et Ra-
phaël suivit son père à Pérouse. Le Pérugin, en examinant les dessins de
son futur élève, ne put se défendre d'un mouvement de surprise et se
sentit disposé à partager les orgueilleuses espérances qu'il avait d'abord
accueilUes en souriant. Il découvrait dans ces figures, tracées par la main
d'un enfant, une grâce et en même temps une grandeur dont il n'eut
jamais le secret, et qui ne pouvaient manquer de l'étonner. Il éprouva
bientôt pour Raphaël une affection toute paternelle et suivit ses pro-
grès avec un zèle assidu, avec une admiration croissante. Il fut d'abord
touché et bientôt flatté de la docilité de son élève. Chacune de ses le-
çons portait ses fruits; dès qu'il avait expliqué en quelques mots un des
principes de son art, l'intelligence de Raphaël le saisissait avidement,
le fécondait par la réflexion, et bientôt sa main enfantait sans hésiter
une œuvre dont le maître s'étonnait à bon droit. Quoique Pérugin eût
de lui-même une très haute opinion, quoiqu'il vît dans le nombre et la
popularité de ses compositions un légitime sujet d'orgueil, il ne tarda
pas à comprendre, comme Giovanni de' Santi, que son élève en savait
autant que lui. Plein de confiance dans le talent qui avait grandi sous
ses yeux, il associa sans hésiter Raphaël à ses travaux. Raphaël justifia
pleinement la confiance de son maître, et poussa si loin la fidélité de
l'imitation, que bientôt il fut impossible de distinguer dans un tableau
les figures qui lui appartenaient de celles qui appartenaient au Péru-
gin. Le jeune Sanzio avait si bien réussi à s'identifier avec son maître,
il avait pénétré si complètement, il s'était approprié avec tant de bon-
heur tous les secrets du style qu'il devait plus tard agrandir et trans-
former; en attendant l'heure où il pourrait se montrer lui-même, il
avait enrôlé toutes ses facultés au service d'une pensée qui n'était pas
la sienne avec tant d'abnégation , que sa manière se confondait avec
celle du Pérugin et trompait les yeux les plus clairvoyans. Cette abo-
lition Volontaire de toute personnalité, qui certes n'eût pas été sans
danger pour une nature de second ordre, ne fut pour lui qu'une
épreuve dont il sortit vainqueur. Plus tard, quand il reconnut toute la
sécheresse, toute l'indigence de cette première manière, pour l'oublier
complètement, pour dépouiller sans retour les habitudes que son goût
condamnait, il eut à soutenir une lutte courageuse; mais tant que ses
yeux ne furent pas dessillés, tant qu'il n'eut rien vu qui lui semblât
supérieur aux œuvres du Pérugin, il les imita avec une docilité qui, ea
RAPHABL. 137
laissant sommeiller sa pensée, donnait à sa main l'occasion de s'exercer
sans relâche. U acquit ainsi une rapidité d'exécution que lui eussent
enviée les maîtres les plus habiles. Sous la discipline du Pérugin, Ra-
phaël ne pouvait devenir savant dans la véritable acception du mot.
0>nmient en eflTet le Pérugin eût-il livré ce qu'il ne possédait pas lui-
mènie? Hais Raphaël se familiarisait avec toutes les traditions de la
peinture religieuse; il apprenait à parler avec abondance la langue
qu'il devait bientôt enrichir et renouveler. Cependant, malgré son res-
pect pour les préceptes du maître, le jeune Sanzio agrandissait le style
de son dessin en consultant la nature, que le Pérugin n'avait jamais étu-
diée avec un soin scrupuleux. Sans quitter l'école où son père l'avait
placé, il commençait à se frayer une route où le Pérugin ne songeait
pas à le suivre. Un de ses condisciples plus âgé que lui, Pinturicchio,
qui déjà avait exécuté à Rome des travaux assez nombreux, et qui de-
Tait pendant toute sa vie reproduire fidèlement la manière du Pérugin
sans songer à lui donner plus de grandeur et de grâce, ayant été chargé
de retracer dans la cathédrale de Sienne les principaux événemens de
la vie de Pie II, et se déflant à bon droit de ses facultés mventives, jeta
les yeux sur lui et lui proposa de l'associer à cette entreprise. Raphaël
se rendit avec empressement au désir de son condisciple, et composa, si
nous en croyons Vasari, tous les cartons d'après lesquels furent exécu-
tées les fresques de Sienne. Quelques biographes vont même plus loin,
et affirment que Raphaël ne demeura pas étranger à la reproduction
de ses cartons. Quelle que soit la valeur de cette dernière assertion , il
est certain que le jeune Sanzio travaillait activement dans la cathé-
drale de Sienne, lorsqu'une circonstance inattendue vint changer la
direction de ses études, et dès-lors commença pour lui une ère nou-
velle. On s'entretenait dans toute l'Italie des cartons faits à Florence
par Léonard de Vinci et Michel-Ange. La renommée de ces deux ou-
yrages que le temps nous a enviés, mais que nous connaissons ce-
pendant par la gravure, éveilla dans l'ame de Raphaël le désir de visiter
Florence. Les travaux de Sienne, malgré l'attrait qu'ils lui ofbraient,
malgré le nombre et la variété des sujets qui excitaient son imagination
naissante, ne purent le retenir : le jeune Sanzio partit pour Florence.
A peme arrivé dans cette ville, qui n'est pas moins féconde en ensei-
gnemens que Rome elle-même, il comprit combien il était loin de la
vérité, loin de la beauté; pour la première fois il entrevit le but su-
prême de l'art. Toute son attention se porta d'abord sur les cartons du
Vinci et du Buonarroti; il les étudia, il les copia avec un soin, avec une
persévérance que rien ne pouvait lasser. Pour se rendre maître de cette
manière nouvelle, pour se famiUariser avec le style savant et sévère de
ces deux modèles incomparables, il lui fallait effacer de sa mémoire
presque toutes les études qu'il avait faites sous la discipline du Pérugin^
139 RETUB D|SS DSra MONDES.
mais il com|Nrenait si bien la grandeur, et la beauté de ces deux ca«Um$
qui résolvaient d'une façon éclatante les pr(d>lèni6s les [dus difficiles de
la peinture, il était si profondément pénétré du bonheur qui lui était
échu, il acceptait avec tant de reconnaissance les leçons que lui offraient
Michel-Ange et Léonard, qu'il n'hésita pas à se débarrasser, comme
d'un bagage inutile, de tout ce qu'il avait appris dans Técole du Pé-
rugin. On sait que le carton de Léonard représentait un groupe de ca*
valiersi, et que celui de Michel-Ange, emprunté à la guerre de Pise, se
compossttt de soldats surpris au bain par un détachement ennemi. I^ms
ces deux cartons, Léonard et Michel-Ange avaient accumulé comme
à plaisir toutes les diQkultés que peut rêver l'imagination la plus hardie.
Animés d'une émulation généreuse, ilsavaientvoulu montrer toute leur *
science et résumer en quelque sorte leurs études. Si la force leur eût
manqué, on aurait pu les accuser d'ostentation; comme l'habileté de la
main était à la hauteur de la volonté, ce reproche tombait de lui-même
et faisait place à l'étonneraent. Raphaël contemplait avec ivresse ces
deux ouvrages qui n'ont jamais été surpassés, et remerciait Dieu de
l'avoir appelé à la vie dans un siècle honoré par de tels maîtres. Pour-
tant, quelle que fût son admiration pour le carton de Michel-Ange, il se
sentait entraîné par une prédilection toute-puissante vers le carton de
Léonard. La manière savante dont Michel-Ange avait dessiné ses figures,
les attitudes variées qu'il leur avait données, la précision avec laquelle
il avait représenté tous les muscles mis en mouvement, excitaient en
lui une légitime surprise^ mais il se sentait ramené par un attrait invin-
cible vers le groupe de cavaliers où Léonard avait su concilier l'énergie
et la beauté. Dans le carton de Michel- Ange, la science domine tout et
offre au spectateur tant de sujets d'étude, que l'esprit satisfait ne songe
pas à se demander si tous les détails de cette composition peuvent être
approuvés par un goût sévère. Entre ces deux modèles, il ne devait pas
hésiter long-temps. 11 passait de longues heures devant le carton de Mi-
chel-Ange, et s'efforçait de conquérir le savoir infini qui resplendit dans
cette couvre^ mais sa passion pour la beauté le conduisait plus souvent
encore devant le carton de Léonard. Nous ne savons pas si le Sanzio se
lia d'amitié avec le Vinci : à cet égard, les biographes gardent le silence.
Toutefois, qu'ils aient eu ou non l'occasion de se rencontrer, Raphaël
dut rechercher avidement toutes les œuvres de Léonard. Ces deux intel-
ligences poursuivaient avec la même ardeur la grâce et la beauté; en
voyant les têtes peintes par le Vinci, ces têtes dont le sourire et le re-
gard ont quelque chose de divin, le Sanzio dut se réjouir comme un
poète qui voit son rêve prendre un corps et marcher devant lui.
'Michel- Ange et Léonard ne furent pas les seuls maîtres consultés à
Florence par Raphaël; les leçons de ces deux maîtres illustres, si fé-
condes et si variées, ne pouvaient épuiser la curiosité d'un esprit tel
raphabIm iâ9
qua le ma. La diapeUe di» Garmine, que Michel-Ange et Léonard
afvaient étudiée aandûment en quittant Fécole du Ghirlandiyo et de
Vtf roodÛQ, cette chapelle où Hasaccio a donné la mesure complète de
aon talent, fut pour Raphaël un enseignement dont la trace est facile à
seeoiinaitre dana les oeuyres da sa seconde manière. Les peintures de
Mafiaecio se recammandaient en effet à Félève du Pérugin par un mé-
«ite singulier : toutes les têtes de la chapelle du Carminé ont une phy-
aiOBomîe individuelle; elles ne se distinguent ni par la grâce, ni par
l'âégance, maïs elles présentent une variété merveilleuse de types étu-
éiés d'après nature. Cet éloge ne s'adresse qu'à la partie de la chapelle
peinte pair Masaecio; appliqué aux figures de Mascdino Panicale, il man-
querait de justesse. Or, chacun sait que les têtes du Pérugin ont le mal^
heur d'appartenir presque toutes à la même famille^ et cette parenté
obstinée imprime aux compositions de l'auteur un cachet de mono-^
tonie. Masaecio, on s^en aperçoit sans peine, dessinait rarement une
iâte sans avoir le modède devant les yeux; il est même permis de croire
qu'il ne modifiait pas volontiera la nature après l'avoir consultée. Dé-^
sespérant de surpasser les types qu'il avait choisis dans la réaUté, il
s'eflforçait de les reproduire aussi nettement qu'ilie pouvait; et si cette
répugnance à corriger, à modifier la nature, nuit parfois à l'élégance
de la composition, on ne peut nier qu'elle n'ajoute singulièrement à
reneige, à la vie des personnages. Ce mérite ne pouvait manquer de
firapper un esprit déhcat et dairvoyant Raphaël, d'après le témoignage
de ses Uographes, étudia la chapelle du Carminé avec autant de soin
que les cartons de Michel-Ânge et de Léonard. Si l'art de Masaccio est
un art infiniment moins avancé, ce qui ne saurait nous surprendre,
puisque Hasaccio était mort quarante ans avant la naissance de Ra-
phaël, il est utile cependant de consulter Hasaccio même après Michel-
Ange et Léonard. A cet égard, l'opmion des artistes sérieux n'a jamais
varié*
Raphaël se lia d'amitié avec Fra Bartolommeo, et il s'établit entre
eux un échange de leçons. Le jeune Sanzio apprit de Fra Rartolommeo
l'art de donner à ses figures une couleur phïs éclatante et plus vigou-
reuse, et lui enseigna le choix des lignes et la perspective. Quant aux
ceuvresde Giotto et de Fra AngeUoo, Raphaël les a certainement consul-
tées, mais on retrouverait difficilemrat la trace de ces deux maîtres en
interrogeant la série entière de ses compositions. U n'a pu voir sans émo-
tion, sans attendrissement, les scèùes de l'Ancien et du Nouveau Testa-
ment retracées par ces deux imaginations si profondément religieuses,
car Giotto et Fra Angelico seront éternellement admirés pour l'exprès*
sion qu'ils ontsn doimw à leurs figures; mais au tempsde Giotto l'artdu
dessin n'était pas né, et Fra An^lieo, né plua d'un siècle après lui, con-
temporaio d^ Masaccio^ n'a jamais accordié dans ses compositions qu'une
140 REVUB DES DEUX MONDES.
importance secondaire à la beauté de la forme pour se préoccuper exdBr
sivementdu sentiment religieux. De ces deux maîtres, le premier, mal-
gré la fécondité de son génie, n'ayait pu deviner la science qui était en-
core à créer; le second, pour qui la peinture était avant tout un moyen de
se sanctifier, de glorifier Dieu, s'interdisait le culte de la beauté comme
une distraction profane. En imitant leur style, Raphaël n'aurait pu que
retourner en arrière, et i) avait trop de finesse et de pénétration pour
commettre une pareille méprise. Il n'est pas douteux qu'il n'ait étudié
Giotto et Fra Angelico, mais ce n'était pour lui qu'une étude de curio-
siiéj d'érudition; il comprenait trop bien Fimportance, la nécessité da
progrès pour ramener la peinture adolescente au bégaiement du pre-
mier âge. Tous les hommes doués d'une véritable force, tous les ar-
tistes qui ont une pensée à exprimer dédaignent comme stérile le culte
du passé. Ce culte ne peut séduire que les esprits impuissans. Croire
que le passé est d'autant plus digne d*étude, d'autant plus digne d'imi-
tation, qu'il est plus loin de nous, est un pur enfantillage. Il faut choisir
dans le passé les époques vraiment fécondes, les époques où l'art, en
possession d'une langue claire et complète, exprimait nettement sa pen-
sée, et cette langue, dès qu'on en possède tous les secrets, pn4oit s'en
servir pour exprimer des idées nouvelles.
Si l'on veut avoir une idée complète de la première manière de Ra-
phaël, il suffit d'étudier le Mariage de la Vierge, placé aujourd'hui dans
la galerie de Brera, à llilan. Cet ouvrage résume, en effet, toute la
science que l'auteur avait acquise avant de voir Florence. Quoiqu'U
rappelle un^ composition du Pérugin sur le même sujet, il est certain
cependant qu'il révèle une véritable originalité. Si la disposition des
figures relève plutôt de la mémoire que de l'imagination, si les tradi-
tions de l'école y sont encore respectées, la grâce idéale des figures, le
choix des draperies, appartiennent à Raphaël, et l'on chercherait vaine-
ment dans la série entière des œuvres du Pérugin quelque chose qui
se puisse comparer à ce précieux tableau. La figure de la Vierge offre
un type de beauté que le maître du Sanzio n'a jamais égalé. Harmonie
des lignes, suavité des contours, pudeur, modestie, rêverie angélique,
fraîcheur du coloris, tout se trouve réuni dans celte Vierge divine. Il
y a maintenant près de trois siècles et demi qu'elle est sortie des mains
de Raphaël, et il semble qu'elle ait été achevée hier seulement. Les
couleurs ont été si habilement choisies et combinées avec tant d'art et
de bonheur, que la peinture a défié les injures du temps et garde une
immortelle jeunesse. Sans doute il est facile de découvrir dans cette
adorable figure, pour peu qu'on l'étudié attentivement, plusieurs dé-
tails qui manquent de naturel et de vie. Les mains, traitées avec un
soin remarquable, n'ont pas toute la souplesse qu'on pourrait souhai-
ter. Les doigts sont d'une rare élégance; mais, depuis la naissance des
RAPHABL. Ml
phalanges jusqu'au poignet, la forme est tellement simplifiée, qu'elle
semble à peine modelée. Le yisage est d'une pureté dont on cherche-
rait vainement le modèle sur la terre; la sérénité du regard n*a jamais
été surpassée; la bouche sourit avec une admirable douceur, mais la
iorme des lèvres n'est pas précisément ce qu'elle devrait être; ces lèvres
d fines et si fraîches semblent condamnées à Fimmobilité. Cependant,
malgré ces défauts, qui appartiennent à l'école du Pérugin, le Mariage
4e la Vierge est empreint d'un charme singulier; il est impossible de le
contempler sans émotion. Le groupe de jeunes filles qui forment le
<X)rtége de la Vierge est si gracieux, si élégant, si pur, que le regard
ne peut s'en détacher. Saint Joseph et les jeunes gens qui l'entourent
ne sont pas conçus avec moins de bonheur. Le temple, qui sert de fond
au tableau, est dessiné avec une précision qui ne laisse rien à désirer.
Tous les détails en sont traités avec soin, et révèlent chez l'auteur l'in-
ielligence parfaite de l'architecture, mais ils sont exécutés de façon à
ne pas distraire l'attention; ils n'ont pas assez d'importance pour faire
tort aux personnages : c'est une preuve de savoir donnée sans osten-
tation.
A Florence, le talent de Raphaël se tranrforma. Cette métamorphose
ne s'opéra pas brusquement; pour l'accomplir, l'élève du Pérugin eut
besoin d'une rare persévérance, mais les œuvres de Hichel-Ange, de
Léonard, de Masaccio, avaient dessillé ses yeux, et ne lui permettaient
pas d'hésiter. La route qu'il avait suivie jusque-là n'était pas.celle de la
Tenté; à cet égard, il ne pouvait conserver aucun doute. S'enfermer
"dansles traditions d'une école dont il savait maintenant tous les défauts,
c'était renoncer à la gloire et se condamner à ne jamais occuper que
le second rang. Raphaël, qui se sentait né pour les grandes choses, prit
^8on parti avec courage. Applaudi, admiré, déjà célèbre, il résolut d'ef-
facer de sa mémoire tous les préceptes qu'il avait acceptés comme
vrais, qu'il avait pratiqués avec soumission; il se remit à l'étude sans
tenir aucun compte de ce qu'il avait fait. Sévère pour lui-même, il ne
se laissa pas détourner de cette tâche difficile par les éloges donnés à
rses ouvrages. U comprenait la nécessité de répudier sans retour le style
•de ses premières compositions. Pour mener à bonne fin une pareille
entreprise, il fallait une rare énergie; Raphaël mesura, ^ns s'eflt*ayer,
la route laborieuse qu'il avait à parcourir, et accomplit en quatre ans
^ie qu'il avait résolu. U avait vingt et un ans lorsqu'il reconnut qu'il
^'était trompé, à vingt-cinq ans il avait réparé son erreur.
Pour apprécier dignement la valeur de cette transformation, il faut
comparer avec le Mariage de la Vierge le Christ porté au tombeau, qui
se voit aujourd'hui à Rome dans la galerie du prince Borgbese. Entre
ces deux ouvrages, la diflTérence est si profonde, qu'ils ne semblent pas
Jippartenir au mftme auteur. Le style du Christ au tombeau n'a rien à
44S RBYUB n» DTOX MONDES.
démêler atec Téeole du Pénigin; il rdève directement de Léonard et
de Masaccio. Le souvenir de Michel- Ange n'est pas étranger à Texécur-
tion du personnage principal; cependant Raphaël, en peignant cette
figure, parait avoir consulté la nature plus souvent qud te carton de la
guerre de Pise. Au lieu d'étaler avec pompe ses connaissances aoato*-
miques, il s'est efforcé de simplifier les détails que l'étude hii avait ré*
vélés. Quant à l'expression des têtes, on ne peut rien imaginer de plus
admirable, de plus vrai. Jamais la douleur ne s'est montrée avec plus
de grandeur, avec plus d'évidence. Tous les traits du visage oonooorent
à la manifestation du sentiment qui domine les personnages. L'alflio-
tion de saint Jean y de la Vierge et des saintes femmes, est rendue avee
une vivacité dont l'histoire de la peinture offre peu d'eiemples. Sans
le secours de Léonard, il est probable que Raphaël n'eût pas trouvé i
vingUcinq ans les têtes si profondément désolées du Chriit autombemi;
c'est une compositi(m vraimei^ pathétique où le sentiment religieux
est traduit avec une incomparable habileté.
Raphaël venait d'écrire au duc d'Urbin pour le prier de le recom^
mander au gonfalonier de Florence, et d'obtenir pour lui la décoratien
d'une salle du palais de la république, lorsqu'il reçut une lettre de
fttunante qui l'appelait à Rome. Jules II avait réscdu d'oruer de peiur-
tures murales plusieurs chancre» du Vatican , et Bramante, oncle de
Raphaël , chargé, dans le palais pontifical, des travaux d'architecture,
avait saisi avec empressement l'occasion de mettre en pleine lumière le
talent de son neveu. La lettre de Raphaël au duc d'Urbin et la lettre de.
Bramante à Raphaâ sont de 1508. Nous avons vu par quelles études
laborieuses Raphaël s'était préparé à raccomplisseme&t des oeuvres
les plus difficiles; sans posséder le savoir du Viaci et du Ibionarroti ,
il était cependant en mesure d'aborder les entreprises les plus im^
portantes. Sans attendre \^ réponse du duc d'Urbin, sans achever ua
tableau commencé pour une église de Florcœe , il partit le ceeur
plehi de joie et d'espérance» Malgré la recommandation de Bramants,
qui répondait de son neveu, Jules II, dont la velouté ne savait pas
attendre, avait déjà distribué la plus grande partia des travaux à peine
conçus dans sa pensée. Toutefois, sans s'effrayer du nombre et de la
renommée des rivaux qu'il trouvait sur sa rauée, Raphaël se mit à
l'œuvre et conunença sur-le-champ la décoration d'une salle du Va^
tican appelée Salk éâ la ngmUure. La première composition qu'il ea*-
treprit fut la ThMogU, connue géaéraîement sûms le noqn de Ditpuêe
duSaini'Sacrem€»$. Quoique plusieurs parties de cette vaste ocMnposttion
rappellent les premières études de l'auteur, quoique Raphaël, suivant
les traditions de son premier nsûUre, y ait employé l'or, (tomt plus tari
il s'interdit l'usage^ ou m sauirait nier pourtant que ta Tki9lofi& aa
signale glorieusement H Qommei^cemeut d'une ii:<Qi9ièiiie maniën^
RAPflllkHU 443
{tes large, pkn libre, plus féomde, phis tarlée <|iie les deux mamères
l^réoédentes. Cette fresque admirable, dent te siqet réel n'est autre que
le niTsI^ de Teiicbarislie, est traitée a^ec uoe franchise^ une gra»-
éeuTy une simplicité au-dsflsus de toat^loge. La compesitioil tout en^
4ière est conçue avec une hardiesse qui étonne chez uki homme de
iringtK»q ans^ qui étonnerait ehee un mfcitee yieilli dans la pratique
>ée la peinture flaonumentale. A voir cette oButie si claire, délit toutes
les parties s'expliquent si natureUemeni et s'acooident si bien entre
«Iles, il semUe qu'elle n'ait rien coûté à rimaginatioti de Fauteur; la
IMnité, quidominetoiltelasoène, kspatnMtfcfaes, lessaîats> les apôtres,
les évangélistes, les deotems, tous les personnages^ en un knot, ont le
caractère ) Faocent qui leur convient Le sentiment religieux anime
toutes les physîooeanes^ se révèle dans le geste et Tattitude de tous
les acteurs; maïs ici i'ecpression de ce sentimedi se concilie d'une fififon
exquise a^ec la beauté de la forme^ Lm N^Mùgve de Raphaël de rdàve
ni de Giotto ni de Fra Angdieo. Gfaose étitsngeet qui pourtant n'a rien
d'inattendu après les transformations de style auxquelles nous avons
^assisté, la niohgie, exécutée de droUe à gauche, permet de suivre et
d'étudier les progrès de l'utitear depuis le •commencement jusqu'à la
fin de son œuvra. Les létes pensent; les «ams, par leur rniHiveoMiit,
comfdètent l'eapjpession du regard ^ dis lèvres; les draperies sont or-
données avec une simplicité imû^^wu^ ^ ^'<^^ ^^^ ^ démêler avec
le style étroit du Pérugin^ Il y a dans cette fresque, début de Raphaël
au Yatican^ un chanae si puissant, tant de fraîcheur, d'éclat et de sé-
rénité, que des juges éclairés k préfèrent sans hésiter à toutes lés
œuvres de l'auteur. Quoique cette opinion ne soit pas la oôtre, nous
reconnaissons pourtant qu'elle peut être soutenue avec avantage.
Jules II fut tellement émerveillé de la beauté de cette pranmre compo-
sition, qu'il voulut abattre toutes les fresques achevées ou commencées,
et confier tout au pinceau de Raphaël ; par respect pour son maître , le
Sanzio exigea la conservation d'un plafond peint par le Pérugin. Dans la
salle de la signature, il se servit desornemens exécutés par le Sodoma.
LaPhiloiopMe, connue vulgairement sous le nom d'École dAtkénei,
et pemte sur le mur qui faH face à la Théologie, est, à mes yeux, le
développement le plus complet, l'expression la plus savante du talent
de Raphaël. Il y a dans le style de cette cettipositîon une largeuc, une
puissance, une sécurité, qui ne semblent pas appartenir à la jeunesse.
Les personnages, quoique nombreux, sont disposés avec tant d'art et
choisis avec tant de discernement, qu'il n'y a pas trace de confusimi
dans cette page immense* Dans la conception et l'ordonnance de cet
ouvrage, Raphaël s'est heureusement ins^ké de Pétrarque, et certes,
pour traiter un sujet de cette nature, il était difficile de consulter un
maître plus habile^ de suivr^ua^guide plus sûr» L'architecture qui en-
\U RBYUB DIS DEUX MONDES.
cadre les personnages est pleine de grâce et de légèreté. La lumière,
distribuée avec adresse, avec bonheur, agrandit Fespace et donne à la
scène une profondeur qui étonne et charme les yeux. Arislote et Pla-
ton, qui dominent la composition, expliquent assez clairement la
nature du sujet; l* Éthique et le Timée ne laissent aucun doute dans re&-
prit du spectateur. Ârchimède, Pythagore, Diogène, Zoroastre, repré-
sentés chacun d'une façon caractéristique, se nomment d'eux-mêmes
et ne permettent pas à la pensée d'hésiter un seul instant. La philoso-
phie, telle que Raphaël la concevait, telle qu'il a voulu l'exprimer,
n'est pas seulement la science que nous appelons aujourd'hui de ce
nom; c'est la réunion de toutes les connaissances acquises par le libre
usage de la raison, sans l'intervention de la foi. En d'autres termes,
c'est l'alliance de la philosophie morale et de cette autre philosophie
qu'on appelle philosophie naturelle, qui comprend le cercle entier des
spéculations humaines depuis la géométrie jusqu'à la physiologie. Je
ne crois pas qu'il soit possible d'exprimer plus clairement le caractère
auguste et majestueux que donne au visage l'habitude des hautes pen-
sées. Âristoie et Platon portent sur le front l'empreinte lumineuse des^
études qui ont rempli toute leur vie. Il n'y a pas, dans cette imposante
réunion de savans et de sages, un personnage qui ne mérite une atr-
tention spéciale, tant l'auteur s'est attaché à varier les physionomies.
La Jurisprudence, divisée en deux sujets, la jurisprudence civile et
la jurisprudence canonique, offlre un choix heureux de figures, mais ne
saurait être comparée, pour l'importance de la composition, à la ntéo-
logie et à te Philosophie. Toutefois on ne peut s'empêcher d'admirer
le Justinien placé à gauche du spectateur, /Ct le Grégoire IX que Ra-
phaël, par une flatterie ingénieuse, a représenté sous les traits de
Jules II. Ces deux personnifications du droit civil et du droit canonique
sont traitées avec une simplicité magistrale.
La Poésie ou le Parnasse, qui fait face à la Jurisprudence, soutient
dignement la comparaison avec la Théologie et la Philosophie. Le mur
sur lequel Raphaël a développé cette vaste composition est coupé dans
sa partie inférieure, comme le mur où il a représenté la Jurisprudence,
par une fenêtre dont la lumière blesse d'abord la vue et s'oppose à l'é^
tude du sujet. Pourtant, au bout de quelques instans, le regard em-
brasse sans eflfort l'ensemble harmonieux de ce poème païen, et con-
temple avec ravissement tous les personnages que le pinceau de Raphaël
a semés à profusicm sur cette muraille vivante. Ici encore Pétrarque a
servi de guide au Sanzio. Par un caprice que nous avons peine à nous
expliquer aujourd'hui, mais qui au début du xvi* siècle n'étonnait per-
sonne, Apollon tient|un violon au lieu d'une lyre; la tête respire à la
fois l'inspiration et la volupté. Quant aux Muses, elles sont toutes, sans
exception, d'une beauté divine. L'expression du visage, la grâce des
RAPHABL. 145
mouTemenSy l'élégance des draperies, ne sauraient être surpassées. On
pourrait, au nom de l'exactitude littérale, désapprouver le costume
adopté par Raphaël, car les muses du Vatican ne sont pas précisément
Têtues à la grecque; mais cette critique ne serait, à nos yeux, qu'un pur
enfentillage. fl y a en eflèt dans le costume de tes muses tant d'am-
pleur et de souplesse, que l'esprit charmé ne songe pas à se demander
si le peintre a fidèlement respecté la mythologie. Que ces muses soient
00 non vêtues à la romaine, que Raphaël ait ou non pris pour modèles
les femmes de son temps, sans songer même à modifier leur ajustement,
peu importe. Les muses qu'il nous a données sont des créations d'une
beauté souveraine, et l'admiration réduit la mémoire au silence. En
consultant les monumens de l'art antique, Raphaël n'eût certainement
pas réussi à imaginer des muses d'une grâce plus séduisante; il a donc
bien fait de les concevoir telles que nous les voyons. Les poètes rangés
autourdes Muses sont représentés avec un rare bonheur. Homère, Vir-
gile, Horace, Ovide, Dante, Pétrarque, sont caractérisés avec une net-
teté qui indique chez le peintre une connaissance complète des per-
sonnages qu'il veut retracer. Le visage doux et mystique de l'amant de
Laure, le visage austère de l'amant de Béatrix, s'accordent si parfaite-
ment avec les pages immortelles où ils ont déposé le secret de leur
pensée, qu'il serait difficile de se les figurer sous des traits diflérens.
Ovide et Horace ne sont pas représentés avec moins de précision et de
justesse. Dans la tête de Virgile, la mélancolie du sourire s'allie admi-
rablement à la chasteté du regard. Quant à la tête d'Homère, il est im-
possible de rêver rien de plus auguste, de plus majestueux; jamais le
génie de la poésie épique n'a été représenté sous des traits plus impo-
sans. Les yeux, qui ne voient pas, donnent à cette tête un caractère sur-
naturel; le front où éclate l'inspiration, les lèvres frémissantes, les mains
qui semblent interroger l'espace, tout se réunit pour frapper l'imagi-
nation. Toutes les parties de cette composition sont unies entre elles
avec un art si merveilleux, qu'on ne pourrait supprimer une figure
sans en altérer l'harmonie.
Les sujets qui décorent le plafond de cette salle se rattachent à la
théologie, à la philosophie, à la jurisprudence, à la poésie. Le Péché
originel, placé au-dessus de la Théologie, est empreint d'une grâce qu'on
ne saurait trop admirer. L'imagination la plus poétique ne peut rien in-
venter de plus beau que la première femme commettant la faute qui,
selon la foi chrétienne, a perdu le genre humain. Il y a dans cette figure
empreinte d'une élégance divine une richesse, une ampleur, et en
même temps une souplesse qu'on trouverait difficilement réunies soit
dans la nature vivante, soit dans la statuaire antique. L'Eve de Raphaël
a toute la jeunesse qui inspire l'amour, toute la puissance qui appelle
la maternité; elle tient à la fois de Vénus et de Latone. Le Jugement de
TOXB XXI. 10
146 RBVUB D]M tmCK MONDES.
Sahnum et lu Pumitùm de Manyoê ne sont pa» rendus a^Momokifl de
IxMiheur que le preaiier péché.
Cette salle, dont la décoration, oommenoée en 1506» était achevée en
iM i f suffirait pour donner une idée complète de la troisiéine manière
de Raphaël. Si plus tard le Sanzîo a traité d'une fiiçon plus savantequel-
ques paities de son art, il n'a jamais exprimé sa pensée awec plus de
clarté; aou génie ne s'est jamais révélé avec plus d'évidence*r
Les quatre compositions qui décopent les laurs de la salle suivante^
dite salie de l'Héliodore, sans avoir la même valeur que les 4M>mpo8i^
tiens dont je viens de parler, se recomwmdent pourtant pMr des qua*>
tttés précieuses. Béliodore ehmié du UmpU» Aitila arrUéfior iss prîirm
de saùUJJim, Suint Pierre déUvré de la yn^en par mm Minge , U Miraeh
de Bolsène^ excitent une légitime admiration, même cyprès la saUe de
la signature. Dans l'Héliodore, le mouvement des figureSi la vivacité^
la vérité de la pantomime, expliquent très bien le eiyet La terreur des
impies qui s'enfuient devant le cavalier visible pour eux seuls, la joie
des malheureux sauvés par cette intervention miraculeuse, i'expressîoB
de piété fervente qui anime le visage du grand-prêtre agenouillé, for*
ment assurément un ensemble plein d'intérêt Dans l'Attila, Raphaël
e'est heureusement servi des bas-rêliefs de la cctomeTrajane^ La tête du
personnage principal respire l'étoimement et l'épouvaate. Saint Pierre
et saint Paul, qui lui apparaissent dans les airs, fiction ingénieuse et
hardie, sont très habilement rendus. Il règne dans toutes les parties de
ce poème une élégance, une pureté qui rappelle les meilleurs ouvrages
de l'antiquité. On sait en eflèt que Raphaël, grâce aux largesses de
Jules U et de Léon X , entretenait des d^hiateurs dans le royaume de
Naples, en Sicile, en Grèce, et, sans quitter Rome, consultait à toute
heure Pouzzoles, Syracuse et AUiènes. Je suis loin de vouloir comparer
les chevaux et les cavaliers de l'Attila aux chevaux et aux ^cavaliers des
Panathénées; pourtant j'mcUne à penser que le souvenir du Parthénon
est pour qudque chose dans cette con^)Osition. Le Miracle de Boleèm
présentait de grandes difficultés que le peintre a surmontées comme
en se jouant. On Ut sur le visage du prêtre incrédide la surprise et
l'effroi à la vue de l'hostie qui s'anime et dont le sang ruisselle; les
fidèles, témoins de ce prodige, expriment très nettement la joie qu'ils
ressentent en présence de l'impiété confondue. On admire justement
dans la JDélivrance de eaitU Pierre Tingéni^ise distribution de la lu-
mière, ou plutôt l'art singulier avec lequel Raphaël a su la modifier, k
transformer selon les besoins du sujet. La lueur des torches, la daiié
mystérieuse de la lune, la splendeur qui environne l'ange libérateur,
sont traitées avec une précision^ une habileté consommée. Et pourtant,
malgré tous les mérites que nous signalons, la salle de l'HéUodore ne
vaut pas la salie de la signature.
Dam la éMDMmsaik décQvéfi par Raphaël, il fttuU
mmUâ du Barfo vteeki^^ le dia la dernière wlle, car on sait que la saUe
de CoBalaotift a éla pakile par Iules Romain, d'apvès le carton de Ri^
phaâl, h FeiLcaption de qualqueft figurée allégoriques exécutées à l'huiie
par le naiire même. LeSture de Chtrlmnagne, la JmêifieaéUm du Pape^
ne sauraient se comparer aux compositions dont nous avons parlé juar
qu'ici^ après les grands ouTvages que nous venons (f étudier, ces deui
fresqoce sembleol à peu pm insignifiantes. Quanta la Baiaille dOsHê,
B n^est impossible d'y découvrir le gén^ épique dont parlent a Teoid
les orîtiqttes.itaIieDs, C'est, à mon avis, une des (Buvres les moins heu-
reuses de Raphaël. U n'y a de vraiment important dans cette salle que
YJmmâie du Borgo «oceAio. Les principaux épisodes de cet incendie
relèvent à la tm de Virgile et de Michel-Ange, de Vûrgile pour Tinven^
tion, de Hichel-Ange pour l'exécution, du second livre de l'Enéide et
de la voûte de la chapelle Sixtine. Certes, on ne peut contempler sans
admiration cette fresque savante; cependant, en peignant toutes ces
figures, dont les attitudee variées nous révèlent avec osteniatton les
oonnaissances anatonûques de l'auteur, Raphaël semble avoir fait vio*
taiee aux habitudes de son génie. Lee nus sont rendus avec un rare ta^
l^t, avec une vérité qu'on ne saurait méconnaitre, et pourtant cette
oompoeitictfi n'excite pas dans l'ame du spectateur une émotion bien
vive : c'est une lutte avec Michel^Ange hardiment engagée, habile*
mrat soutenue; mw cette hitte a easperté Raphaël hors des voies qu'il
était appelé à parcourir.
Cette remarque s'applique avec une égale justesse à l'baïe de l'église
Saint-Âugustin et aux Sibylles de Sainte^M arie de la Paix. Ici , en eflbt,
c'est encore avec Michel-^Ànge que Raphaël engage une lutte coura-^
geuee, c'est avec les prophètes et les sibylles de la Sixtine qu'il veut se
mesurer. Or, l'isaie de Saint-Augustin et les Sibylles de la I^x, malgré
la grandeur et la beauté qui les recommandent , sont plutôt le triomphe
de la volonté persévérante que l'œuvre spontanée du génie. On peut,
on doit les admirer comme le témoignage d'un savoir profond; mais il
but bien reconnaître que Raphaël, en mettant le pied sur le terrain où
marchait Midbel-Aqge, ne gardait pas toute la liberté, toute la grâce
de ses mouvemens.
Les cinquanto<ieux fresques dont se composent les loges du Vatican
ne sont, a pro|Nrement parler, qu'une suite d'improvisations. En vou-^
lant les juger comme des œuvres laborieusement méditées, on s'expese
k les traiter trop sévèrement. Il y a certainement, parmi ces pages im^
provisées^ plus d'ime page où. éclate dans toute sa splendeur le génie
inventif de Raphaël; mais souvent aussi on s'étonne de rencontrer dans
oette série trop vantée des scènes dont l'auteur semble avoir méconnn
l'iropcHTtance ou qu'il a traitées avec une néglig^ace singulière. A l'apr
148 * USYUB Dtt DBVX MORDES.
pui de cette affirmation , je citerai la Cène, qni est assurément, dans la
Bible de Raphaël, un des épisodes les plus incomplets, les plus faibles
sous le rapport de la conception. Quant à Texécution, nous devons en
parler avec plus de ménagement, car on sait que Raphaël n'a peint de
sa main que la première fresque de la série; toutes les autres ont été
peintes par ses élèves. Pour les ornemens, pour les arabesques, il s'est
Servi de la décoration des Thermes de Titus, comme il est facile de s'en
convaincre, bien que le temps ait cruellement mutilé ce monument;
aujourd'hui encore cette imitation ingénieuse est facile à démontrer.
Les copies faites par MM. Paul et Raymond Balze rappellent les
chambres et les loges du Vatican aussi fldèlement qu'on pouvait le
souhaiter ou l'espérer, étant donné la diversité des procédés. En effet,
ces copies sont peintes à l'huile. Or, la peinture à l'huile ne pourra ja-
mais reproduire la fraîcheur, la légèreté, l'éclat, la sérénité de la pein«-
ture à fresque. Il ne faut donc pas demander à MM. Balze ce qu'ils
auraient en vain essayé de nous donner, la reproduction littérale des
originaux : avec les ressources de la peinture à l'huile, ils ne devaient
pas se proposer une pareille tâche; mais, en tenant compte des moyens
qu'ils ont employés, il est impossible de ne pas louer la persévérance,
l'attention scrupuleuse avec laquelle ils ont achevé l'entreprise diffi-
cile qui leur était <x)nfiée. Le Parnasse, l'École (T Athènes et la Déli^
vrance de saint Pierre sont traités avec une remarquable élégance.
Les cartons conservés à Hampton-court se placent, par la grandeur,
par la beauté de la composition, à côté des meilleurs ouvrages de Ra-
phaël; les tapisseries exécutées d'après ces cartons sont encore aujour-
d'hui un des plus splendides ornemens du Vatican. Ce qui recommande
surtout ces pages admirables, ce qui leur assigne une valeur particu-
lière, c'est la clarté, l'évidence avec laquelle l'auteur a su disposer tous
les épisodes; il n'y a pas un des sujets traités dans cette inestimable
série qui ne s'explique par lui-même; tous les personnages ont un rôle
nettement déterminé, toutes les figures un mouvement précis, toutes
les têtes une expression facile à comprendre. Autant les loges laissent
à désirer sous le rapport de la conception, autant ces cartons contentent
la pensée. Pour comparer les loges à la voûte de la Sixtine, comme
l'ont fait plusieurs critiques italiens, il faut un singulier aveuglement;
les cartons d'Hampton-court, soumis à l'analyse la plus sévère, n'é-
veillent dans l'ame du spectateur que le sentiment de l'admiration.
Jamais Raphaël n'a poussé plus loin l'accord de la forme et de l'ex-
pression , jamais il ne s'est montré tout à la fois aussi élégant et aussi
réfléchi. Pour l'élévation du style, pour la hardiesse, pour la grâce des
mouvemens, ces cartons n'ont rien à «nvier aux chambres du Vatican;
pour la sagesse, pour la profondeur, pour la variété de l'invention, ils
ne redoutent aucune comparaison. A mesure qu'on les étudie, on y
BAPHASL. 149
décoayre de nomreaai mérites; c'est une source féconde^ une source
inépuisable d'enseignement; là tout appartient à Raphaël, tout relève
de sa seule pensée; aucun spuyenir importun ne vient troubler les in^
spirations de son génie. L'auteur ne lutte avec personne, il s'efforce
uniquement de réaliser le type idéal qu'il a conçu , et sa main obéis-
sante ne fait jamais défaut à son intelligence. Il n'improvise pas, il
médite, il veut, et il accomplit sa volonté avec une puissance souve-
raine.
n 7 a deux parts à faire dans les peintures de la Farnésine. Lt
THomphe de GakUée est une oeuvre exquise, pleine d'élégance, de
finesse et de grâce, dont la gravure, publiée en France, ne peut donner
qu'une idée bien incomplète; nulle part peut-être Raphaël n'a rivalisé
plus heureusement avec l'art antique, et cette rivalité toute spcmtanée
n'a rien qui sente l'imitation. En traitant un[sujet emprunté à la my-
thologie grecque, il devient grec par le style; quoique le temps nous
ait dérobé les œuvres d'Apelle et de Zeuxis, il semble que Raphaël ait
réussi à les ressusciter pour leur demandericonseii. Quant à V Histoire
de Psyché, bien qu'elle se distingue par la variété ingénieuse des com-<
positions, elle est très loin, à mon avis du moins, de pouvoir se compa-
rer au Triomphe de Galatée. Pour s'expliquer l'exécution incomplète,
la couleur un peu crue de ces compositions, il suffit d'ouvrir la bio-
graphie de Raphaël : il a peint lui-même le Triomphe de Galatée, V His-
toire de Psyché a été peinte par ses élèves. Toutefois, malgré la crudité
de la couleur, il règne dans toute Y Histoire de Psyché un charme sin-
gulier; le Banquet des dieux offre une réunion |de figures disposées
avec un art merveilleux; la flgure de Vénus pour la grâce, pour la cor-
rection, pour la souplesse du dessin, ne laisse rien à désirer. J'ai vu à
Rome, dans les appartemens du prince Borghese, une fresque détachée
du Casino de Raphaël, le Mariage d Alexandre et de Roxane, empreinte,
comme la Galatée, d'une grâce athénienne.
Le dernier ouvrage de Raphaël fut la Transfiguration. L'opinion vul-
gaire veut que ce tableau soit la plus parfaite de toutes ses composi-
tions. Or, cette opinion, il faut bien le dire, est loin de s'appuyer sur la
Térité; Si la Transfiguration offre des parties admirables; si le Christ,
Élie et Moïse sont rendus avec une grandeur digne du sujet; si les apô-
tres, qui les contemplent d'un œil ébloui, expriment éloquemment par
leur attitude la surprise et la confusion, les apôtres placés au pied de
la montagne sont loin de mériter les mêmes éloges. On peut admirer
la femme agenouillée dont la forme se dessine;; sous la draperie, on
peut étudier avec intérêt les mouvemens convulsifs de l'enfant possédé
du démon; mais cet épisode ne se rattache pas] directement au sujet
principal : à proprement parler, c'est un siyet distinct. Quant à l'exé-
cution, malgré la sévérité du dessin, elle n'a ni l'abondance, ni la spon*
ISO nym dbs »iiix monbbs.
tanéiié qui éclatent dans les chambres du Yattcan. Je ne parle fês des
mnbres qui avaient déjà changé quelques années après la mati de Ra**
phaël, et dont Vaaari attribue raltération au noir de fumée employé
dans rébauche par Jules Romain^ je parle de la manière dont Fautrar
a compris et rendu la forme dans la partie inférieure de ce tableau. La
style des apôtres placés au pied du Thabor a quelque chose de labo-
rieux, et les draperies ne sont pas exemptes de duretés La grande
sainte famille que nous avons au Louvre, exécutée pour François ^
deux ans avant la Trcmêfiguraiion^ est traitée avec plus de largeur et
de liberté; la Vierge à la Chaise, la Vision dÉiéehiel, du palais Pitti, là
SainU Cécile, de Bologne, donnent lieu à la même remarque. Ge n'eal
donc pas dans la Tranêfiguraiion qu'on doit chercher Texpression la
plus complète du génie et du savoir de Raphaël.
Il suffit de nommer les portraits de Léon X et de Jules U, de Bindo
Altoviti, de la Fomarine; dans ce genre qui semble étroit à Tignorance,
Raphaël sut trouver des ressources infinies, et chacun de ces portraits est
une composition poétique dans l'acception la plus élevée du mot Je ne
dis rien des innombrables dessms gravés sous les yeux mêmes du maître
par Marc^Antûine Raimondi, car mon intention n'est pas de passer «a
revue la série entière des œuvres de Raphaël; les œuvres capitales dont
j'ai parlé manfuent très nettement les métamorphoses de sa pensée, de
sa volonté, de son talent. Honune heureux entre tous> comblé par le
ckl de tous les dons du génie, il ne vécut que pour l'art et pour l'ameur,
et mourut à trente-sept ans : la veille de sa mort, il oubliait la gloire
dans les bras de la Fornarine. S'il n'a pas le savoir du Vinci.et de Micbdr
Ange, la couleur éclatante de Titien, l'expression profonde du Corrège,
il a mérité pourtant d'être appelé le prince de la peinture, et ce Utre
glorieux, il Fa conquis par l'universalité de son génie. Plus d'une foîa
sans doute^ dans sa vie si courte et si féconde, il lui est arrivé de sacri-
fier à l'effet purement pittoresque le côté sérieui^ des siyets qu'il avait
choisis ou acceptés; mais n'oublions pas qu'il a traité des sujets de tout
genre. Il possédait si bien l'art de plaire aux yeux, l'art de séduire et
de charmer, que sa main n'attendait pas toujours sa pensée, et ^'3
négligeait parfois le travail de la méditation comme inutile au succès
de son couvre, comptant sur la beauté des lignes pour imposer sitonce
aux juges les plus sévères; mais cette confiance même, si souvent jus^
tifiée, ne reposait-elle pas sur un travail persévérant? Si Raphaël n'est
pas le premier dans toutes les parties de la peinture, aucun peintre ne
peut lui disputer le premier rang, car aucun n'a i^uni au même de|^
q«e lui toutes les qualUés que donnent l'étude et te génte.
Gustave Pu^nghs.
QUELQUES REFLEXIONS
8U1 LA
POLITIQUE ACTUELLE,
La discipline des partis est une nécessité dont ceux ^m Tirent en
^hors des chambres ne se rendent pas suffisamment compte. Une as-
semUée se compose toujours d'élémens très divers. U n'y a pas de
lœstion qui n'entraîne cent avis différens» et cependant il n'y &que
deux espèces de boules : blanches et noires. Les opinions sont pourtant
ivenloin d'être ainsi tranchées, et si les boules grises étaient admises,
b booDc foi, aussi bien que la timidité, en remplirait l'urne. — La
peur; dans les votes poUtiques, est souvent plus «^ême que le cou^
Tout nouvel élu arrive à la chambre avec des projets d'indépen^
^ce, d'impartialité, et au bout de quelque temps (et ce temps se me-
sure à la justesse de son esprit, à la netteté de son caractère), il re-
<^Qa!t que ses illusions sont impraticables, et qu'avant tout il faut
^ de son parti.
(^ Ce principe est surtout généralement compris dans un pays plus
^em qiie le nôtre en fait de luttes parlementaires.
Un membre du parlement anglais disait gaiement : « J'ai entendu
^^vent des discours qui ont changé mon opinicm; «nais je ne me rap«
Nie pas en avoir jamais entendu un seul qui ait changé mon vote. »
159 RBTOB DBS DBVX MORDES.
M. Casimir Périer répondait brusquement à un député ministériel
qui refusait y dans une occasion importante, de voter en sa faveur, se
fondant sur ce qu'il n'approuvait pas la mesure proposée : a Eh ! le beau
mérite, monsieur, de voter pour moi lorsque vous m'approuvez! Mes
ennemis cessent-ils de me combattre quand j'ai raison? — Soutenez-
moi donc quand j'ai tort, o
Ce joug des partis, je m'apprête à le subir encore dans une juste me-
sure et selon les circonstances. Il n'est pourtant pas àe nature à m'em-
pêcher de parcourir avec une entière liberté d'esprit, avant la session,
quelques points généraux et actuels de la politique.
A mes yeux, la situation politique est plus grave et plus difficile
qu'elle ne l'a été depuis long-temps. Du calme le plus parfait, le monde
semble subitement passer à de grandes agitations.
D'où viennent ces fièvres qui saisissent les peuples à certaines épo-
ques? Accusent-elles un besoin réel et moral, ou sont-elles causées par
une surexcitation physique et passagère? — Je ne me charge pas de
l'expliquer. Mais, en vérité, quand on voit qu'à aucune autre époque
connue de l'histoire, il n'y a eu dans le monde moins de barbarie,
moins de préjugés, plus de bon sens, plus de science, plus de bien-
être; quand toutes les questions philosophiques sont épuisées; lorsque
tout le monde a pu apprécier les bienfaits d'une paix de trente années;
quand chacun a pu juger que l'ordre est le seul chemin qui conduise
à une liberté durable, on se demande si les sociétés sacrifieront tous ces
avantages dans un moment de délire; on se demande si elles resteront
sourdes à la voix de la raison et de leur intérêt.
Aujourd'hui , l'absolutisme et le radicalisme sont aux prises en Eu-
rope. Le communisme mine sourdement la base des sociétés et des
gouvernemens. Des concessions modérées, des réformes intelligentes,
une étude consciencieuse des questions financières et sociales, le zèle
pieux des classes riches en faveur des classes pauvres, en même temps
qu'une résistance courageuse aux factions, empêcheront-ils les maux
qui nous menacent? — Voilà la véritable question.
Le rôle du gouvernement français et du parti qui le soutient
pourra, dans ces circonstances, devenir fort considérable. Leur sa-
gesse, leur fermeté, leur probité, peuvent dissiper ces orages : leur
faiblesse ou leurs fautes peuvent les faire éclater sur nos têtes.
A l'extérieur, je ne me le dissimule pas, la conduite du gouverne-
ment est pleine d'écueils.
Les mariages espagnols nous ont affaiblis en Europe, en ne nous per-
mettant plus une poUtique commune avec l'Angleterre.
Avec l'alliance anglaise sincèrement pratiquée , nous pouvions tout
dans le monde. Avec ce qu'on appelle l'entente cordiale, nous avons
dû renoncer à toute politique active; mais nous opposions encore une
QUELQUES EÊFLEXIOlfS SUE LA POLITIQUE ACTUELLE. 153
barrière suffisante à rabsolatisme. L'hostilité sourde qui existe aujour-
d'hui entre FAngleterre et nous, et qui n'est un secret pour aucune
cour, autorise les plus graves attentats contre la cause du libéralisme.
— Voilà le danger.
A défaut d'un allié que nous avons perdu, moins par notre faute qu'on
ne l'a dit (car les mariages espagnols étaient peut-être plus dangereux
à éviter qu'à conclure), devons-nous en rechercher d'autres et nous
empresser , de idc^itié^ des gages à ces nouvelles amitiés? — A mon avis,
non.
Nous sommes tenus, je le sais, de remplir les devoirs de tout gouver-
nement. Nous avons, en 1830, reconnu formellement les traités qui
lient les nations entre elles; nous sommes entrés dans le pacte euro-
péen^ pacte odieux pour nous quant aux circonstances qui lui ont
donné naissance, mais dont trent-sept années de paix et de tranquillité
ont fait un pacte de progrès et de civilisation.
Nous ne devons encourager la rébellion nulle part. Si le radicalisme
turbulent et insatiable, plus despote, quand il est vainqueur, que les
gouvememens qu'il appelait tyranniques, menace les trônes, viole
toutes les conventions, la France doit être assez sage pour distinguer
ces principes subversib de ceux de la vraie liberté, et comprendre que
ce ne sont pas seulement les puissances absolues qui sont menacées^
mais la société tout entière.
Pour avoir de bons rapports avec ses voisins, il ne faut ni leur nuire
ni les injurier. La politique exige la même attention. L'opposition a
toujours voulu deux choses incompatibles : elle exigeait que notre gou-
Temement obtint des puissances étrangères des concessions, des té-
moignages de bonne amitié, et qu'en même temps il leur fit la loi et
leur parlât un langage intolérable. Voter annuellement le paragraphe
sur la Pologne et être en bons rapports avec l'empereur de Russie, ex-
citer des mouvemens en Italie et rester dans les meilleurs termes avec
l'Autriche, — sont deux conditions difficiles à remplir.
Sachons respecter les droits des autres gouverneraens, si nous vou-
lons conserver les nôtres intacts. Respectons même leur principe, car
leur principe, quoiqu'il ne sympathise pas avec le nôtre, n'en a pas
moins été reconnu par les traités. Cela fait, n'oublions jamais que nous
sommes une puissance libérale, que notre gouvernement est né d'une
révolution, que nous sommes les petits-flls de la révolution de 89. Si
nous étions tentés de l'oublier, nous qui sommes à la tête du pays, le
piaysnousen ferait bientôt ressouvenir. N'imitons pas ces parvenus qui,
rougissant de leur origine, finissent par être odieux à leurs familles
plébéiennes et méprisés par le monde nouveau où ils tentent de s'in-
troduire.
f54 MTUB DR Dm M01IDB8.
GoiiseilloQS aux gouyernemens absolus dont les peuples se réveilleifl
ces transactions généreuses qui cabnent l'opinion publique et satisfont
les oppositions honnêtes. Saluons ayee amitié le berceau de chaque
constitution nouvelle, sœur de la nôtre! Enûn, rappelons-nous que
notre mission dans le monde est de concourir à la liberté et à l'indé-
pendance des peuples et persuadon^nous bien que, le jour où noQ9
nivrions une autre Toie, le terrain nous manquerait sous les pieds.
A riotérleur, la question à Tordre du jour est celte de la réforme
électorale et parlementaire.
L'année dernière, j'étais du nombre de ceux qui croyaient que Foc-
easion était belle pour faire une concession. Le parti conservateur
venait d'obtenir une majorité incontestable; la victoire était complète.
L'opposition elle-même s'avouait vaincue et prenait sa débite en pa-
tience. Si, au début de la session, nous, conservateurs, nous nous fus-
sions montrés tolérans et accessibles; si nous avions consenti de bonne
grâce à examiner, à discuter les propositions de l'opposition; si le mi-
nistère avait pris un engagement quelconque on accompli la moindre
réforme, notre position eût été rendue excellente ; le discours de Lisieuz
recevait l'application que le pub^c en attendait, nous gagnions dans le
pays cette portion importante des électeurs qui aiment le progrès lent et
ne favorisent pas le désordre. Du reste, fvec un peu d'inteUigenee et de
perspicacité, on peut n'avoir jamais de meilleurs conseillers que ses
ennemis : ce plan de conduite était tout ce que redoutait l'opposition.
Aujourd'hui, je confesse que nous aurions moins bonne mine à nous
laisser arracher ce que nous aurions pu accorder alors. Néanmoins Q
est toujours temps pour un gouvernement de consentir à une réforme
quand l'opinion publique Isr réclame vivement, et que cette réforme n'ft
rien de dangereux en soi.
U faut s'attendre à ce que quelques esprits entiers et absolus trouve^
ront que ce serait une faiblesse insigne de céder devant les manifesta*-
tiens qui viennent de se produire. C'est une fausse manière d'envisager
la position d'un ministère et de sa majorité. Que sommes-nous donc
tous sans le pays? Le pouvoir n'est pouvoir que par la majorité; la ma-
jorité n'est majorité que par l'adhésion des électeurs. Cette action de
bas en haut est légitime et rationnelle. Vouloir introduire Fameirr-
propre dans ces situations, c'est refuser au pays lui-même sa partioi*-
pation et son influence. Un gouvernement ne doit pas résister par pique.
U doit calculer avec une prudence excessive les conséquences des ré»
formes qu'on lui demande, pes^ la nature des avertissemens qu'A
reçoit, mais tenir toujours le plus grand compte du sentiment public.
En recueillant les opinions d'un grand nonôbre d'électeurs de àiOA^
rens collèges, je n'ai pas trouvé, autant qu'on voudrait le faire crmre,
QUELQUES RéFUmOIIS SUR LA POUTIQUE ACTUELLE. 4W
ces vhFee dispositions en faveur de la réforme électorale; maîSi je dois
le dire^ oe qui m'a paru être l'objet d'un voeu presque unanime^ c'est
la réforme pariementaîre, c'est-à-dire les incompatibilités.
La féfM'me électorale est mt mot auquel il est facile de porier un toast
avec un ensemble admirable, mais sur la signiâcation duquel les<o^
positions sont krin de s'entendre.
^aur les «ns, l'adjonction des capacités, c'est^^lire de la secoâde
iMe du jury, est une mesure sans importance et sans eSlel piditique^
iqoi augmente ie corps électoral de dix-buit mille électeurs au pins, qtâ
« rîBCon^nie]:^ de laisser en dehors beaucoup d'autres capacités qui ré^
dameront Inentôt pour elles-mêmes, et qui s'éloigne du principe fon^
damental de notre droit d'élection, la possession du sol.
iVmr d'autres, abaisser le cens, ce serait atteindre un ordre d'élec-
leurs moins aisés, par conséquent plus exposés aux tentatives de la
corruption, plus ignorans, moins aptes à juger les candidats et les que»-
lions politiques.
Aux yeux de beaucoup de gens, l'élection au cbef-lîeu aurait le dé^
teut de causer aux électeurs une lourde dépense de temps et de dépla-
cement Ce serait un acbeminement inévitable vers les élections à l'an-
-glaise, car ces dépenses plisseraient bientôt à la cbarge des candidats.
Ce serait aussi placer les élections entre les mains des Journaux, et ne
leur donner qu'un seul caractère, le caractère politique. Or, faut-il
-que l'élection soit exclusivement politique? Estimer le caractère d'un
bomme, connaître ses antécédens, honorer sa vie privée, ne sont-œ
pas d'aussi bons titres à la confiance de ses concitoyens que la re-
commandation d'un comité électoral?
Quant au suffirage universel, les radicaux l'appellent de leurs vœux,
mais l'oppositicm modérée n'en veut pas entendre parler.
Enfin, ce qui m'a paru ressortir des discours des banquets réior-
mîsles, c'est qu'aucune nuance d'opposition n'est d'accord avec ime
autre. Toutes s'entendent pour attaquer, toutes combinent leurs efforts
pour détruire. Comme dans la foule qui se presse à la porte d'un théâtre,
les plus éloignés poussent ceux qui sont devant eux pour les fûre en-
tnty uniquemeat dans la pensée d'entrer eux-mêmes à leur tour. Le
iendemam d'une concession, on verra les mêmes efiTorts, le même tra-
vail, la même lutte, et ce sera à recommencer exactement comme si
rien n'avait été fait
Pour moi, j'en ai souvent fait l'aveu : je n'aime pas les petits collèges.
Hb donnent lieu à beaucoup d'abus; ils laissent trop de part à des in-
fluences de famille, i des intrigues dé coterie. La loi qui me plairait
le plus serait celle de la fin de la restauration qui produisit les 2âi, loi
i|aiTeiidait les élections suffisamment politiques, suffisamment person-
nelles; et si notre gouvernement ne se trouvait pas en préseoee de deux
156 UYOE DBS DEUX MOlflNB.
(lartis qui avouent Ihautement ne travailler qu'à son renversement, je
n'hésiterais pas à la proposer à la chambre. Si les choses se passaient id
comme en Angleterre, où le trône n'est jamais engagé dans la lutte, je
serais volontiers du parti des réformistes; mais quand on a contre soi
non-seulement l'opposition dynastique, mais encore des légitimistes et
des républicains, on ne s'aventure pas aussi légèrement.
La réforme parlementaire, je le sais, rencontre aussi des partisans
peu d'accord entre eux; mais il y a dans le public ce sentiment général
et juste, que la chambre verrait son indépendance [suspectée si elle
arrivait à être composée d'un trop grand nombre de fonctionnaires
publics salariés. Et, je le demande, où en serions-nous le jour où la
chambre perdrait la confiance du pays?
Les chiffres prouvent que les élections générales tendent chaque
fois à introduire quelques fonctionnaires de plus dans le parlement. Il
serait donc à propos d'imprimer un temps d'arrêt à cette disposition.
Les plus sages esprits, les plus dévoués au gouvernement dans le
parti conservateur sont de cet avis.
Les uns voudraient limiter par département le nombre des places
rendues désertes par l'absence des fonctionnaires députés;
Les autres voudraient qu'il fût établi en principe que toute fonction
doit être rempUe.
Je ne veux pas entrer dans une discussion approfondie de cette ques-
tion. Je dirai seulement l'opinion que j'ai toujours eue à ce sujet, opi-
nion qui n'a point été modifiée par la réflexion, encore moins par l'ex-
périence, et qui n'a d'autre mobile que la dignité du gouvernement et
de la chambre.
L'incompatibilité absolue des fonctionnaires m'a toujours paru être
la plus illibérale des mesures, et le premier de tous qui devrait s'y op-
poser serait, à mon avis, l'électeur, au droit duquel on porterait une
grave atteinte en l'empêchant d'élire librement un fonctionnaire pu-
blic, en dehors de la sphère d'action de son emploi.
Puis, je n'aime pas à voir les^ assemblées procéder par éliminations.
Le goût peut leur en prendre. Les raisons qu'on donne pour une caté-
gorie aujourd'hui pourraient s'appliquer demain à une autre, et, à force
de s'épurer, la chambre finirait bientôt par être peuplée seulement
d'avocats. Elle y gagnerait peu en éloquence, et elle y perdrait beau-
coup en pratique des affaires. En politique surtout, tenons-nous-en à
des principes Umités et définis.
A l'opinion qui prétend que toute fonction doit être remplie, je ré-
pondrai qu'à mes yeux, dans un échafaudage administratif aussi soUde
que celui de la centralisation française, l'absence d'un fonctionnaire
dans un département laisse un vide peu sensible et suffisanunent com-
pensé par l'utilité de sa présence à la chambre.
QUBLQCIS RiFLBXIOllS SUR LA FOUTIQUB ACTUBLLB. iS7
Je repousse donc les incompatibilités absolues, mais je souhaite ar-
denunent iroir admettre les incompatibilités relatives.
A mon avis, un fonctionnaire public ne devrait pas pouvoir être élu
dans son ressort.
Un administrateur dans un ministère ne devrait pas pouvoir être
député.
Voilà les deux catégories d'incompatibilités auxquelles nous pourrions
nous arrêter sans danger. J'excepte de cette exclusion les fonctions po-
litiques.
Dans le premier cas, ou l'élection cesse d'être libre, si le candidat
se sert de son autorité de fonctionnaire public pour intimider ou con-
traindre les électeurs, ou elle se fait sans dignité et sans probité de la
part du fonctionnaire, s'il est réduit à des sollicitations trop pressantes,
s'il transige avec ses devoirs et sacrifle les intérêts de l'état à ses inté-
rêts électoraux.
Dans le second cas, le lieu de la scène change : il ne s'agit plus du
candidat, mais du député en exercice. Tous les raisonnemens du monde
les plus habiles ne me feront jamais regarder conune tenable la posi-
tion d'un membre de la chambre remplissant un emploi dans un mi-
nistère. — Entendons-nous, — à moins qu'il ne soit nettement établi
que sa place est une place politique. Si la solidarité est complète, si la
position se prend et se quitte avec le ministère, rien de plus simple, rien
même de moins attaquable à mes yeux. Que l'on crée telles places que
l'on voudra, — sous-secrétaires d'état, directeurs-généraux, — qu'on
les donne à des hommes politiques honorés de les occuper, décidés à
défendre les ministres et à tomber avec eux : c'est un système vraiment
politique, digne, avouable.
Mais permettre qu'un député demeure commis appointé, soutien ina-
movible de tous les ministères, de tous les systèmes, de toutes les po-
litiques, c'est abaisser à la fois la députation et l'administration, et, dans
le cas d'un dissentiment, compromettre gravement le pouvoir.
Si, député, vous votez avec soumission pour conserver votre place,
vous n'êtes plus un homme politique. — Quittez la chambre.
Si, administrateur, vous combattez l'administration au sein de laquelle
vous êtes, qui vous confie tous ses secrets, vous aurez beau vous re-
trancher dans votre indépendance, moi, j'estime que c'est trahir le gou-
vernement qui vous paie pour le servir et le défendre. — Renoncez à
votre fonction.
Sur ce point, je ne trouve pas d'accommodement possible. Cette si-
tuation équivoque m'a toujours choqué. Je ne comprends pas que la
chambre, par respect pour ses membres, que les ministres, par respect
pour eux-mêmes, l'aient aussi long-temps tolérée.
fSS nrm di
Je dMve donc fenaenimt que le psrtt conaefyateûr adepte ettte
partie des incompatibtliiés dams sa prodiaifie seseÉMi, et j'espère qu'im
m repreduira plus œtte otajectioii, ^ptt le moment est mal choisi fi qpe
la législature n'est pas assez ayancée.
Quaad Dette question s'est présentée à la fin de la demiàre législa-
ture, on l'a repoussée en disant : C'est trop tard; la chambre n'a plus
d'ttutorîtéy elle est à sa dernière heure. Attendez le jugement prochain
dapsTs*
L'année dernière, on l'a encore repoussée, mais cette fois en disant:
C'est trop tôt; attendes. La chambre est nouvelle et déjà vous lui de-
mandez de se suicider. Les décisions d'une assemblée dcmt plusieurs
membres seraient frappés d'interdiction n'auraient plus l'autorité suffis-
sente. Il faudrait procéder à une dissolution.
Oserai-je demander quand viendra le bon moment?
En présence d'une dissolution continuellement pendante en vertu
du droit de la couronne, il est toujours trop tard, et^ à cause de la durée
légale d'une législature, il sera toujours trop tôt.
Avec de tels scrupules, on ne toucherait jamais à rien, on ne modi-
fierait jamais une des conditions de l'existence légale du député. Toutes
ees diffiouliés seraient, il me semble, fort simplement écartées pur la
solution suivante : il suffirait de déclarer que la loi votée aujourd'hui
n'aurait d'effet qu'aux élections prochaines. Cela répond à tout
le le dis très sincèrement : je crois cette réforme utile. J'ai la oou-
ifîction qu'elle n'aura que des eflèts salutaires qu'il serait trop long d'é-
numérer. Je souhaite que le ministère se décide à l'adopter, malgré k
répugnance qu'il doit éprouver à froisser quelques-uns de nos coU^
gués, répugnance naturelle, excusable après tout, etqui m'a long-^temps
arrêté moi-même. Une autre raison puissante qui me fait souhaiter le
succès de cette portion des incompatibilités, c'est que je voudrais en
eauver le reste. Les partis s'engagent souvent plus qu'ils ne veulent
par la prolongation et l'ardeur de la lutte. Si l'opposition modérée
triomphe un jour, elle se trouvera entraînée, malgré elle quoi qu'elle
en dise, à accorder les incompatibilités absolues, ce qui serait un véri-
table fléau.
Maintenant, que l'opposition me permette une simple réflexion. A
l'entendre^ si nous ne donnons pas satisfaction au vœu public, si nom
n'accordons pas toutes les réformes si vivement réclamées par les dé-
monstrations récentes, nous nous perdons, nous nous exposons à de
|[rands malheurs; nous amènerons plus qu'une réforme, nous cause-
rons une révolution.
Une révolution I le mot a été prononcé. Pour ma part, et le passé me
donnerait raison au besoin, je ne redoute que les révolutions pour ainsi
QUELQUES RÈFlLniOm êOi LA POUTIOtE ACTUELLE. Wft
dire légitimes; les fàntaisieB et les caprices des partis peurent agiter la
surface, mats ne renversent pas des gouvememens. 11 y a de la jas-
tice au fond du cœur du peuple. Pour soulever la partie honnête dit
pays, il faut une charte violée, un contrat déloyalement rompu. Quoit
parce qu'il ne conviendrait pas à une majorité légale de céder à vos
clameurs, vous ne sauriez vous résigner au r61e de parti vmncul filait
la tribune vous est-eQe interdite? La presse vous refuse-t-elle sa pu-
blicité? Faites donc triompher vos opinions par la persuasion et non^
par la violence! Rédigez des pétitions; feiles-les couvrir de signatures,
de croix même à défaut de signatures, pour montrer combien de ga-
ranties offrent à la société ceux pour qui vous demandez des droits
politiques! Faites des tournées de province; montrez-vous dans toue^
les banquets réformistes, prononcez des discours de tribuns; décorez
du nom de patriotes ceux qui combattent le pouvoir; qualifiez de cor-
rompus ceux qni le défendent; essayez de pervertir le jugement de
la nation. Revenez ensuite à la chambre, discutez encore, puis enfla
votez, et après.... si vous êtes en minorité, maudissez vos juges, mais
résignez-vous. Vous pourrez recommencer Tannée prochaine, si cela
vous fait plaisir. C'est votre droit, comme c'est le nôtre de n'être pas de
votre avis; c'est la condition même du gouvernement représentatif..
Nous ne faisons là chacun que notre métier, celui d'hommes de partt^
dans un pays libre; mais nous menacer d'une révolution parce que nous
n'acceptons pas ce que nous avons le droit de refuser, c'est une étrange
manière d'entendre et de pratiquer la liberté! Allez! vous n'êtes pas des^
honunes de parti; vous êtes incapables de gouverner jamais, car, si vous
étiez des hommes de parti avec des idées de gouvernement, vous n»
feriez pas si bon marché de la loi. Dieu veuille que vous n'ayez pas à
regretter un jour le langage que vous tenez aujourd'hui !
Cest le respect religieux de la loi qui fait la force de la constitution
siglaise, tout en permettant la plus grande Kberté dans lesinstitution».
Là, gouvernement, tribunaux, peuple, tous considèrent la loi comme*
mi soutien, comme un abri. Dans ce pays sensé, où personne ne cher^
die à rabaisser ceux qui sont au-dessus de soi, l'inégalité sociale est
acceptée sans envie, parce que l'égalité des droits y est sincèrement ùip^
idiquée et qu'elle suffit à la dignité de Thomme. Cent mille Anglais se'
FBflsemblent, s'agitent, délibèrent, signent des pétitions que les cham-
bres^ repoussent, et ce mouvement, qui, chez nous, dégénérerait eQ'
émeute, n'inquiète personne, ne menace ni l'ordre pubhc ni les institua
tiom. Ceet sur la puissance de Topinioi!! publique et non sur la frayeur
des agitations que comptent les réformateurs anglais. Dans ces im"-
menses tMeiings, on sent qu'on respire le respect des droits. On y in-
juriequelqa^oiis les homme» dans des termes grossiers; on n'y menace»
160 RBTUB DBS DIHJX MONDES.
jamjBds une situation légale. Les partis semblent avoir fixé d'un cona-
mun accord les conditions du combat : le parti vaincu se résigne et sait
attendre une occasion meilleure. Il souscrit d'autant plus volontiers
auK conséquences de sa défaite, qu'il compte bien remporter la victoire
à son tour et en jouir paisiblement. Tous comprennent qu'il n'y a
qu'un terrain solide pour tout le monde : la légalité. Ils savent que
ceux qui commencent les révolutions ne les achèvent jamais, que le
torrent qui a rompu ses digues emporte tout sans choisir, que le libé-
rateur de la veille est traité comme un tyran le lendemain, et qu'au
bout de ces catastrophes il n'y a qu'anarchie et impuissance.
Je le dis à regret : le sentiment de la légalité est affaibli en France;
on raisonne trop avec la loi. Le gouvernement n'en est pas suffisam-
ment esclave. Les tribunaux eux-mêmes, qui devraient être la loi vi-
vante, se permettent quelquefois de l'interpréter au lieu de l'appliquer
avec sa fatalité inexorable. Le pouvoir compte sur la mansuétude des
chambres; les tribunaux croient être quittes envers tout le monde,
quand ils ont jugé selon l'équité, ou qu'ils ont servi la vindicte publique.
Je me permets d'autant plus d'adresser à notre magistrature ce re-
proche, dont il sera facile de saisir le sens et de limiter la portée, que
j'ai une certaine fierté à proclamer que la justice française est la moins
rétribuée et la plus incorruptible de l'Europe.
Je ne veux point citer d'exemples récens. — Je le pourrais. Mauvais
exemples, regrettables abus, quand ils partent de si haut, parce qu'ils
diminuent le respect du peuple pour la loi I
Il est évident que l'éducation politique du pays n'est pas encore faite.
Il n'est pas encore assez fier de s'administrer lui-même à tous les de-
grés. 11 ne se rend pas bien compte de ce gouvernement des msgorités,
depuis le conseil d'arrondissement jusqu'au conseil des ministres. 0
oublie quelquefois qu'il n'est gouverné que par un parti qu'un dépla-
cement de quelques voix peut renverser; il rêve qu'il est encore sous
le régime du bon plaisir. Il se figure qu'il est soumis aux caprices des
favoris, tandis qu'il n'obéit qu'à la loi. Il y a des mots auxquels il.donne
encore de vieilles significations usées que le bon sens moderne n'a pu
parvenir à effacer. Être ministériel, à ses yeux, c'est flatter servilement
le pouvoir, abdiquer toute indépendance de caractère, ne songer qu'à
ses intérêts; être patriote, être national, c'est blâmer le gouvernement,
quoi qu'il fasse, c'est vouloir envahir l'Europe, et accuser de trahison
et de lâcheté le ministère qui professe un culte pour la paix.
Étrange abus des mots auxquels trop de gens se laissent encore
prendrel
Dans la chambre même, de quels mots a-t-on plus abusé que des
mots: gouvernement personnel, gouvernement parlementaire? — Ce*
QUELQUES BiFLKXIOlfS 6UR LA POLITIQUE ACTUELLE. 161
pendant la charte a réglé l'équilibre des pouvoirs, elle a attribué à cha-
que pouvoir certains droits, probablement pour qu'il en use, pour qu'il
ait la latitude d'agir selon ses tendances et ses goûts, dans la liitiite de
ses prérogatives.
Nous n'avons pas à nous préoccuper de ce (^'on est convenu d'ap-
peler le gouvernement personnel. Il ne nous appartient pas de recher-
cher si, dans telle ou telle occasion, son influence a été intelligente,
éclairée, nationale. Nous n'avons à juger que les actes officiels sans exa-
miner qui les inspire.
Si le parlement trouve les tendances du gouvernement mauvaises, il
a toujours à sa disposition un moyen simple d'y remédier, celui de re-
tirer aux ministres la majorité, sans s'inquiéter d'autre chose.
On le voit, je défends à tous les étages les mêmes principes posi-
tîfe, élevés, libéraux, les seuls sur lesquels un gouvernement repré-
sentatif puisse être solidement bâti.
Cest à ces principes qu'il faut invariablement nous attacher tous,
parce qu'ils sont essentiellement conservateurs. Ds réprimeront les fac-
tions mieux que des garnisons, parce qu'ils instruiront le peuple de ses
droits et de ses devoirs.
Après avoir donné une satisfaction raisonnable à l'opinion, nous au-
rons encore, nous, conservateurs, de grands et sérieux devoirs à rem-
plir; nous devrons nous appliquer à l'étude, non pas tant des réformes*
politiques, qui ne constituent, après tout, qu'un besoin factice, mais
des questions sociales et matérielles. Sachons entreprendre en indus-
trie, en commerce, en finances, toutes les réformes qui doivent tendre
lo bieii-étre des masses, et améliorer le sort de la classe ouvrière.
Soyons économes des dépenses improductives, et n'interrompons pas
les travaux publics, auxquels on a injustement attribué la crise dont
nous avons souffert. Maintenons fermement l'ordre et la paix, et le
monde continuera paisiblement sa marche vers le progrès moral et
matériel, sous l'empire des lois et de la vraie liberté.
Je ne crois pas, je le répète, une révolution possible, à moins de fautes
dont notre gouvernement est incapable; mais au moins ne nous faisons
pas d'illusions, et puissent m'entendre les imprudensqui excitent la co-
lère du peuple, et les ambitieux qui spéculent sur sa fureur! — Une
révolution ne s'accomplirait plus au profit d'une opinion; elle se ferait
au profit du communisme.
Communisme, socialisme, partage des terres et des richesses, orga-
nisation du travail! autant de rêves inapplicables, règlemens impos-
ables tant qu'on ne pourra régler les naissances et les passions de la
société humaine! Mais il y a des esprits qui se laissent séduire par la
seule forme d'une pensée, cpielque absurde qu'elle soit, et cpii croient'
Ton XII. it
ifô Mxvm m Dira mohmcu
que certains enchainemeas de phrases n^pésagesit uueochalneiaeoiae&ir
Uable dans les faits. Ce sont eux qui disent : Le naond^ a enregistré,
l'égalité devant Dieu au coaunencemenl de Vère cbrétten«e» l'égaliti
devant la loi à la fin du xviii* siècle; il ne lui manque plus que de séft^
liser l'égalUé sociale.
Et ils se figurent avoir exprimé une idée sublime!
Ceux qui prêchent ces théories soni des insensés om des crimîndit
ceux qui les écoutent méritent plus de pitié* N'est-il pas naturel qua les
malheureux se laissent prendre aux maximes égaUiaire»? Uignocanoii
les y dispose, Tenvie les y pousse, la misère et les maladies les y con-
traignent; pourquoi ceux-là sont-ils nés riches, doiveat-ils se diise^ éi
nous pauvres? pourquoi reposent-ils, tandis que nous kavaillQnft saut
relâche? pourquoi s'asseoient-ils à des tables somptueuses, tandis que
nous ipourons de faim sur la paille? Est-ce juste? et la société n'a-^t^Ui
rien de mieux à nous offrir en perspective que la prison, si le dôme
poir nous conduit au crime, et pas même l'hôpital^ quand nos forces eopt
épuisées?
N'y a-t-il pas une vérité peignante au fond de ces plaintes? Qu'y jré^
pondre, que faire?
Prouver d'abord aux classes pauvres que la société s'occupe de leur
venir en aide avec une constante sollicitude; perdre moins de t^mpi»
en beaux discours, et étudier davantage leurs intérêts et leurs hesoio^
s'acharner moins aux questions de cabinet et prêter plus d'atteatîoa
aux questions sociales. Prouver aux malheureux, avec La logique et l^
bon sens, que les riches ne sonit pas cause de ieurs peijoies^ leur faiff%
comprendre le secret du mécanisme social; leur démontrer que les r9r
leurs d'une société réglée s'évanouissent quand cette société se trouUdf
parce que ces valeurs sont toutes de convention; que l'or, l'argent, ïm
crédit, rintérét des capitaux, tout cela n'est que oonifention pure, él
disparaîtrait sous les décombres de la société; que le jour où ils arfi*
veraient tous au partage, tendant leurs mains sanglantes, il ne leur
reviendrait pas par tête ce qu'ils auraient facilement gagné avec une
journée de û'avaU; que l'inégalité sociale est une loi de nature; qm
toujours il y aura des laborieux et des fainéans, des forts et des fa^es,
des braves et des timides, des gouvemans et des gouvernés; que T^rdn
est encore pour eux la plus favorable des conditions; enfin, que l'biK
manité ne s'est jamais trouvée dans un siècle où les classes riebas sa
soient plus préoccupées des classes pauvres; que leurs maux y sonL étu-
diés avec ferveur; que les caisses d'épargne, les crèches, les saUee d'à*'
sile, les écoles gratuites, les tontines, les ateUers de travail, les conseili
de prud'hommes, etc., sont les plus intelligentes, les plus bienveillaotei
réformes qui se puissent inventer; que là est la solutioadu proUèoia.
QnLQOK BiFLBXKMIS SUft LA POLITIiH» ACTUBLLI* 163
Mais je remarque que je me laisse entraîner hors du cadre dans le-
quel je voulais me renfermer. Je m'arrête. J'ai fait, en écrivant ces
réflexions, un acte consciencieux, dans Fespoir, je ne le cache pas,
d'abord de fortifier certains principes fondamentaux de notre ordre
social et politique, ensuite de précipiter certaines dispositions vers une
réforme que je crois indispensable. Je n'ai nullement voulu marquer
un dissentiment personnel. J'entends n'être classé ni comme progres-
siste, ni comme dissident J'ai, Dieu merci, assez prouvé, depuis six
ans, que je n'aspire à luciia rôle de cette espèce. Je crois sincèrement
servir la cause conservatrice en engageant le ministère à entrer dans
cette voie et dans une aussi sage limite.
Je souhaite plus que personne que le parti conservateur reste uni et
compact; mais cette union peut aussi bien résulter d'un pas en avant
bit par ceux qui voudraient rester stationnaires, que d'un pas en ar-
rière fait par ceux qui seraient disposés à aller trop vite.
Ainsi que je l'ai dit en commençant, toute opinion résultante doit
être une transaction.
Enfin , on m'accordera qu'il vaut mieux chercher à influencer ses
amis long-temps à l'avance, que de les abandonner au moment du
péril.
A. DB MoftNT.
99riif UU déÊKoûmHên.
REVUE DES THÉÂTRES.
Ce n^est pas nous qui nous plaindrons jamais de voir la littérature échanger
le calme contre Tactivité, le repos stérile contre les luttes fécondes. Bien sou-
vent nous ayons déploré ici même Tesprit d'insouciance ou de découragement
qui semble, depuis quelques années, s'être emparé des lettres. Pourtant, si les
émotions du combat sont salutaires, c'est à la condition de répondre aux pas-
sions, aux intérêts du moment. Quoi de plus attristant, par exemple, que ces
malices posthumes, ces exécutions par contumace qui ne tuent et surtout ne
ressuscitent personne? L'Académie française devrait renoncer à ces velléités
belligérantes qu'on peut appeler des retours de vieillesse. Elle avait eu, depuis
quelques années, de véritables fêtes littéraires, des séances recherchées, atten-
dues, et toujours dignes de cette sympathie qu'elles excitaient d'avance par l'élo-
quence, les hautes inspirations, la poésie ou la verve qu'on était sûr d'y trouver;
il s'y joignait même parfois quelque chose de vif, d'animé, d'imprévu, de dra-
matique, qui transformait cette paisible enceinte de llnstitut en une sorte de
champ de bataille où s'échangeaient très galamment des coups assez rudes. De-
puis l'exemple donné '\)ar M. Yillemain, avec tant d'exquise urbanité, lors de la
réception de M. Scribe, qui était homme, du reste, à soutenir le feu, c'est 1
peut-être qu^ont été livrés les plus vifs assauts; la critique s'y est montrée aussi
peu voilée que possible, et il sembla, en certains jours, qu'une réception était
pour l'amour-propre une épreuve nécessaire avant d'arriver à la paix définitive
du fauteuil académique. 11 y avait là tout ensemble satisfaction pour l'art et pour
cette curiosité maligne qpi aime la guerre entre gens d'esprit. A quoi l'Académie
a-t-elle dû ce redoublement d'attention, ce bruit flatteur qui s'est fait autour
d'elle? Justement aux choix qu'elle a faits et qui lui ont ramené le public. Oui,
dût l'ombre de M. de Jouy en tressaillir, tout ce qu'il y a d'éclairé dans les let-
UrUE DBS THiATRBS. 1Q5
très et dans le monde a sanctionné la nomination des représentans de la litté-
rature nouvelle.
(Test en les accueillant que TAcadémie a tu la vie rentrer dans son sein et a
mis les rieurs de son côté, tant il est vrai que le mouvement finit par se commur
niquer aux assemblées les plus stationnaires, tant est grande Finfluence de Topi*
Dion dans ce monde brillant de Tintelligence? Et, après tout, le beau mal qu'à
rheure où nous sommes, à la moitié du m* siècle, l'Académie française ne se
compose pas exclusivement de littérateurs du directoire, d'écrivains qui trou-
vèrent jadis leur gloire à rimer une tragédie ou un madrigal! Ce n'est pas que
ce légitime renouvellement ne s'accomplisse sans quelques secousses. Dans un tel
mouvement de transformation, il y a des heures de halte. L'Académie agit en
personne prudente; après un effort vigoureux , elle prend un moment de repos,
et afin de contenter tout le monde, elle rend la parole à la littérature de l'em-
pire pour maudire son siècle et accabler de son éloquence ou de son ironie les
héros de la révolution littéraire. Aussi sa dernière séance a été vraiment une
fête classique. L'illustre défunt qu'il s'agissait de célébrer était M. de Jouy» le ré-
cipiendaire était M. Empis, et M. Yiennet était l'académicien chargé de donner
l'accolade à l'auteur de la Mère et la Fille. On devine combien de traits malt*
cieux ont dû égayer cette séance, à propos de cet honnête M. de Jouy, qui» au
dire de ses panégyristes, était saisi d*une trépidation fébrile toutes les fois qu'il
se trouvait en présence d'un contradicteur de Voltaire, ou qu'on louait devant lui
la littérature moderne.
M. Empis, dans son discours, s'est très consciencieusement attaché à raconter
la vie de M. de Jouy. Toute cette partie biographique n'est pas sans intérêt.
M. Empis a fait un récit animé de tous les accidens à la suite desquels l'homme
de lettres s'est révélé en M. de Jouy. Hélas! que dirait l'honorable académicien,
lui qui a fait plus d'une œuvre applaudie en son temps, lui, l'auteur de T^^po
Salb, de Sylla, et surtout des Hermites, s'il avait à constater que son rem-
plaçant à l'Institut a cru intéresser par le récit de sa vie plus que par Tappré-
ciation de ses livres? Voilà cependant la vérité, qu'il y ait eu ou non parti pris
chez M. Empis. Les incidens biographiques que contient son discours sont phis
faits pour frapper l'attention que les détails littéraires. On dirait que le nouvel
académicien a senti ce qu'il y aurait de difficile à prouver que M. de Jouy était
un grand poète. M. Empis s'est interdit avec soin toute parole trop agressive
contre une école opposée à celle qui comptait dans ses rangs l'auteur de ruer^
tnUe de la C/iau9sée<PÂntiny et en cela il a fait preuve de bon goût* Nous ai-»
mons mieux applaudir à ce sentiment de réserve qu'insister sur d'autres portions
de son discours et relever les étranges leçons d'histoire contemporaine qu'il
nous donne lorsqu'il fait de M. de PoUgnac «un élève de Peel et de Canniqg.»
Ceci peut être de la vérité académique, mais à coup sûr ce n'est pas de la vérité
historique ou politique. Il est vrai que M. Empis, pour se justifia aux yeux de
FAcadémie, peut invoquer des précédens en ce genre d'appréciations* Goitt-
ment, par exemple, l'académicien qui, en recevant M. de Rémusat, eutjtantide
traits heureux et réjouissans sur Abélard, se fàcherait-il d'un ri^)procbement
bizarre ou paradoxal? Vous voyez que M. Empis n'a pas perdu tout droit à l'in-
dulgence de certains membres de l'Académie. Il a pu même trouver plus d'un
secret complice lorsqu'il a proclamé, avec un courage digne d'éloges, son adr
166 RBrUB 3Wê Dm VOHMS.
mîraticm pour le Cloois et le PhUippe-Àugusée ée M. Vienaet, qm allait lui
répondre. Tout ceci n'est pas, comme on le pense, le meilleur du discours de
l^on(H*able récipiendaire.
Au surplus, que M. Empis ait rafypelé les titres, quelque peu effacés de nos
mémoires, des poèmes épiques de Fauteiir 4''Arbog^e, c*est un détait qui fiait
honneur à sa curiosité bibliographique; mais là n'est point T intérêt le plus vif de
la dernière séance : c'est surtout dans le discours de M. Viennet qu'il faut le
chercher. H est bien convenu aujourd'hui que M. Viennet est un homme d'es-
prit. Ridicule il y a dix ans, il s'est trouvé, us beau matin , pris au sérieux par
ceux même qui le raUlaient, et qui peutrétre n'ont fait que continuer, sous cette
nouveUe forme, leur ironie et leur malice. Le goût public, celui du moins que
dirigent kl journaux , a de ces reviremens inopinés; il réhabilite sur parole ceux
dont il se moquait par ouïnlire. Nous tenons donc M. Viennet pour un esprit
mordant, plein d'une Terre honnête, ingénieuse, et ce n'est pas nous qui le con-
tredirons lorsqu'il s'égaie aux dépens de notre jeunesse qui craint de passer
pour jeune, et lorsqu'il trouve de sévères paroles contre ceux qui gaspillent ou
prostituent leur talent. Seulement M. Viennet a le malheur d'être convaincu
qifil continue à lai tout seal Corneille, Voltaire et La Fontaine, qui p<Mirtant
n'était que bonhomme. Aussi , en faisant l'éloge de M. Empis, le félicite-t^
d'af oir su défendre, dans un de ses plus chauds représentans, cette cause de la
littérature impériale qui est maintenant, hélas! celle des opprimés. M. Viennet
a relevé son drapeau avec un accent de martyr qui nous a foit craindre un mo-
ment que MM. Hugo ou Sainte-Beuve, arrivés à la dictature, n'eussent laissé
percer le projet de le déporter à Sinnamary. Que l'honorable académicien se ras-
sure; il peut sans crainte se livrer à cette glorification tardive ot ramener de
r^e d'Elbe, quand l'envie lui en prend, cette pauvre littérature de l'empire.
Mais Voltaire ! qu'avait-il à démêler avec ces essais de réhabilitation, avec ces
colèfes rétroactives? Quelle que soit l'opinion de M. Viennet sur les métempsy-
coses Uttéraires, l'auteur de Clùvis, en prenant la défense de Fauteur de ZatHgt
est^il bien sûr d'avoir plaidé pro domo suàf Nous ne contestons ni l'ingénieux
aMicisme de VÉpitre aux Mules, ni la verve dramatique de Micktl Brémond,
ni le piquant à-propos des Fables; mais enfin tout cet esprit-là est^il bien le
même que celui de Candide^ et le patriarche de Ferney , s'il revenait au monde,
n'auratt^il pas le droit de n'accepter de pareils héritiers que sous bénéfice d'in-
ventaire? M. Viennet se sera trop aisément persuadé que, pour être fils de Vol-
taire, il suffisait de ne pas être fils de croisé. De pareilles descendances sont
malheureusement difficiles à établir, et il pourrait bien arriver à M. Viennet ce
qui arriva à Rivarol lors de l's^lition des titres de noblesse. H affectait de se
lamenter en répétant sans cesse nos privilèges , nos titres. — Voilà un pluriel
que je trouve bien singulier, lui dit le marquis de Créquy. — Les titres de no-
Ûesse littéraires ont aussi leurs Rivarols.
Cette séance a donc offert d'assez singulières anomalies. M. Empis, ayant à
firoclamer les mérites académiques de feu M. de Xouy, n'a rien trouvé de mieux
que de raconter sa vie, et M. Viennet, voulant réhabiliter en sa personne la Mt-
4érature de reropine. Fa associée à la gloire de Voltaire, qui n'a rien à gagnera
une semblaMe alliance. Ajoutons bien vite que toutes ces petites malicet ont été
^au deineiirant fort iaaffeniives, et que personne «'en a gardé ranoiMie. iine
RIVUB WE THÉATOSS. 187
taiiioe<reipTt( disait de M. de Ghoiseul dont elle aTait à se plaindre, et qnl était
fort laid: Je me Tenge en le regardant. On ne regarde pas les académiciens,
Ml on tes éoiJiite, et nons sonnnes sûr que les rictimes de MM. Empis et Vien-
let se Mtt eontentéefl de cette Tengeance.
PiBBdantqiie "foltaire était mis en cause, à TAcadémie, par des apologies su-
fofties, Shakspeare était compnymis au théâtre par de maladroits imitateurs.
ÂieeonDaîs pas, potir ma part, de plus imposant spectacle que celui d'un
ini poète abordant arec une familiarité respectueuse l'ouvrage d'un de ses pré-
éêcesKon et de ses maîtres. Les appréciations de la critique proprement dite
iBttovjcHirs quelque chose d'incomplet; elle ne juge que le côté visible, le ré-
iittilposifif; elle n'interprète que ce qui a pris une forme assez nette pour servir
de Irait d'union entre Fauteur et le public; elle se borne à faire le siège de la
plan. L'artiste qni condescend au rôle de critique s'installe an cœur de la
place Bène. Cette puissance de créer qui ne fabandonne jamais, il la trans-
porte dans la création d'un autre, non pas ponr la refaire, car nul n'a plus de
déférence que Ini ponr les chefs-d'œuvre, mais pour la féconder, l'expliquer, la
préciser. La lumière qu'il jette sur les portions obscures n'est ni superficielle, ni
Bobile; elle ne vient pas du dehors, elle est contenue dans l'œuvre, comme la
luape qui éclaire à la fois les objets extérieurs et le globe d'albâtre où elle est
enfermée. Si ce poète critique est doué en outre de cette faculté merveilleuse
qm manqua au génie passionné de Voltaire, la faculté de se dédoubler, pour
ainsi dire, afin d'assister au travail de sa propre pensée; s'il se détache assez
eoaplétement de lui-même pour sentir, heure par heure, vivre et palpiter son
intdiigence, quelles sereines clartés, quelles splendeurs nouvelles résulteront de
cette double intuition ! Et que peut-il rester à dire de Fœuvre originale sur
iiqneUe cette vivifiante analyse aura laissé son empreinte ineffaçable?
Cet admirable spectacle, Goethe nous l'a donné, lorsque, dans son beau ro-
BUffl de ff^Uhelm MeUter, il a sondé d*un doigt si sûr et d'un regard si clair-
^*^t les mystérieuses profondeurs du caractère dUamlet. Tel qu'il est sorti
des mains de Shakspeare, Hamlet a toutes les grandeurs, mais aussi toutes les
^^bscnrités qui entourent le berceau des civilisations naissantes. Lés brumes du
I^ttemark se confondent avec celles du moyen-âge sur ce front mélancolique
«tprédesiSné. Qu'est-ce que Hamlett Est-ce le doute? est-ce la rêverie? est-ce
("Usitation? est-ce cet état bizarre, maladif, intermédiaire, où doit conduire à
^kMgoe mie foHe simulée? Que personnifie ce pâle enfant du Nord, cet Oreste
^ué sur une rive sans soleil, ce premier aïeul d'une famille plaintive, irré-
*(^ et désolée? Selon nous, ceux qui ont wulu voir dans Hamlet le scepticisme
l'ont trop précisé; ceux qni n'ont prétendu voir en lui que l'hésitation l'ont trop
^noiodri. Le génie de Shakspeare a été à la fois le plus philosophique et le plus
^fttuttiqne qui ait jamais fait parier et agir des personnages de théâtre. Cette
^ble face nons explique Hamlet dans ce quil a d'humain et de général, et
^ ce qu'il a de particulier et d'applicable à la donnée du drame dont il est le
^. Âimlet, c'est rhésitation provoquée par certaines circonstances, mais
^S^UMliepar un snblime poète, et s'élevant jusqu^à devenir un type offert d'à-
^"oceanx coannentaires des générations nouvelles. Ce qui a saisi et préoccupé
^ d^abord Shakspeare, c'est le problème de la destinée humaine, le con-
^'^ de la Caiblesse de l*homme avec le sentiment vague et douloureux de sa
468 UVUB DIS DIUX VOIIDIS.
grandeur. Eh bien! 8*il y eut une heure où ce contraste dut troubler les âmes
poétiques, où ce problème dut commencer à peser de tout son poids sur Tesprit
humain, ce fut celle où s'annonça la grande émancipation du xyi« siècle. D^-
gées de leurs entraves, mais aussi privées de leurs appuis, les intelligences du-
rent avoir un instant d'enivrement et de vertige. Penchées sur le monde nou-
veau qui s'ouvrait à elles, elles durent se demander si c'était là un horizon ou
un abime. Dans ce premier moment, douter, rêver, hésiter, ont été, f imagine,
une seule et même chose. Qu'on ne dise donc pas qu'attribuer cette intention phi-
losophique àShakspeare, c'est antidater Hamiet, et mettre après coup, dans cette
tragédie, des idées qui n'ont pris naissance que deux siècles plus tard. Nulle
époque, au contraire, n'a été plus favorable à cette première personnification qui,
développée et précisée par d'autres génies, a défrayé presque toute la poésie
moderne. Sous la plume de Shakspeare, elle est naïve et confuse encore; mais il
n'est diflQcile ni de la reconnaître, ni de l'expliquer. La rêverie a dû naître en
même temps que l'examen : suivant que les esprits ont été plus portés à con-
templer ou à agir, à marcher en avant ou à se replier sur eux-mêmes, ils ont
dû rêver ou contrôler dès qu'ils ne se sont plus bornés à croire. Hamlet a dû
suivre de près Luther, et son premier cri d'irrésolution et d'angoisse a été, dans
le domaine de la poésie, ce qu'a été le premier cri de la réforme dans le domaine
de la pensée.
Au point de vue philosophique et humain, Hamlet est donc bien vrai; comme
héros d'une action dramatique^ il reçoit en outre des circonstances une im-
pression particulière qui en (ait l'homme d'un drame non moins que l'homme
d'une époque, et qui, grâce au génie universel de Shakspeare, concourt à l'en-
semble de cette immortelle physionomie. C'est ici que nous le retrouvons tel
que l'a rendu visible et palpable la magnifique interprétation de Goethe : voilà
de quelle façon il est noble et beau d'aborder les chefs-d'œuvre, et de faire ser-
vir une renommée populaire à généraliser, à rajeunir, à transporter d'une litté-
rature dans une autre ces poèmes qui sont l'orgueil et l'enseignement de l'hu-
manité. Telle est leur grandeur, qu'on ne peut y toucher sans effleurer en même
temps tout ce qui nous intéresse et nous inquiète ici-bas : on dirait des arbres
gigantesques, touffus, séculaires, cachant sous leur feuillée épaisse des my-
riades d'idées. Frappez le tronc, toute cette mystérieuse volée se réveille et s'a-
gite; mais, pour qu'elle se laisse prendre, il faut des oiseleurs comme Goethe, et
le vulgaire rêveur ne peut tout au plus qu'entendre le bruit et le firémissement
des feuilles.
Mieux vaut du moins cette humble part que celle du bûcheron qui coupe l'arbre,
et c'est ce que n'ont pas manqué de faire les nouveaux traducteurs d'hanUet.
Entre le trois-centième feuilleton d'un interminable roman, et la mise en scène
d'un interminable drame, jeter à la hâte au public du boulevard un calque
inexact et grossier de l'œuvre la plus immense et la plus complexe qui soit sortie
d'une tête humaine; s'arrêter une minute au milieu d'une course infatigable et
insensée pour boire dans le creux de sa main une tragédie de Shakspeare; expo-
ser aux regards un Hamlet lithographie, pour foire prendre patience aux curieux
qui sont las des prouesses du Chevalier de Maison-Bouge^ et qui attendent les
merveilles de Monte-ChristOj voilà, il faut en convenir, une tâche bien litté-
raire! C'était bien la peine d'ouvrir un nouveau théâtre pour faire Alterner les
WÊWE ma THÉÂTRES.
tBttTres défigurées de Schiller et de Shakspeare avec des énormités mélodrama-
tiques étalées d'avance au rez-de-chaussée des journaux. Que M. Dumas traite
ses propres inventions avec cette brusquerie cavalière, il en a le droit, et ce n'est
lias nous qui réclamerons; mais il nous semble que Schiller et Shakspeare mé-
riteraient un peu plus de respect. Plus il serait utile d'initier le public, par des
traductions consciencieuses, à ces beautés originales qui ne lui sont pas encore
familières, plus il y a d'inconvénient et de péril à lui donner pour du Shakspeare
^œ qui n'en est que la pâle et infidèle copie : ce n'est plus gaspiller son propre
bien, c'est aliéner le bien d'autrui.
Oui, de semblables tentatives exigent un désintéressement, un dévouement
à la poésie et à l'art qu'il serait dérisoire de demander aux modernes drama-
turges. L'écrivain qui entreprend un travail de ce genre doit faire abnégation
<de lui-même. Au lieu d'être guidé par l'idée du succès, du contact immédiat de
l'œuvre avec la foule, il doit s'enfermer pour ainsi dire avec le poète quHl tra-
duit, comme s'il n'existait au monde que l'idéale statue dont il essaie de sou-
lever le voile. Cest par cette contemplation solitaire, silencieuse, réfléchie, qu'il
peut pénétrer, comprendre, puis s'assimiler peu à peu les beautés du modèle,
et, à l'aide d'un secoid travail contenu en germe dans le premier, devenir à
son tour initiateur et interprète, agrandissant ainsi tout à la fois l'influence
en maître qu'il foit connaître à un nouveau public, et le domaine de la litté-
•rature qu'il enrichit d'un nouveau chef-d'œuvre. Cest l'exemple qu'a donné
Goethe; c'est ce qu'ont tenté après lui quelques poètes sincères. Ge désir de
prendre pied dans les répertoires étrangers, d'ajouter quelques fieft aux limites
4in peu restreintes de notre art dramatique, fit partie de la période littéraire
d'où est sortie l'école nouvelle, et c'est à ce mouvement que se rattache, entre
4totres, la belle traduction d'Othello, par M. Alfred de Vigny. Aujourd'hui qu'il
n'est plus question des querelles qui inspiraient alors les traductions comme les
4entatives originales, nous croyons que cette voie n'est cependant pas épuisée,
et qu'on pourrait de temps à autre, pourvu qu'on y mit toute la réserve et tout
4e respect nécessaires, donner au théâtre des traductions de drames étrangers,
non plus comme prétextes de discussions, mais comme sujets d'études, non plus
comme problèmes à débattre, mais comme modèles à imiter, non plus comme
élémens d'une révolution littéraire, mais comme bases d'un traité de paix et de
libre échange entre les diverses littératures. Avons-nous besoin de dire que ces
idées générales ne sont entrées pour rien dans cette imitation ^Hamlet jouée
au Théâtre-Historique? Deux exemples nous suffiront pour ftiirê comprendre avec
quel sans-gêne les auteurs ont traité Shakspeare. Quiconque a lu Hamlet a
gardé présent à l'esprit cette admirable exposition du drame, cette première ap-
parition du fantAme sur la plate-forme. Bemardo et Marcellus n'ont pas encore
échangé dix paroles, que déjà se révèle tout le côté légendaire du sujet, que
Timagination saisie, dominée, accepte du premier coup cette puissance mys-
térieuse qui doit planer sur toute la pièce et engager Hamlet dans une lutte où
la raison et la foûe se disputent son ame, où cette ame maladive, se débattant
contre un arrêt sorti de la tombe, finit par s'eflWiyer du réel, par s'élancer dans
k monde des chimères et par tomber au bord de l'abîme. Hamlet est là tout
entier. Shakspeare, avec cette habileté magistrale qui en sait plus que les dex-
térités vulgaires, a compris que, pour jeter le spectateur en plein drame, pour
170
firaiicfair d*un ImmmI ce dangereux es|Mtte q» aépire le peiBîUe dnlutetiqiie, il
fallait que cette apparition fiHft le point de départ de son emfn^ le premier ag-
neau de cette ehaîiie bizarre, le premier objet qui s'emparât de Talteiilion an
lev^r même ds rideau. Qu'ont fail les tcadacteura? Ils ont Mipprimé teuie «Me
première scène; ils ont commencé par nne exposition jetée dans k moule basai,
^des acteurs de chair et d'os discutent des intérêts terrestres, et ce n^eat qu'il-
près une scène où, à la façon des tragédies classiques, l'action est remplaoée
par le récit, que nous asnstons à l'apparition du tiBmttoie. L'tfet ainsi préparé
et amoindri est à la fois moins terrible et plus choquant, |dus fiaiUa et plus in-
Traisemblable; ou l'eût accepté comme clé du drame, cm le repensas comme
incident. Mais ceci n'est, à nai dire, qu'une fiante dans ka centexture maté-
rielle, un tort du métier enters l'art. Voici une méprise plus grave, car ^e
atteint l'idée même, la partie philosophique d'Henmiet r les traducteurs ont
diangé le dénoûment Shakspeare, dont la ndson sublime s'est toujours fait sa
part dans ses inventions les plus audacieuses, a caché un sens profond dans ce dé-
noûmeat où la mort semble frapper an hasard et comme cbins une sombre mêlée.
Ophélia est morte; Glandius meurt; la reine et Laèrtes tombent. H fkut qu'Hamlet
meure aussi; sa vie est épuisée arec son ceurre. Précipité hors des Toies ordi-
naires par des événemens terribles et une mission vengeresse, la tâche qu'il avait
à accomplir s'est confondue avec tout son être : elle a borné son horizon, et, le
reiietant violemment sur lui-même, elle a fût de lui, non pas un homme, mais
un instrument au service d'une idée. Cette idée accomplie ou masquée, l'instni-
ment s'arrête; il cesse d'exister parce qu'il ne peut plus agir, et c'est Fortimbras,
l'homme de la vie réelle et des intérêts positifs, l'homme d'action en un mot, qui
recueille l'héritage du sublime osaniaque. Il remplace, sur le trône, le fou vo-
lontaire que l'idée fixe a marqué au front, que la rêverie a rendu impossible
en dehors du but qu'il s'est posé, et qui doit expirer, frnite d'air, en mur-
murant : le resie est silenee^ au moment même où il Ta franchir les limites du
sombre drune qui l'a absorbé et qui le tue.
Quel couronnement magnifique et profondément humain que ce triomphe de
la vie active et rédle sur la Tie contemplative et imaginaire! Il pandt que ce
dénoûmeut n'a pas satisfmt IM. Dumas et Paul Meurice. Ils lui ont substitué
une dernière apparition du frmtême, apfMnition aussi ridicule qu^elle était sai-
sissante sor la plate-forme, entre le dernier tintement de minuit et le premier
chant du coq. Cette fois le fantôme arrive, comme le Dens em mocMid,
pour punir chacun selon ses mârites, et formuler, en alexandrins symétriques,
son impartiale distribution. Si le laoment était moins lugubre, et si les vio-
lons s'en mêlaient, on dînât un long couplet final. Tu vivrasi crie-t-il à Ham*
let, copiant ainsi, de par lOf. Ikimas et Menrice, le dénoâment de MehardUL
n faut vraiment avoir une bien petile idée du génie de Shakspeare pour croire
qu'on peut indifféremment fiure servir à Hamlet ce qui convient k Richard,
placer le doux et poétique rêveur, succombant sous l'excès même de sa fidélité
au devoir, en lace du même ohâtiment que Shakspeare réserve àrusurpatenr
criminel, remuant et sanguinaire. Ce trait seul peut Ikire juger de quelle foçon
MM. Dumas etMeuriee^uDt agi avec le divin poète; c'est plus qtiHme inexactitude,
c'est un contre-sens; c'est >le renversement, la négation de l'idéennère qui do^
mine la tragédie d'hamlei. De pareiiles iàutes, on est Junené à les oommettn
lorsqu^on s^est habitué à jouer avec les ressources et iQS dUficulté&de Tart comme
aTec les yases d'uu culte auquel on ne croit plus; lorsque, pour amuser un public
indifférent, on jette chaque matin, à travers un inextricable dédale, des person-
nages que Ton fait vivre ou mourir à sa guise, sans que le récit où ils sont mêlés
puisse rien y perdre d'une vraisemblance que personne ne s'est avi^ d'y cheiv
cher. 11 faudrait que les héros de M. Dumas eussent plus de logique qu'Âristote
et plus de mémoire que Nestor pour se souvenir, au vingtième volume, de ce
qu'ils ont fait au premier, et leurs aventures ressemblent à celles des chèvres
de Sancho, dont il suffit d'oublier le compte pour perdre le fil de toute Thistoire.
n y a un sens littéraire que l'on finit par égarer à force de gaspiller son talent,
comme il y a un sens moral que Ton perd à force d'éparpiller sa conscience. Nous
insistons sur ce point, parce que, fort peu importantes lorsqu^ij ne s'agit que
d*Athos et de Joseph Balsamo, les divagations de M, Dumas deviennent beaucoup
plus graves lorsqu'il s'attaque à des poètes tels que Shakspeare et à des oeuvres
telles qu^ Hamlet, où chaque partie a sa valeur et o^ on ne peut riçn déplacer
sans altérer la pensée primitive. Il en est de ces cimes poéti ques comme des som-
mités sociales ; s*élever jusqu'il elles, c'est les atteindre; les abaisser jusqu'à soi,
c'est les détruire.
Qu'importe maintenant que les détails extérieurs, matériels, aient été scrupu-
leusement observés , que l'affiche nous promette eu anglais ffamlet^ prince de
Danemark^ et qu'un comédien, vêtu d'après les admirables dessins d'Eugène
Delacroix, nous jette, en grimaçant, la triple Bi^cUmation : HorrH^tét horrible!
most horrible! ou bien : des mots, des mots, des mots! Ce ne sont là que les
puérilités de l'imitation. L'essence du drame a disparu ; le style a perdu son ori-
ginalité et sa couleur; le délicieux rôle d'Ophélia, cette suave figure, si heureuse-
ment placée auprès du sombre visage d'Hamlet, cette jeune fille, toute de grâce,
d*amour et d'abandon, qui semble avoir Técu dans nos souvenirs ou dans nos
rêves, tant Shakspeare lui a donné à la fois de réalité et de poésie, le rôle
d'Ophélia est à peine reconnaissable. Ses teintes légères, ses lignes idéales, ont
disparu sous ce crayon grossissant. Adieu cette blanche vision qui apparaissait
à l'horizon du drame comme ces lumineuses éclaircies qui nous montrent un
coin du ciel à travers des nuages chargés de tempêtes! Adieu cette fleur d'inno-
cence et de tendresse vivant et mourant au milieu des fleurs! Au lieu de cette
création charmante, nous n'avons vu qu'une actrice de proportions bien mat^
ridles, suppléant à la grâce par la mignardise, à la naïveté par l'afféterie, et tous
les assistans ont pu dire comme la reine : « Votre sœur n'existe plus, Laêrtes! »
Si nous nous sommes arrêté sur YHamiet de Mt* Dumas, ce n'est pas pour
nous donner le triste plaisir de critiquer une pièce médiocre^ mais pour signaler
une tendance générale dont l'efl'et peut être désastreux. Tel qui ne se tromperait
pas sur la valeur d'un mauvais mélodrame prendra le change sur l'inexacte
traduction d'un chef-d'œuvre. Tout théâtre qui manque ainsi à sa mission mé-
rite les avertissemens de la critique; il y aurait lieu d'en adresser d'analogues à
rOdéon, si l'on pouvait asseoir un jugement ou même un blâme en présence
de ce débordement, de cette avalanche de pièces nouvelles qui tombent comme
les neiges au printemps, et se fondent comme elles. Le second Théâtre-Français
est-il institué pour offrir aux muses précoces et hâtives le stérile et dangereux
plaisir de perdre leur chaste incognito, pour assouvir cette fièvre de publicilé
172 Binni DU DBCX 1I01IDI8.
qui ne fait déjà que trop de Tictimes, ou bien pour choisir, pour préparer, par
un consciencieux triage, par une initiation intelligente, des poètes et des artistes
dignes d'être appelés et applaudis plus tard à la Comédie-Française? Ce théâtre,
qui, par la continuité même de ses relations avec la jeunesse, deyrait s'imposer
la réserve et Taustérité d'une seconde éducation littéraire, semble, au contraire,
prendre à tÂche d'abaisser barrières et entraves, de caresser, par de décevantes
complaisances, les illusions vaniteuses, les désirs irréfléchis des auteurs de vingt
ans, et de donner raison aux mauvaises pièces contre les obstacles qui les arrê-
tent, contre les critiques qui les attendent. Aussi les nouveautés se succèdent,
à ce théâtre, sans mériter d'examen sérieux. Il en est une pourtant qui a eu
presque les honneurs de la persécution et du scandale. L'auteur des Àtrides s'est
imaginé sans doute que -des passions réelles et hostiles s'étaient soulevées autour
de son œuvre; il n'en est rien : ce qui a causé sa chute bruyante, c'est tout
simplement qu'il s'est trop pressé de prendre au sérieux la renaissance de la
tragédie; il a été victime d'une réaction nouvelle, inévitablement amenée par
cette autre réaction qui put faire croire, il y a cinq ou six ans, à la tragédie res-
taurée. Ceux qui se contentent de juger à la surface le courant des littératures
croient que ce courant porte avec lui ce qui n'est qu'un mobile incident du
paysage, momentanément réfléchi par l'onde rapide. Non, le flot est toujours le
même; chaque siècle a le sien, et on irait jusqu'au fond du nôtre, que la tra-
gédie, ne s'y retrouverait plus.
Connaître les concessions qu'il faut faire à une époque et à un public pour
qu'il vous les rende au centuple, c'est là une des grandes habiletés dramatiques :
nul ne la posséda mieux que Casimir Delavigne. Son Don Juan cT^uiriche, re-
pris l'autre soir au Théâtre-Français, révèle cet art ingénieux de combiner dans
une exacte mesure la témérité et la sagesse. Fidèle à une poétique que le public
ratifie toujours, parce qu'elle place à son niveau les personnages et les propor-
tions d'un drame historique, Casimir Delavigne rapetisse volontiers ses héros;
nous sommes, hélas I bien loin de cette immense poésie qui, avec un petit prince
danois et une légende fantastique, trouve moyen de créer un monde où s'agi-
tent tous les problèmes de la destinée humaine. Avec Charles -Quint, Phi-
lippe Q, don Juan, avec l'inquisition , la cour d'Espagne, la lutte de deux reli-
gions et de deux amours, Casimir Delavigne n'a fait qu'un tableau de genre. Une
fois ce système admis, on doit rendre justice à cette adresse, à cette conve-
nance dont Casimir Delavigne n'a jamais donné des preuves plus (happantes
que dans Don Juan d^Avdriche. Jouée avec beaucoup de distinction et d'en-
semble, cette pièce variera agréablement le nouveau répertoire. Dussé-je en-
courir les foudres désintéressées de M. Yiennet, je suis pourtant forcé de remar-
quer que cette Couleur voltairienne répandue dans le dialogue fatigue à la
longue et Ikit TefTet d'une retouche de M. Pérignon sur de vieux portraits de
Vélasquez. Ce f^t là encore un des secrets de Casimir Delavigne; chaque fois
qu'il voulait risquer quelque chose, essayer un peu de nouveauté au théâtre,
il avait soin d'atténuer et d'adoucir l'effet de sa hardiesse en y mêlant une dose
de ce qu'il savait être agréable à son public. Trop prudent pour lui rompre en
visière, il lui faisait admettre une innovation dramatique au moyen d'une épi-
gramme contre les moines, et une situation neuve en y glissant une phrase de
V Essai sur les masurs; il eut , en un mot, sinon toutes les audaces du génie, au
BinnJB DES THÉÀTBK. 173
iDoins toute les diplomaties du talent : aucune préroyance ne lui manqua, ni
celle qui perfectionne rœuvre, ni*celle qui prépare le succès, et il reste comme
un modèle de ce que peut faire un homme d^ordre avec une fortune médiocre
sagement administrée.
€*est encore un auteur bien habile que M. Scribe, mais avec plus d'anima-
tion, de fécondité et d'entrain. Son aimable alliance avec M. Anber nous a
donné, cette semaine, un de ces opéras dont les paroles et la musique offrent
fheureuse combinaison de ces deux cfaarmans et inépuisables esprits. L'o-
péra nouveau s'appelle Haydée ou le Secret. L'idée première a été fournie à
M. Scribe par un des plus beaux récits de M. Mérimée, intitulé : la Partie de
trictrac. Cest l'histoire d'un homme qui, dans une nuit de vertige, au moment
de se voir ruiné par un dernier coup de dés, amène, en trichant, le seul point qui
puisse le faire gagner, et ruine à son tour son adversaire, qui se tue de désespoir.
Seulement M. Mérimée, habitué à se contenir dans les limites du vrai et du
réel, n'a demandé à son idée que ce qu'elle pouvait lui donner. Son héros,
accablé de remords, refuse les consolations de l'amitié et de l'amour, et, malgré
le vague du dénoûment, on devine qu'il a cherché dans la mort un refuge contre
rirréparable. Pour M. Scribe, il n'y a pas d'irréparable, parce qu'il n'y a pas
d'impossible. Son héros a triché; mais il est si beau, si courageux, il se bat si
bien, que ce remords et cette tache pourront s'effacer peu^-étre, s'il parvient à
cacher son fatal secret. Il y réussit, grâce au dévouement de la jeune Haydée,
et on prévoit, quand le rideau tombe, que ce dévouement sera payé par un bon
et heureux mariage qui achèvera d'éclaircir le front mélancolique du coupable.
Sans doute, le spectateur est satisfait de voir les choses s'arranger aussi aisé-
ment; mais es^il bien convenable, bien admissible qu'une pareille faute soit non
avenue, uniquement parce qu'elle reste ignorée? D'ailleurs, ce secret est connu
de la jeune fille et du public : c'est déjà trop pour l'impression définitive.
M. Scribe n'a donc qu'à demi évité l'écueil; mais il s'y est pris avec tant d'a-
dresse, qu'on ne s'aperçoit de l'invraisemblance qu'au moment où il est trop tard
pour s'en fâcher. La musique de M. Auber est écrite avec un soin et une élé-
gance parfaite. Peut-être en traitant ce sujet grandiose et parfois lugubre, en
voyant s'ouvrir devant elle les lagunes de Venise, le palais des Dix et même la
pleine mer, a-t-elle un peu trop dit comme le Pollîon de Virgile : Paulà majora
canamus, et cherché les grands effets là où on eût aimé à rencontrer un de ces
jolis airs dont elle fait des perles et des diamans. Cette musique si gracieuse et
si fine aurait été digne d'échapper à cette contagion du bruit, des gros cuivres et
des unissons pathétiques. Même sur une scène plus élevée, dans la Muette par
exemple, elle avait su garder sa nuance, tendre la main à Rossini, mais par-des-
sus la frontière, et sans sortir de France; elle avait protégé contre les tempêtes
de l'orchestre cette fleur d'élégance , ce mélodieux esprit qui la caractérise et
la distingue. £Ue pouvait dire avec le plus charmant de nos poètes :
Mon verre n'est pas grand , mais je bois dans mon verre !
Sage devise qu'on devrait répéter sans cesse à ceux qui, mécontens de leurs
petiu étau, ea littérature ou dans les arts, veulent conquérir chez le voisin^
et finissent par ne plus compter su^ la carte. Dans Haydée^ M. Aubf r ne s^est
TOME ui. i2
rtê uiBi» mm na W9mm.
pa6 oMwyJétemfift^ furésar^ de répidémie; mm U y m fiDOOMt da»8 oolte |Mr«
titîeo, assez de notoBwix d*aae iDspiratioa aiiaabla et ffaîche jpour justifier h
sikQoôi. On peut dter^ ^u premier acte» la jolie roaunoe d'Haydée et les eouplets
d'Andréa, d'une facture si franche et si vive; au second acte, le délicieux air
delà Brise^ acoompagmé enaouidine par le chœur, dont le vague murmure âdt
réellement l'effet d'un soufOe glissant sur les eaux et portant la mélodie aur set
ailes. Au troisième aete, une charmante barcarolle et une scène magnifique où le
déaeepoir de I/irédan contraste avec les refrains joyeux que les gondoliers vieo*
nent chanter bous son balcon, ont été particulièrement applaudies. £n somme,
le succès a été tvès grand, et tout y a concouru, beauté de décors» éclat de
mise en scène, luxe de costumes, tout, jusqu'au talent de Eoger, à qui le râle
de Lorédan doit, dit-on, servir de transition pour arriver à l'Opéra* Ce aon^
veau triomphe de M* Auber, cette partition brillante et riche, prouve que, si
l'heureux compositeur n'est plus d'âge à pouvoir grandir, du moins il ne vieillit
pas.
Quels que soient les auooès des autres scènes lyriques, l'attention des dilet-
tanti est toujours fixée sur M*^* Alboni. £n jouant tour à tour aux Italiens le
rôle tragique d'Arsace et celui de la Cenerentpla, W^^ Alboni nous a donné,
dans les deux genres les plus divers, la mesure de son talent. C'est toiyoun
cette voix délicieuse» d'un timbre frais et juvénile, d'un velouté incomparable,
d'une prodigieuse étendue, cette voix dont tous les registres sont liés d'une fiiçon
si exquise, qu'à part deux ou trois notes moins sonores, l'ordUe la plus susceptible
ne pourrait y découvrir ni solution de continuité, ni transition brusque. Cette
facilité d'émission, cette agilité inouie, cet ensemble de dons merveilleux et qui
semblent innés, forment, pour ainsi dire, le seul défaut qu'on puisse reprodier à
MU« Alboni. £ile chante avec tant d'aisance, elle est si sûre d'elle-même, qu'il
manque à son chant cette émotion intérieure, ce généreux effort pour atteindre
à la pensée du maître, cette inspiration du moment, inégale parfois, mais qui
rachète tout par un héroïque élan. Nous croyons donner une idée de ce sin*
gulier défaut que nous reprochons à la jeune cantatrice, en disant qu'elle nous
parait occuper, dans l'exéeution musicale, l'extrémité contraice à celle oà se
trouve aujourd'hui Duprez, pour qui tout morceau est un combat, toute note
une lutte, tout suoeès une pénible victoire. Il y a, dans le sentiment profond et
passionné de l'art, quelque chose de si sympathique et de si beau, que l'auditeur
est souvent plus ému par cette douloureuse aspiration de l'artiste vers l'idéal
d'un rôle que par la perfection tranquille d'une vocalisation irréprochable. Voilà
ce qui manque chez M"" Alboni; chez elle, la note est donnée par le gosier,
jamais par l'ame. Aussi n'a-t-elle pas ces vibrations, ces frémissemens soudains
qui vont du chanteur au public, et qu'il suffit d'indiquer pour rappeler à tous la
poétique image de la Malibran; ce n'est pas à elle que le poète dira :
Ah! tu vivrais encor sans cette ame indomptable;
Ce fut là ton seul mal, et le secret fardeau
Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau !
Ce manque d'inspiration a été surtout sensible dans le rôle d'Arsace. Dans celui
de la Cenerentola , qui n'a à exprimer que des sentimens calmes et doux.
♦75
yfi* Alboni a été ravissante. La présence de cette jeune et Taillante reenie semble
avoir ranimé, rajeuni les vieilles gloires de ce théâtre. Ce soir-là, Lablache avait
trente ans. Il a joué don Magnifioo avec une verve, une bouffonnerie sublime.
Sa voix olympienne a soutenu, de son infatigable tocsin, les masses des chœurs
et des ensembles; dans le finale et dans le sextuor, cette voix, sur laquelle se
détadiaient les fines vocalises de M'^ Alboni, ressemblait à un bloc de granit où
une main délicate aurait dessiné d'él^ntes ciselures. Ronooni même chantait
juste, et sa gaieté nerveuse, inquiète, contrastait admirablement avec la joyeuse
et monumentale carrare de Lablache; enfin Gardeni, cet élégant ténor à la voix
pure et suave, complétait cet ensemble qui a rappelé les plus belles soirées du
Théâtre-Italien.
Ainsi, il n'y a jamais à désespérer de l'art; au moment où on est près de mur-
murer les mots d'abandon et de décadence, il suffit d'une jeune voix s'élevant
tout à coup derrière un pupitre ou une rampe, pour ramener la foule, passionner
les connaisseurs, ranimer les artistes, et remettre en lumière de délicieux chefs-
d'œuvre. N'en sera-Ml pas de même dans la poésie et l'art dramatique? N'ar-
rivera-t-il pas une œuvre, un artiste, un moment qui ouvrira au théâtre mo-
derne cet horizon tant de fois entrevu et tant de fois évanoui ? Le jour où s'of-
frirait ce nouveau sujet d'enthousiasme, de curiosité et d'étude, la sympathie
et le succès ne lui feraient pas défaut. Le public est prêt à l'accueillir et à le
eomprendie; il seît ee qnfil ne veut plus, et se prépare ainsi à savoir ce qu'il veut.
La vogue soutenue du charmant proverbe d'un Caprice^ l'empressement avec
lequel on provoque d'autres tentatives dans la même voie, prouvent avec quelle
«pidité prendrait l'^iiieelle, qada transpoits éclateraie&t devint une idée fine
et viaîe, prise an eanr même du monde aetael cc développée par un véritable
poêle. Que l'art dramatique ne se décourage donc pas, surtevt qu'fi ne se laisse
pas désorienter peur âee léaetkiBe imaginanreB. Kotre siècle apimche de laem-
e; il est temps qefil renonce à ees variatiens de go^ et dlinmeur qui
sans cesse en question œ qui pevaîssait dKwe jugée. Ce qnf 1 nous
c'est un diame où neoe letrooviens nés passions, «ne eomédie oè mous
nos tnvets. Les formes vieillies ne peuvent pes rajeunhr; les
brisés ne penient pas denner de nonvelles statues. On peut discuter
ew le vrai, sur le UNIX, sur le beau, sur le laid; le mort et la vie ne se discutent
pes. Qa respeete les mœta, mais on ne eit qu'avec les vivans; on admire les mo-
imwlm efifiuie ^aai liennws.
ABXAifB DB PoimiABTirr.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
SI décembre 184T.
La session des diambres a été ouverte mardi. La présence da roi a dinipé
tous les bruits qui avaient été répandus en France et ailleurs sur l'état de sa
santé. On est toujours saisi d'un respect profond à la vue de cet auguste et infa-
tigable travailleur qui porte si vaillamment non-seulement le poids des années,
mais celui de la politique. Pour juger de la place immense que le roi Louis-Phi-
lippe occupe dans les affaires humaines, il suffit de voir l'effet produR sur toutes
les places de l'Europe par le simple bruit de l'altération de ses forces. Que le roi
passe seulement pour malade, qu'on sache qu'il a déjeuné dans sa chambre à
coucher, c'est assez pour donner des soubresauts à la Bourse et faire frissonner
tous les écus de la terre. Il y a cependant des limites auxquelles la panique
réelle ou factice de la spéculation nous paraît atteindre la niaiserie. Ainsi, il
est facile de comprendre que les fonds baissent sur le bruit de la mort ou même
d*une indisposition du roi : ce sont là des hypothèses naturelles, basées sur des
chances qui s(mt dans l'ordre des événemens nécessaires; la garde qui veille
aux barrières du Louvre ne défend les rois ni de la grippe ni des lois de la na-
ture; mais ce que nous ne comprendrons jamais, c'est que les fonds puissent se
laisser influencer par des bruits aussi singuliers que la nouvelle de l'abdication
du roi Louis-Philippe, parce qu'enfin ce sont là de ces impossibilités radicales
auxquelles on ne peut ajouter foi qu'en vertu de la maxime : Credo quia abiur-
dum. Si quelque chose avait pu donner de la consistance aux bruits répandus
sur la santé du roi , c'eût été assurément la perte cruelle qu'il a éprouvée au-
jourd'hui même; mais la santé de M** Adélaïde ne courait pas les dangers qui
se sont manifestés si subitement hier, et qui se sont si malheureusement réa-
lisés.
UYm. — cmomQini. 177
La présence autant que les paroles du roi était donc cette année une garantie
nouvelle du maintien de la paix; de la paix extérieure que de récens événemens
avaient paru menacer, et de la paix intérieure compromise par des agitations
Insensées. Le dernier paragraphe du discours de la couronne a posé de la ma-
nière la plus nette les questions soulevées depuis six mois dans les banquets ré-
formistes. Le ministère a relevé publiquement le gant qui lui avait été jeté. Qu'il
Tait fiiit sous une forme tant soit peu agressive, nous ne lui en ferons pas un
reproche; nous trouvons au contraire merveilleux ceux qui accusent le gou-
vernement d'avoir fait du roi un chef de parti, comme si le roi n'avait pas,
après tout, le droit d'être le dief de son parti. Si la question est ainsi posée,
à qui la faute, sinon à ceux qui dans les banquets <Mit élevé ou laissé s'élever
des partis contre celui du roi et de la constitution? Depuis six mois, nous voyons
des caricatures de montagnards rétablir les autels de Robespierre et de Marat,
et y sacrifier les lois en attendant qu'ils puissent y sacrifier autre chose, et le
gouvernement n'aurait pas le droit de dire que la royauté a des ennemis! Depuis
six mois, les dieflB de l'opposition dynastique laissent impunément tratner la dy-
nastie et la charte dans la boue républicaine, et dissimulent honteusement leur
drapeau devant celui des ennemis de la constitution, et il ne serait pas permis
de leur dire qu'ils sont aveugles! En vérité, la gauche entend singulièrement la
discussion! Voulaitelle donc qu'après toutes les gracieusetés qu'elle leur a dé-
bitées après boire, M. Guizotet M. Duchâtel se contentassent de la remercier?
Ces ministres sont réellement bien méchans de se défendre quand on les attaque!
Sérieusement, tout ce grand scandale affiché par l'opposition lui fait peu d'hon-
neur; il ferait croire qu'elle n'avait de courage pour injurier les ministres et la
majorité que lorsqu'ils n'étaient pas là pour lui répondre. Si elle a tant de griefs
sur le cœur, elle doit se féliciter d'avoir une occasion de les dire; cette occasion
lui est offerte.
Les premières opérations de la chambre des députés ont montré la majorité
aussi unie, aussi compacte qu'elle l'a jamais été. Il n'y avait point eu de doutes
sérieux sur l'issue de l'élection du président, malgré les diversions qui avaiem
été tentées. L'opposition avait pourtant montré une abnégation édifiante, et elle
s'était déclarée prête à accepter tous les candidats possibles; en désespoir de
cause, elle est retournée à M. Barrot. Le schisme qu'on n'avait pu établir sur
la question de la présidence, on a cherché à le transporter sur 'celle des vice-
présidences. En choisissant un nom qui appartenait depuis longtemps au parti
conservateur, celui de M. Lacave-Laplagne, on espérait partager la majorité.
Cette tactique n'a pas mieux réussi, et les quatre vice-présidens portés par les
<»nservateurs et parle ministère ont passé au premier tour de scrutin. L'oppo-
sition en appelle maintenant du scrutin à la discussion; l'on s'attend à des dé-
iMits prolongés et très orageux sur l'adresse.
Qimnd cette crise d'éloquence sera passée, quand cette éruption périodique
sera arrivée à son terme, les chambres trouveront ample matière à travail dans
les dilférens projets de lois annoncés par le ministère. Les réformes que nous
avioi^s signalées comme devant être introduites dans l'impôt sur le sel et dans la
taxe des lettres sont au premier rang dans le programme de la session^ avec des
lirojets de loi sur l'instruction publique, sur les prisons, sur les tarifs de douanes,
«ur les caisses d'épargne, sur le r^ime hypothécaire.
178 BVnSB DM DBUX JKMttS.
Toutefois ce travail ne sauraîl satisfmre à foos les besoîM de la vie pfltttiqiie.
Avec ragitation qu*enfaiite le mouverbeiit des intenigences et des iméréts, aittt
l'actîoD incessante , légitime, qif exerce l'opinion du dehors sur les <wq>9 ^1a
représentent et la règtot, on ne saurait s'étonner de nmportanœ eroissanli
qu'acquièrent les questions de réforme électorale et de r^evrtie parkttientaîfe.
Ces questions se reproduiront sans nul doute dans celle session; mais se repr»^
duiront-elles avec plus d'élémens de succès que dans la session dernière? Noos
ne le pensons pas. La chambre n'a pas plus ée raisons cette année qu'elle n'en
avait Tannée passée pour se suicider et pour dédarer elle-même qu'elle siège en
vertu d'une loi vicieuse. Ce ne sont pas les banquets réfornnstes qui doivent avoir
avancé, aux yeux de la chambre, la cause de la réforme; la majorité n'en est sans
doute pas à imaginer que tout ce qui a été dit depuis six mois ne s'adresse qu'an
ministère et qu'elle n'en a pas sa part. De bonne foi, l'opposition ne peut at-
tendre que cette majorité qu'elle a accablée de tant d'injures hii donne raison
en se condamnant elte^méme, et qu*eHe choisisse ce moment pour se frapper
d'une déclaration d'indignité. Sans doute les institutions libres ne peuvent être
condamnées à l'immobilité; il est de leur nature de pouvoir s'étendre et se mo-
difier, et la loi d'élection n'est pas plus close que les autres; mais les chambres
ne sont pas faites pour enregistrer simplement les décrets des dubs : il faut
que la discussion passe de la table à la tribune.
Dans la politique extérieure, la question qui donnera lieu aux débats les plus
sérieux et les plus animés sera celle de la Suisse. Le roi a exprimé l'espoir que
la Suisse maintiendrait les bases de la confédération auxquelles est attachée
cette sécurité que l'Europe a voulu lui garantir par les traités; c'est poser la
question dans ses termes les plus justes. On paraît trop généralement croire que
le triomphe rapide du parti ladicai en Suisse a tranché toute la difficulté, et qu'il
n'y a plus rien à faire dès qu'il n'y a plus de combattans à séparer. C'est oublier
que la médiation des dnq puissances avait deux objets, et que, s*il n'y a pas eu
lieu d'appliquer le premier, le second n'en est pas moins resté intact. Les puiflK
sances signataires des traités de Vienne ont des devoirs à remplir envers les can-
tons qu'elles ont autrefois déterminés, et pour ainsi dire forcés à s'annexer à une
eonfédération dans laquelle ils craignaient d'être absorbés. Nous ne prêterons à
aucune d'entre elles l'idée passablement ridicule d^avoir voulu rétablir la posi-
tion des deux parties belligérantes en Suisse teMe qu'elle était avant ia guerre :
on ne relève pas des créatures de chair et d'os comme on ferait de soldats de
bois peint, et d'ailleurs le Somhrlmmd ne s'est montré ni assez Inrilîant, ni
assez vivaee, pour qu'on soit très empressé de le ressusdter; mais il est bon que
la majorité radicale sache qu'on a l'oeil ouvert sur ses actes. La question de la
réforme du pacte sera néoessairement abordée; déjà il se manifeste sur ce point
des dissentimens entre les vainqueurs. Les uns voudraient battre le fer pendant
qu'il est chaud, et profiter de la terreur qui règne dans les entons vaincus, et
de l'unanimité qu'elle leur donnerait dans la dièle, pour procéder immédiaieement
à une refonte générale de la ooustitution. Selon oeux-4â, il s'agit de fttire régner
l'harmonie entre les coMtiUrtiMis cantonales et la «onstîtution fédérale, et, main-
tenant que l'harmonie exiaie entre les parties, la chose doit 4tre fedle. Il faut
saisir l'occasion, die ne sar» janais aussi belle; la diète qui a décrété là guent
sera plus propre qu'aucune «VM à continuer son œuvre. Voilà ce que disent
UVVK. — GHRMIQUB. 179
eeQx qui s'appellent etti^mémes les hommes d'action. Les hommes de conseil,
de lear côté, aimecaient mieux que la mission de refaire le pacte fût confiée à
«ne autre diète; ils voudraient être plus loin des influences de la lutte et de
ri?resse de la vietoûre. Las cantons radicaux eux-mêmes ne sont pas disposés à
abdiquer au profit de Berne cette égalité de représentation qui est la sauvegarde
d« leur souveraineté individuelle, et déjà noui voyons les organes du radica-
Ksrae de Zurich protester à Tavance contre les réformes qui changeraient les
bases du paete aetuel. La lutte ne tardera pas à s'établir entre ces deux in-
fluenœs; ea attendant, le parti des hommes d'action se fortifie par l'accession
des députations nouvelles des cantons conquis.
Tout n*est donc pas terminé, ni pour la Suisse ni pour l'Europe. II reste à
wr jusqu'à quel point la Suisse croira devoir modifier la forme sous laquelle elle
a été non- seulement reconnue, mais constituée par TEurope, et s'il lui convient
de changer ses relations vis-à-vis des autres puissances. Les traités ont garanti
eertains privilèges, comme ceux de la neutralité et de l'inviolabilité, à la confé-
dération helvétique constituée d'une certaine façon. Sans doute, ces garanties
ont été accordées à la Suisse dans son propre intérêt; mais elles ont été stipulées
aussi , comme le dit l'acte de reconnaissance, a dans le véritable intérêt de tous
kfl états européens, p et le jour où la Suisse porterait elle-même atteinte aux
tnitée çâ la protègent, les puissances qui y avaient participé pourraient se oon*
sidérer à leur tour comme libres de leurs engagemens.
U est probable que des avis de cette nature pourront être mis sous les yeux
de la diète sans qu'il soit nécessaire d'établir à Neufchâtel une conférence régu-
lière, comme il avait d'abord été convenu. Les plénipotentiaires nommés par la
cour d'Autriche et par la cour de Berlin pour prendre part à cette conférence, le
comte de Colloredo et le général Eadowitz , ont poursuivi leur voyage jusqu'à
Paris, où ils sont actuellement. Nous croyons qu'un nouveau projet de note
identique à remettre à la diète sera proposé par M. Guizot aux quatre cours; nous
y comprenons celle de la Grande-Bretagne.
Assurément, on ne peut qu'approuver M. Guizot de ne rien négliger pour
essayer d'établir l'unanimité dans les conseils des grandes puissances, et, sous
ce rapport, il agira sagement en of&ant au gouvernement anglais de concourir
aux démarches qui pourraient être faites de concert avec les cours continentales.
Toutefois il est bon que ces efforts ne soient pas indéfiniment prolongés, et il ne
£attt pas permettre que le mauvais vouloir évident d'une seule puissance entrave
de nouveau l'action de toutes les autres. Les chambres auront sans doute bientôt
sous les yeux tous les êlémens nécessaires pour éclairer les négociations qui
avaioit abouti à la proposition d'une médiation commune; nous croyons qu'il en
ressortira pour tout le monde la conviction que le ministre des affaires étran-
gères de la Grande-Bretagne n'a pas joué, dans toute cette aâiaire,un rôle bien
franc, et qu'il ne s'en est mêlé que pour en entraver la marche et pour y sus-
citer des obstacles. Lord Pahnerston a jusqu'à un certain point réussi , puisque
l'offire de médiation des cinq puissances est arrivée trop tard pour avoir son effet;
mais un tel succès n'est pas de ceux dont on puisse se faire beaucoup d'bon-
Sfiir. Dans tous les cas, nous ne croyons pas que M. Guizot se repente, ni qu'il
eherdie même à se défendre d'avoir fait tous les efforts qui étaient en son pou^
Toir pour faice entrer l'Angleterre dans le concert commun, et d'en avoir même
180 RKYUB DIS DBUX VOIIDBS.
fait plus que d'autres ne le jugeaient nécessaire. Il n'aurait dépendu que de lui
de laisser l'Angleterre dans la position où lord Palmcrston avait mis la France
à une autre époque; on ne peut que l'approuver de n'avoir pas voulu user de
représailles. C'est dans ce même sentiment qu'il appellera aujourd'hui encore le
gouvernement anglais à concourir aux résolutions que pourraient prendre les
autres cours, de concert avec la France; mais, nous devons le redire, ces offres
conciliantes doivent avoir des bornes, et il ne faudrait pas pousser la politesse
jusqu'à la duperie. Une fois qu'il aura été constaté que l'isolement de l'Angle-
terre est tout^-fait volontaire, il faudra passer outre avec ou sans lord Pal-
mcrston.
Cela sera d'autant moins embarrassant pour le gouvernement français que,
dans cette union avec les puissances du continent, ce n'est pas lui qui fait aucun
sacriGce, ni de principes ni de tendances. Ce n'est pas lui qui ira à Vienne ou
à Berlin; c'est, si l'on peut ainsi parler, Vienne et Berlin qui viendront à Paris,
et, dans les délibérations dont les affaires de la Suisse pourront encore être
l'objet, c*est l'iofluence du gouvernement français qui dominera, et ce sont ses
conseils qui prévaudront.
Ce rôle de pouvoir modérateur que remplit le gouvernement français n'a pas
peu contribué, par exemple, à retenir en Italie des explosions qui paraissaient
toujours imminentes. De ce côté, de graves difBcultés ont reçu dernièrement
une solution. Ainsi l'affaire de Ferrare, qui avait failli mettre l'Italie en feu,
s'est arrangée pacifiquement; les troupes autrichiennes sont rentrées dans la
citadelle, et les forces pontificales ont repris la garnison de la ville; en un root,
les choses ont été rétablies dans leur état antérieur. L*a^aire de Fivizzano a
également reçu une solution pacifique; il paraît que c'était simplement une ques-
tion de forme, de procédé plus ou moins poli. Les Modénais sont sortis de la
ville, les Toscans y sont rentrés; puis le commissaire du grand-duc de Toscane
en a remis officiellement les clés au commissaire du duc de Modène; après quoi
les Toscans en sont de nouveau sortis et les Modénais y sont de nouveau ren-
trés, cette fois pour y rester; et tout le monde s'est trouvé content.
Un autre changement s'est accompli, non pas par Fintervention de la diplo-
matie, mais pat celle de la Providence. La souveraine viagère de Parme et de
Plaisance, l'archiduchesse Marie-Louise, a , par sa mort, rendu une principauté
au duc de Lucques. On sait qu'après elle Parme, Plaisance et Guastalla devaient
passer à ce prince, qui , de son c6té, transmettait alors son duché au souverain
de la Toscane. Le duc de Lucques n'a pas eu à attendre long-temps. On assure
que, par suite d'arrangemens conclus entre les princes d'Italie, la possession de
Pontremoli reste à la Toscane, et que, pour assurer une ligne de communicati<Hi
libre entre les trois états qui forment l'union douanière. Massa et Carrare se-
ront déclarés neutres.
En Espagne , le général Narvaez poursuit autant que possible l'œuvre de ré-
conciliation universelle qu'il a entreprise. Il faut encourager cette tentative,
même en doutant qu'elle puisse définitivement réussir. Les passions ne peuvent
pas se calmer si vite chez un peuple aussi vulnérable et aussi susceptible que
le peuple espagnol, et, dans les derniers débats du congrès, elles se sont encore
fait jour de temps on temps^avec leur ancienne vivacité. La motion 4e M. Sa-
gastiy qui n'était autre chose qu'une violente attaque contre la reine Christine,
UTUB. — CHRONIQUE. 18!
a remis les innis aux prises. M. Sagasti, comme on sait, avait demandé la pro-
doctîon de la liste officielle des paiemens faits sur le trésor de la Havane depuis
J844, et Fopposition prétendait qu*outre la pension de la reine Christine, le
gouvernement avait payé des sommes considérables pour établir une monar-
chie au Mexique, et autant pour faire une expédition dans la république de TÉ-
quàteor.
Sur ces deux derniers points, il n*y a pas eu de discussion sérieuse; mais une
lotte des plus vives s*est engagée sur la question de la pension de la reine
Giristine. M. Beltran de Lis, au nom du ministère, a déclaré qu'en effet la
pension de la veuve de Ferdinand, illégalement supprimée au moment de la
régence d'Espartero, avait été rétablie, et que les arrérages en avaient été payés,
mais qu'il n'y avait dans cette mesure rien que de constitutionnel , et que les
arrérages de la pension d'Espartero avaient été également payés. La reine Chris-
tine a trouvé des défenseurs encore plus chaleureux dans ses partisans person-
nels, MM. Mon et Pidal. M. Mon a quitté le fauteuil de la présidence pour
•prendre une part active* au débat, et M. Pidal, au milieu d'un tumulte qui
rappelait les anciens jours, a porté le ravage dans les rangs des amis d'Espar-
tero. M. Sagasti, voyant la fortune tourner contre le duc de la Victoire, a voulu
retirer sa motion; mais les amis de la reine Christine ont mieux aimé épuiser
le débat, et une majorité considérable, 121 voix contre 29, a donné la preuve de
leur force. Après cette discussion , on a généralement cru que MM. Mon et
•Pidal entreraient dans le cabinet; mais cette modification paraît encore ajournée.
. En Allemagne, nous n'avons guère à noter que la mort du prince électeur de
Hesse-Cassel. On sait que ce prince trop original avait été déchargé depuis 1831
des soucis du pouvoir. A la suite de la révolution de France de 1830, le mouve-
ment politique imprimé à divers états de l'Europe avait, entre autres résultats,
produit dans la principauté de Hesse-Cassel l'établissement d'une constitution ,
l'exil du prince régnant, et la nomination de son fils comme régent. Cest ce
prince exilé qui vient de mourir.
Son fils, le prince Frédéric-Guillaume, lui succède. Bien qu'élevé prématuré-
ment au pouvoir par une révolution, le nouvel électeur ne parait pas disposé à
rester fidèle, comme souverain régnant, à la constitution qu'il avait acceptée
-comme régent. Il voudrait, à ce qu'il semble, faire la répétition de ce qui s'est
passé en Hanovre quand le duc de Cumberland y est venu prendre la couronne.
Ainsi, il a commencé par refuser de prêter serment à la constilalion; mais les
états, c'es^à-dire les chambres, ont arrangé la difficulté en déclarant qu'ayant
•prêté déjà le serment comme régent, il n'avait pas à le renouveler comme prince
régnant. L'électeur, enhardi par ce premier succès, a voulu faire prêter par
l'armée un serment de fidélité à sa personne, mais soldats et officiers ont ré-
-pondu que c'était à lui de leur donner l'exemple. Le prince, très mécontent, en a
-appelé à la diète et demande à être relevé de la constitution.
Bien que ces événemens aient produit beaucoup d'agitation dans le petit monde
^constitutionnel de l'Allemagne, il ne faudrait cependant pas s'en exagérer la
.^rtée ou en attendre de graves conséquences. On a vu, par exemple, que, dans
Je Hanovre, la résistance constitutionnelle, après avoir fait beaucoup de bruit,
afait fini par s'évaporer et par s'éteindre. L'électeur de Hesse a devant les yeux
jeet exemple, et compte se tirer de sa lutte avec la constituti<m aussi heureuse-
482 Rsvra wm BBux mhms.
meAt qoe le roi Ernest. En Allemagne, V^paeit poNUfoe n'est enooNi fne pei
développé; il est circonscrit dans les elaasea lelOrées, tes le inende sriiiHiifM
et théorique : il n*est pas encore descendu daiM les disses populaires. CM
pourquoi des atteintes à la oonstitucion qui en France ou en Ai^leterre ne pvo^
duiraient rien moins que des réyotuticms, n'excitent que penée pasaion et aa
rencontrent que peu de résistance dans beaucoup des états de l!Allemagpi. Les
dasses supérieures s'agitent et se plaignent, mais le peuple raàe k pes prêt in-
différent; il faudra encore du temps avant que l'esprit publie ait péaé^é 4ans les
couches inférieures.
Une révotution ministérielle très sérieuse ^ en même temps très inatteadae
Tient de s'accomplir en Hollande. On sait qu'à l'ouverture de la session aetueUe
lies états-généraux, le roi avait annoncé qu'il saisirait les ehambres^ d'une
proposition pour la modification de la loi fondamentale. C'est sur le sens et
cette promesse qu'il se serait manifesté entre le roi et ses ministres des dîs^
sentimens par suite desquels M. Van Hall, ministre des finnnees, et M. lie la
Sarraz, ministre des affaires étrangères, ont offert leur démission, ils sont re»-
placés dans le cabinet par M. Van der Heim et M. Van Rappard. Les opinseap
des nouveaux ministres passent pour être contraires à toute réfome sérieuse de
la loi fondamentale, et, en même temps que leur nomination, le jenmsl officiel
de La Haye publie une espèce de manifeste oà il se piaûit assez anèreaieBl ém
dusses interprétations qui ont été données à la promesse du ror, ettepoosse l^in-
troduction d'innovations étrangères comme aussi dangertuse que cette du Ab-
Yal de Troie. Peut-être le roi de HoDande compte-t-il, eomme le tui de^ Hunet re,
uomme rélecteur de Hesse, sur le caractère tranquille de sen penpie; eeesnt
des expériences qui seront jugées par le résultat.
Le parlement anglais a clos sa session extraordinaire qui avait été coi^eqnÉj
pour parer aux nécessités et aux dangers de la criée eonsmereiafle. Du leste,
quand les chambres ont été rassemblées, ta> crise avait déjà atteint son tenue;
le gouvernement n'a pas même eu besoin de demander un bill d'indemnité, et U
i^est contenté de proposer la nomination d'un comité pour examiner k loi de la
basque. De cette manière, le parlement a évité la perte de temps eansidénMe
qu'aurait nécessairement entraînée une discussion pubNque sur la l^aMen
financière du pays. Cest une question ajournée, qui se reproduifa dans te ssn-
sion ordinaire qui doit s'ouvrir au mois de février.
Des questioi^ d'un intérêt plus pressant encore et pios immédiat rédanHoeit
bailleurs l'attention des chambres anglaises. Il a bien laHu s'eoeuper de llr-
lande, dans laquelle régnait une terreur qui rappelait les temps berbares. Anon-
lieu des débaits les plus orageux et des querelles iuteraninablss des rt|i
de l'Irlande, le parlement a voté une de ces lois de coercfoi» qui se :
de période en période sans jamais produire un effet dmraèlé. Le knà iients
nant d'Irlande n'attendait que le vote de lu lui peur uMttre en vigueur les pen-
voirs extraordinaires qu'eNe devait lui confies. Quelqnes momens apiis Ifuvoir
re^, revêtne de la sanedon royale, ii a rassemMé son conseil, et a imméita
tement promoigué des ordonnances qui étaient préparées depuis long^eempu, et
qui mettaient en état de siège les distiieas les plue ravagés par les assassinatl.
Ces mesures de répression auront, on peut le prédire, le sort de tootis eeU»
qnft les ont ptéeédées; elles se seront fu'nn paiiatif et n^tteisAmi pakH
UVOU •— aOMIQDIL iSa
lift oiiiies dv mal; c'est d'elles surtout q^'cvapeut dire : A quoi servent les loU
lans les mou»? Aussi long-temps que le peuple d'Irlaode sera élevé et aourrl
dans la croyanoe que le meurtre n'est pas un crime, mais seulement une ven*
geanoe légitime, l'Angleterre aura beau faire des lois» elle n'arrêtera point ]«
eues de cette terrâile justice pofMiiaira.
Outre cette grande diffîcuûé, qui est commune à tous les ministères et à
tons les partis qui se succèdent en Angleterre, le mimstère de lord John Bfus^
aell i^est toouvé et se trouve encore en présence de plusieurs questions dont
la gravité ne &ia qu'augmenter. En première ligne, nous placerons un dlêr-
sentiment 1res sérieux fui s*est élevé entre Fétat et l'église à propos d'une no^
minition faite par la couronne à un évéché devenu vacant. Lord John Eussell,
en oeba occasion, est allé de gaieté de coeur chercher une mauvaise querelle où
il pourra bien se brûler les doigts. Dans un peys aussi porté que l'Angleterre à
la controverse religieuse, on ne soulève pas impunément de pareils conflits. On
se souvient, ou on ne se souvient pas qu'il y a une dizaine d'années, un certain,
docteur Hampden, professeur à l'université d'Oxford^ avait été censuré et sus-
pendu par un décret de cette même université comme convaincu de rationalisme
€ft comme enseignant des doctrines contraires à celles de l'église anglicane. Le
docteur Hampden avait été depuislors rétabli dans ses fonctions et commençait à
iOM oublié, lorsque tout dénigrement lord John Russell a eu, on ne saurait dir^
pourguoi, l'idée de le nommer à l'évêché d'Hereford. Cette nomination, au moins
imprudenle, a produit un soulèvement général dans l'église d* Angleterre. Quinze
évêques ont présenté au premier ministre une remontrance et une protestatioa
contre Tusage, ou, pour mieux dire» l'abus qu'il faisait de la prérogative royale ;
mais lord John Russell, avec son entêtement habituel, a tenu bon et a répondu
aux évêques en envx^antau chapitre d'Hereford le congé <r élire ou ordonnance
de nomination. Il faut savoir qu'il y a dans l'église anglaise un simulacre, nom
poumons dire ime parodie du système électif. Ainsi le premier ministre, au.
nom de la couronne, recommande au chapitre de l'évêché vacant l'élection de
tsUe ou telle personne; mais, ai le chapitxe s'avise de ne pas élire le candidat
qai loi est désigné, la couronne » après un délai de douze jours, passe outre et
nomme son oandidat de aa propre autorité. C'est ce que vient de foire lord John
Buasellponr le docteur Hampden. La couronne, en Angleterre, réunissant à la fois
le pouvoir 8|»riCuel et le pouvoir temporel, lord John Russell devait l'emporter
dans cette lutte ; il reste à savoir s'il a agi prudemment en usant ainsi de la pré-
rogative royale et en jetant dans le clergé des semences de mécontentement qui
pourront un jour germer en insurrection. C'est une affaire plus sérieuse qu'on
ne le croit peut-êtro, et il ne se passera pas beaucoup d'années avant qu'on en
voie les suites.
Le parti qui, dans l'église anglaise, combattait la nomination du docteur
Hampden, n'est point le même qui a également combattu le bill présenté par
lord John Russell pour l'entière émancipation politique des juifs. En général, la
jeune église est plus libérale que la vieille; l'une et l'autre ont été, dans cette
occasion, parfaitement personnifiées dans leurs représentans laïques à la chambre
des communes^, M. Gladstone et sir Robert Inglis. La vieille intolérance roli-
gieuse a trouvé dans sir Robert Inglis son organe accoutumé : il a repoussé
IM UVUB DBS DBUX VONDIS.
rémancipation des juifs comme autrefois celle des catholiques; mais l'attitude
prise par son collègue M. Gladstone, qui représente , depuis cette année seule-
ment, Tuniversité d'Oxford, a montré quels progrès s'étaient opérés c(epuis quinze
ans dans l'opinion publique de l'Angleterre, surtout dans les classes éclairées.
Cependant, et malgré la majorité considérable qui a accueilli daiis la chambre
des communes le bill d'émancipation des juifs, il ne faudrait pas encore regar-
der la question comme résolue. La lutte sera plus vive et d'une iésue beaucoup
plus douteuse dans la chambre des lords, où siègent les évéques. M. Disraeli ne
sera pas là pour prouver à l'archevêque de Cantorbéry qu'il est juif et que tous
les chrétiens sont nécessairement juifs, puisqu'ils admettent rAncien Testament
Ce n'est pas d'ailleurs avec ces tours de force d'un esprit paradoxal que la ques-
tion peut être résolue ; elle ne le sera déflnitivement que lorsque l'Angleterre
aura accepté le principe posé par la révolution française, à savoir que tous les
citoyens sont égaux devant la loi, et qu'ils ont tous un droit égal aux privilèges
de la constitution sans distinction de culte ou de croyance.
Les discussions engagées dans la courte session du parlement anglais ont,
du reste, été exemptes de tout esprit de parti. La question de la banque, celle
de rii^ande, celle de l'admission des juifs, n'étaient pas de nature à rétablir la
ligne de démarcation qui s'est presque entièrement effacée entre les tories et les
whigs. Si quelque danger menaçait le ministère de lord John Russell, il vien-
drait du dedans plus que du dehors. Une question personnelle paraît devoir ap-
porter en ce moment quelque trouble dans le cabinet. Le grand chancelier,
lord Cottenham, est, dit-on, sur le point de se retirer pour des raisons de santé;
sa retraite ouvrira la porte à de nombreuses ambitions que lord John Russell
sera fort embarrassé de satisfaire.
Les partis ne sont pas dans une situation beaucoup plus régulière aux États-
Unis. Le congrès américain s'est ouvert le 4 décembre, et on attend tous les
jours en Europe le message du président. Jusqu'à présent, il y avait eu en
Amérique, comme en Angleterre, deux grands partis : les whigs, qui sont aux
États-Unis les tories, et les démocrates. Aujourd'hui ces deux grandes divisions
paraissent confondues et désorganisées; il y a environ vingt candidats mis en
avant pour la prochaine élection présidentielle qui doit avoir lieu au mois de
novembre 1848. Les nouvelles du Mexique continuent à être de plus en plus
vagues, et Santa-Anna est à peu près aussi introuvable qu'Abd-el-Kader.
\J!^ ^V V. DB IIaBS.
V^f.
LES DERNIÈRES ANNÉES
DE MOLIÈRE.
%Ia première et la seconde partie de la vie de Molière, tout juste au point
BS nous sommes arrêté (i), immédiatement après la chute trop méritée
i Garcie de Navarre, se place un événement qui fut, nous le croyons,
inorme importance pour Fauteur comédien, pour le développement de son
partant pour le progrès du théâtre en France et pour la gloire de notre
ure. Nous voulons parler dé la mort du cardinal Mazarin, arrivée le
! 1661, qui remit aux mains du roi Louis XTV, âgé de vingt-trois ans, de-
enf mois marié, l'administration de son royaume pacifié et le libre usage
oyauté absolue. On sait avec quel éclat le jeune roi déclara se charger
lie fardeau. Dans le fait, il n'avait guère alors à en voir que les douceurs,
^overaineté devait s'exercer d'abord sur les plaisirs, qu'il était porté de na-
aimer nobles et grands. Ce fut dans les premiers temps qui suivirent
»rise de possession que se manifesta , de la part du prince pour le poète,
e chose de plus qu'une protection dédaigneuse et frivole, un certain mou-
t d'affection intelligente, prompt comme la sympathie et durable autant
i^tsme. Du moment où ces deux hommes, placés à de telles distancoR
ordre social, Pun roi hors de tutelle, l'autre bouffon émérite et moraliste
bien timide, se furent regardés et compris, il s'établit entre eux une
Tassociation tacite, qui permettait à celui-ci de tout oser, qui lui pro-
t assurance et garantie , sous la seule condition de respecter et d'aipuser
^ora la livrais!» do IS jaillet 1817.
OUI XXI. — 15 ihUYOK 1848.
186 uva DBS uijx iuuidu.
toujours celui-là. Nous devons ajouter que jamais traité public, où la foi du i
narque aurait été solennellement engagée, ne fut exécuté plus sincèrement;
qu'en aucun temps, dans aucune circonstance, la sauve-garde donnée à Técrivain
contre tous les ressentimens qu'il pourrait provoquer ne parut se retirer de lui.
(Test se moquer de nous, comme les historiens font trop souvent, que de mettre
Molière au nombre des penseurs qui souffrirent en leur temps la persécution. Ja*
mais homme, au contraire, et ceci est à sa louange, n'alla plus droit son chemin,
et ne se sentit, dans toute sa course, moins ébranlé. H eut, ea effet, les ennemis
qu^il chercha : des rivaux, des particuliers, des classes d'hommes, des profes-
sions, des cabales, voire des croyances; mais ni individus, ni corps, ne purent lui
faire aucun dommage, ne se hasardèrent seulement à tenter contre lui rien de ce
qui se traduit par la violence. La guerre incessante qu'il soutint contre les travers
et les ridicules de son siècle lui rapporta de nombreux triomphes et ne lui coûta
pas une blessure. Partout et toujours on le voit encouragé, récompensé, indem-
nisé. Quand on voulut l'attaquer par les voies qui agissent sur ropinion , il eut
toute liberté pour la riposte; il s*en servit, on pourrait dire quMl en abusa, et
la cruauté même à laquelle il se laissa parfois entraîner fut prise chez lui pour
une revanche légitime. Celui à qui ces choses sont arrivées ne fut certainement
pas un pauvre hère, faisant son métier de moqueur à ses périls et risques, ex-
posé à la vengeance et craignant le désaveu. Un caprice, cette fois éclairé, de la
puissance souveraine lui en avait communiqué ce qui donne la confiance et la
force; son talent lui fournissait le reste. A vrai dire, il y a de Louis XIY deux
créations du même temps et du même genre, Colbert et Molière.
n est facile de trouver dans les œuvres de celui-ci la trace de cette impulsion
donnée à son génie par un pouvoir qui l'excite, l'élève et l'autorise. Jusqu'au
jour où Blolière trouva un protecteur dans Louis XIV, nous pouvions presque
nous impatienter de voir ce qu'il fallait de temps, d'hésitations, pour mettre an
traia ce philosophe, ce railleur, que nous savions être allé si hardimeot et ai
loin. L' Étourdi, en i65a, le DépU amoureyXj en 1656, deux pièces pour la
province; à Paris, les Précieuses ridicules^ en 1659, SganareUe^ en 4660, ikm
Gareie de Navarre, en 1664 : que de chemin perdu! combien de détours pour
arriver, après quelques éclairs de verve comique, à choir honteusement dans uns
œuvre héroïque et galante I Laissez-le faire pourtant. Qu'il se trouve un beau
jour face à face avec cette royauté qui seule pouvait lui donner l'essor, qu'il as
çente échauffé par les rayons de ce soleil, que le sourire du roi lui prometts
appui, et> avant troia ans^ vous l'aurez vu atteindre le dernier degré d'audass
que l'imagination puisse concevoir en «a temps comme le sien : il aura fait te
Tartufe.
Nous n'en sommes pas encore là, et Molière n'a qu'à se relever d'un mauvais
pas, pour tout autre peut-être désespéré. 11 reprend, à cet effet, le personaags
de Sganarelle qui lui a réussi une fois; il le place, ajvec son humeur narquoise
et brutale, dans une intrigue vulgaire, qu'il anime de sa.plus vivegaieté, de son
naturel le plus vÂgonreux, de son style le plus mordant, et il donne au public
l'École des Maris; au public d'abord, cela est hors de doute. La pièce fut n/^
présentée pour la premièce fois sur ie théâtre du Palais-Royal, le %i juin IMk
Les frères Parfaict, qui se trompent rarement, ont cru trouver ce fait démenti
par un passage de Loret, et le malheur i^ voulu fu^uiie. faute d'impressioir les ait
LES MBMfiÉRBB iMmàm M lÊêUÈJŒ. 49!
-ifli indiiiÉft 'fin ermnr, quand âU ^oyakoni Teleivr Penreur d*aatFui. La ktlle où
-Loeet iBBd comple de la refwésetitation qui ^tn fvt doiiiée chez lesurintendant
Jonquet parte JMea, daas k recueil de (s Mtêm historique^ la date du 17 juin;
aais c-est le i6 juillel qu'il faut lire, et la signature ôtKnaire le dit fort net-
tement:
Écrit le seize de juillet
Sur un fauteuil assez mollet.
En effet, le lundi précédent, 11 juillet, le surintendant Fouquet avait reçu ,
dans sa maison de Vaux, la reine d'Angleterre, le frère 4ki roi de France et sa
jeune femme Henriette. Là, « eienr Molier » avait fo«é , devant la compagnie,
CÈcole des Maris, « qui charmait Paris depuis le 24 juin, et ce sujet avait paru
ai riant et si beau,» qu'il fallut Taller reprëteater à Fontainebleau devant les
reÎBes et le roi. VÈoûe des Maris fut d'aiUears le premier ouvrage que Mo-
lière, comme il le dit dans son épitre au duc d'Oriéans, k eût mis de lui-même
*au jour. » On a vu que les Précieuses ridicules avaient été imprimées malgré
lui, Sganmrelie sans lui; cette fois il obtint un privilège daté de Fontainebleau,
4e % juiUet é66i , et r École des Maris parut imprioiée le âO août avec le nom de
Tauteur, que Loret ne savait 'pas encore exacleàienlla veille. Il était inscrit au
teatiapiee J.^B. P.. Molièoe, et dans le privilège Jean-fiaptisteFoequelin de Molière.
S*il nons était enjoint de désigner précisément le jour, le lieu et Thenre où
Molière se révéla en quelque «orte à ^Louis XIV et «reçut de lui ea mission , nous
>cnMrtons ne pas nous tromper eu disant que cela se fit à Vaux, le mercredi
17 août 16^1, dans Taprès-midi, lorsque Timprudest Fouquet, qui venait de se
désarmer tout-à-fait en cédant sa place de procureur-géoéral^ voulut étaler de-
vant le roi les splendeurs accusatrices de sa magnifique demeure. Tous les di-
^nrtissemens y étaient réunis, et celui de la comédie avait été confié à Molière.
Fouquet avait commandé en surintendant, et quinze jours avaient suffi pour
■qu'une pièse en trois actes fût «conçue, faite, appmse et repréœnlée. » L'auteur,
•d'ailleurs, «avait bûsn pour qui on lui ordonnait de travailler. Le roi, son frère,
la reine-oière, la princesse anglaise, femme du due d'Orléans, ce qu'il y avait de
.plus illustre, de plus élégant , de plus choisi dans l'élite de la cour, a bref, comme
dit Loret, qu'on y avait introduit, la fleur de .toute la France, » c'étaient là les
^HMClateurs, les juges qu'il allait avoir, et, chose singulière, avec oeux-là il se
trouva tout aussitôt à l'aise. Quand, après le refMis, les conviés se sont rendus
40US une fouillée où l'on avait construit ttn< superbe théâtre, la toile s'étant levée,
Jialière parait sur la scène, devant l'auguste assemblée, « en habit de ville, et,
«îladrassant au roi avec le visage d'un homme surpris, fait des excuses en dés-
ordre sur ce qu'il se trouvait là seul, et manquait de temps et d'acteurs pour
donner à sa ra^esté le divertissement qu'elle semblait attendre. » Gela ne vous
jnmble-t-il pas d^à fort singulier que ce comédien s'avise de se montrer en sa
tpersonne avant son rôle, de parler pour son compte là où il n'est pas même chez
lai, et de faire au roi les honneurs du théâtre de monseigneur Fouquet, quand
il y a un prologue tout rimé de la façon de M. Pélisson , le poêle de la maison,
quand une belle naïade va sortir d'une coquille pour le débiter, quand des ar-
bres et des termes vont s'animer pour fournir des acteurs à la pièce et au ballet?
Au milieu de toute cette mythologie gracieuse, ne trouvez-vous pas que le chef
i48 RKYUB BU DBUX MORDIS.
de k troupe, dans son habillement de tous les jours, se produit avec une fami-
liarité qui vous surprend sans vous inquiéter? Après un pas de ballet, la eo-
médie commence, et c'est ce même acteur, maintenant en costume de théâtre,
qui ouvre la scène; mais, dès les premiers mots, vous apprenez que Fauteur co-
médien ne s'est pas placé dans un monde imaginaire, éloigné, héroïque ou tri-
vial; il est en effet un personnage de même pays, de même condition q^ue ceux
qui le regardent, marquis vraiment comme le mieux empanaché qu'il y ait là
devant lui :
« Ah! marquis, m'a-t-il dit, prenant près de moi place,
« Gomment te portes-tu? souffre que je t'embrasse. »
Et les « fâcheux, » qu'il va passer en revue, sont tous ou de cette qualité ou
ayant affaire à de telles gens. Ainsi voilà déjà et tout d'abord la scène de niveato
avec Tamphithéâtre; ici et là les mêmes hommes, les mêmes canons, les mêmes
plumes, les mêmes postures, excepté que, du côté où le ridicule a été copié, on
se tait, on écoute, et que, là où il figure imité, on parle, on agit, on fait rire.
La comédie se soutient ainsi pendant trois actes attachée à une intrigue fort lé-
gère, mais toujours sans déroger et dans la sphère la plus haute des travers de
bonne compagnie : marquis éventé, marquis compositeur, vicomte breHeur, cour-
tisan joueur, belles dames précieuses, solliciteurs à la suite des grands, colpor-
teurs de projets, amis importuns; et, parmi tout cela, toujours le nom du roi
ramené avec art , d'une manière respectueuse et sans bassesse. Voilà ce qu'il est
impossible de ne pas voir aujourd'hui encore, si loin que nous soyons des choses
et des mœurs, dans la comédie des Fâcheux, La Fontaine, qui assistait à cette
fête, écrivait peu de jours après à son ami Maucroix , en lui parlant de Molière :
« C'est mon homme, » et nous sommes sûr, sans l'avoir entendu, que Louis XIV
en dit autant.
Tout le monde sait qu'après la représentation de la comédie le roi, en félict<-
tant l'auteur, lui indiqua un personnage de fâcheux qu'il avait oublié, celui du
courtisan chasseur, et il paraît assez certain que l'original de ce caractère était
le marquis de Soyecourt; mais, pour l'exactitude complète, il ne faut pas hn
donner ici le titre de grand-veneur. Il obtint, en 1669, cette charge, pour l»-
quelle il pouvait dès long-temps avoir de la vocation; en i66i, il était depuis
huit ans, et resta huit ans encore, maître de la garde-robe. Quoique le ridi-
cule qui lui est attribué par cette anecdote fit assurément la moindre partie de
sa réputation , on en trouve pourtant Tindice dans une lettre du duc de Sainte
Aignan au comte de Bussy-Rabutin (18 janvier 4671), où il lui offre ses services :
« Découplez-moi , lui dit-il , lorsque vous jugerez que je doive courir. Pardon de
la comparaison; mais, pour mes péchés, j'ai passé une partie de la journée avec
le grand-veneur. » Ce qui est moins vrai , c'est que le rôle de la naïade qui ré-
citait le prologue ait été confié à la jeune Armande Béjart. « La Béjart, » dont
tous les témoins parlent comme d'une actrice parfaitement connue, était one
nymphe de quarante-trois ans, comme il s'en conserve toujours trop sur les
théâtres. C'était cette même Madeleine à laquelle Molière s'était attaché en 1945,
et qui était revenue avec lui de la province.
Peu de jours après, les Fâcheux furent joués une seconde fois à Fontainebleao,
LES DIRHiiBBS AHlfteS DB V<H.IÈRE. i9%
sans doute avec la nouvelle scène dont « le roi lui-même, dit Molière, lui avait
ouvert les idées, et qui fut trouvée partout le plus beau morceau de Touvrage;»
mais il s'écoula près de trois mois avant que Fauteur pût montrer sa pièce au
public de Paris. Cest qu'il s'était passé de singulières aventures à la suite de
eette fête où elle avait paru. La fête de Vaux était du 47 août; la représentation
de Fontainebleau avait eu lieu avant le 27, car Loret en parle dans sa lettre de
ce jour; le 29, le roi partait pour la Bretagne; le 5 septembre, à Nantes, il fai-
sait arrêter le maître du logis où il avait été si magnifiquement régalé et l'au-
teur du prologue qui avait ouvert le divertissement. Il est probable que la co-
médie des Fâcheux fut pendant quelque temps enveloppée dans ces souvenirs
odieux qu'il ne fallait pas réveiller, qu'elle dut d'ailleurs subir quelques chan-
gemens, afin qu'il n'y demeurât aucun vestige du malheureux patron qui en
avait fait les frais. Un dauphin venait de naître à Fontainebleau le 1*' novem-
bre; le 4 novembre, les Fâcheux parurent sur le théâtre du Palais-Royal. La
pièce fut achevée d'imprimer le 18 février 1662.
Deux jours après celui qui sert de date à l'impression des Fâcheux, le 20 fé-
vrier, l'auteur de Sganarelle et de t'École des Maris contractait mariage, de-
vant l'autel, avec une jeune fille. La femme qu'il prenait, suivant tous les té*
moignages, avait à peine dix-huit ans. Le seul acte où il soit parlé de son âge
lui donne cinquante-cinq ans à sa mort, arrivée en 1700, ce qui la ferait née en
1645, partant ayant accompli tout au plus sa dix-septième année lorsque Mo-
lière l'épousa. Qu'était-elle et d'où venait-elle? Ici se place le doute le plus
étrange qui peut-être ait jamais pesé sur l'état civil de la personne la plus ob-
scurément placée dans le monde. Il ne parait pas contestable qu'elle eût été éle-
vée, surtout depuis quelques années, dans le ménage presque commun où vi-
vaient Molière, Madeleine Béjart, d'autres encore de la même troupe. Une tradition
non interrompue durant près de deux siècles, et qui eut même, du vivant de
Molière, des résultats publics et cruels, avait reconnu cet enfant pour la fille ou
pour une fille de Madeleine Béjart. Nul n'avait jamais dit, écrit, insinué le con-
traire, encore bien qu'un seul démenti à cet égard eût pu anéantir les accusa-
tions les plus graves contre l'honneur de celui qui devint son mari. La famille
théâtrale qui Tavait vue, sinon naître, au moins grandir et prendre place dans
ses rangs, savait parfaitement à quoi s'en tenir sur son origine et sur la femme
qu'elle pouvait nommer sa mère. Cependant amis, ennemis, parlant du fait,
les uns avec indifférence, les autres dans un but de diffamation, n^avaient ja-
mais été contredits ni par les parties intéressées, ni par les critiques officieux;
mais voilà que, tout à coup, après cent quatre-vingts ans, eii 1821, un acte est
produit, suivi, en effet, mais non précédé, d'autres actes tout-à-faitconcordans,
qui établit authentiquement que celle qui fut toujours estimée la fille de Made-
leine Béjart était réellement sa sœur, sa sœur très-cadette de vingt-sept ans
environ, fille des mêmes père^t mère, sœur des mêmes frères et sœurs. Cet acte
est justement celui du mariage qui nous occupe. La veuve de Joseph Béjart, la
mère de Madeleine, Marie Hervé, y figure, et présente la mariée comme sa fille,
née d'elle et de défunt son mari. Louis B^rt, le seul des frères survivans, y est
présent avec sa sœur Madeleine, et tous deux s'y disent frère et sœur de la ma-
riée, laquelle a nom Armande Gresinde B^art. Il est vrai que l'acte de baptême
de cdie-ci n'est, pas rapporté, que toutes les recherches n'ont pu le faire décou-
vrir; mais la iftèns, le fnèwe, la Meor, parlent dam «n acte fNri)lîc, «I, ooate iev
affiniHition, il n'y a de pHalUe que ractiaa oriarinelle. Si iloac il a'aipBnii de
procès, Tacte retrouvé emporterait le jugeaient en faveur de la filiation Bovvdic»
Pourtant, comme il s'agit ici de dire vrai et doq de &ire droit» coame^ en ■*•
tiène de naissances surtoat, il y a des asilUers de vérilés repoassées par la juiiiaa
et aotmt de fictions judiciaites reniées par le bon seaa, nous ponvoin, idâtfs edi
enrisarras, nous foire one opinion de ce qui est le plus naturei, le plus aîmpki
le plus vraisemblable.
Madeleine Béjart avait eu déjà une fille, née le 3 juillet ifidS, d'elle et dénie»*
aire Esprit de Raymond, seigneur de Modène, celui qui accompagna le due 4e
Guise à Naples et qui nous a laissé des mémoires de celte eipédition. Ce (foedo*
vint cette fille, on Tigoore; maâs il est pariaitement prouvé que oe ne pouvaitèUe
edle au mariage de laquelle nous assistons. EHe aurait eu vingt*qua(tre ans, et
Textrème jeunesse de la femn>e de Molière est un fait notoire. Elle avait en outie
un état civil, ce qui est plus difficile et plus dangereux à èter qu'il ne l'est 4'ea
donner un à qui n'en a pas. Or, nous croyons que telle était la condition d'Ar-
mande Gresinde; elle était, selon nous, et comme on l'a cru tovg^ura, ilHe de
Madeleine, née vers 1645, peut-être du même père que Françoise, mais sans^K
eelui^i, homme marié, eât eu pour la seconde Cois l'audace de s'attribuer dans
un acte public une paternité adultérine. L'enfant^ à sa naissanœ, n'aunA
pas été baptisée, ou l'aurait été sous de faux noms, ce qoi expliquerait comment
M. Befiara lui-même n'a jamais pu retrouver l'acte de ce baptême, quoiqu'il en
crût pieusement l'existence. Madeleine l'aurait laissée sans doute à Paris ion-
qu'elle alla en 1646, avec Molière, courir les provinces. Plus tard, elle l'annît
reprise avec elle, ainsi que sa mère, devenue veuve, qui ne eomqpteit pas dans
la troupe moins de quatre fils et filles. Lorsque Molière s'avisa de vouloir en Caire
sa femme, il fallut qu'elle apportât ce dont elle s'était fort bien passée jusque
là, un nom et des parens authentiques. Une naissance illégitime aurait pu ré-
volter la famille du marié, réconciliée à peine avec ce vagabond dont elle n'était
pas encore bien sûre de pouvoir se faire Konaeur. Le père, Jean Poquelin, k
beau^frère, André Boudet, devaient assister an mariage. 11 leur fallait ofiHr «ne
bru, une bell^-sœur, dont ils n'eussent pas trop à rougir. Le père Béjart était
mort, on ne sait quand ni où. La mère vivait et pouvait avoir soixante ans, m
fille i^née, Madeleine, étant née en 1618. Elle était de nature fort complaisnirte,
car on la voit, en 1638, marraine de l'enfant illégitime dont accouche, A vingt
ans, ta maîtresse du sieur de Modène. Elle consentit donc à se déclarer mère et
à faire feu son mari père de l'enfant né en 1645, ce qui lui donnait à eUe sne
fécondité de vingt-huit ans, ce qui assurait à sa petite-fille, devenoe sa fiUe, nn
état légitime, un bon mari, une honnête famille. Voilà, quoique nous n'aimions
pas à faire des conjectures, comme il nous semble que les choses ont dû se pas*
aer. Et cette hypothèse, si l'on veut, qui a l'avantage de ne blesser aucun fut»
nous semble confirmée par celui-ci : que le seeond enfant de Molière, né en 1 66i«
eut pour parrain ce même sieur de Modène, qu'on devrait autrement croire bisn
loin des nouveaux époux, et pour marraine Madeleine Béjart, sa maitrease 4e
1638. Ajoutons, quant à ce prénom de Gresinde que se donnait la mariée, pré*
nom toutr»à-fait provençal et qui venait certainement du sieur de Modène, qne
Madeleine Béjart l'avait rapporté avec le sien de ses voyagea, qu'elle se l'étail al»
LES DmiflÈRES ilIIflÉIft Dl VOLIÈRE. i9i
Inbué à dleHDékiie tout réeemment dans an acte public, et qu*elle en avait gra-
tKÊà^ sur les fonts baptismaux, la fille d'un bourgeois de Paris, au grand em-
hvms dscoré, qui tt'«vait su comment récrire. Le 29 novembre 1661, avait été
iMqptiflée et nommée Jeaane-Madeleine Gresaindre une fille de Marin Prévost et
d!Anne BriUard. Le parrain était Jean-Baptiste Poquelin, valet de chambre da
ni, c'est-à-dire Molière; la marraine Madeleine Gresaindre Béjart, fille majeure.
Non» venons de voir Jean^Baptiste Poquelin, on Molière, se déclarer, à la fin
de 1661, valet de chambre du roi ( on a omis le mot tapissier), et eeci nous met
nr la voie d'une explication dont nous étions depuis long-temps en peine. H ne
■ous semblait pas possible que le fils aîné de Jean Poquelin, survivancier de la
diarge de son père, se fût absenté de Paris douze ans de suite, eût mené tout ce
temps kl vie aventureuse de comédien de campagne, emportant avec lui , comme
une pièce de son bagage, ce bien de famille qu'on lui avait assuré, ce titre dont
il pouvait être appelé, par la mort de son père, à prendre remploi. 11 nous pa-
laisiait que c'eût été mettre à trop grand hasard une chose qui avait son prix,
et qu'enfin il existait quelque incompatibilité entre l'existence précaire qu'il avait
eheifiie et cet avenir certain qui l'attendmt. Aussi avons-nous été moins surpris
que satisfait en apprenant, non pas, bien entendu, chez les biographes, qu'il
avait été pris dans sa famille, et sans doute avec son consentement, des sûretés
po«r cette survivance. Jean-Baptiste avait un frère nommé Jean, né en 4624, le
tnHième fils du mariage de ses père et mère. Ce Ait sur la tète de celui-ci qu^on
fit rtposer l'espérance à laquelle l'ainé semblait renoncer. Nous ne savons pas
pnéoisément à quelle époque celte mutation s'opéra; mais il est certain qu'en
1657, Jean Poquelin le jeune, fils de l'autre Jean, s'intitulait, en même temps
que son père, « tapissier valet de chambre ordinaire du roi. » Ce Jean Poquelin
le jeune demeurait sous les piliers des Halles, et mourut le 6 avril 1660, laissant
sa femme, Marie Maillart, enceinte d'une fille qui fut baptisée, le 4 septembre
solvant, comme née de « défunt Jean Poquelin, vivant tapissier valet de chambre
du roi. p Or, c'était justement le temps où Molière venait de s'établir à Paris,
où il avait l'assurance d'y rester désormais, où il gagnait l'afiection du roi. 11
paraît qu'alors il réclama son droit, qu'on lui permit de reprendre, après la mort
de son frère, l'expectative dont il avait été autrefois nanti, que la bonté du roi
rendit cette seconde substitution facile, si bien qu'en 1661 il se retrouva ce qu'il
était en 1637. Et, en effet, VÉt€U de la France, publié en 1663, nous montre^
au nombre des huit tapissiers valets de chambre, pour le trimestre de janvier,.
c M. Poquelin et son fils à survivance, n
Le mariage de Molière eut lieu, comme nous avons dit, publiquement, en
présence de son père et de son beau-frère, des mère, frère et sœur, ou se
disant tels, de sa femme, le lundi gras 20 février 1662, ce qui fait tomber un
conte absurde de Grimarest. L'alliance n'était pas brillante, elle n'élevait ea
nen la condition de Molière; elle mettait seulement une femme de plus dans sa
maison , où il sembla qu'il n'y en avait déjà que trop; mais, ce qu'il y a de meilr-
leur pour un homme occupé, elle ne changeait pas ses habitudes. Du printemps
et de l'été qui suivirent, tout ce qu'on sait, c'est que la troupe alla passer « quel-
ques semaines » à Saint^i^rmaiB, on le roi faisait son séjour, et Loret, qui nous
apprend (13 août) son retour à Paris, dit que les acteurs et actrices, au nombre
et quinze, reçurent chacun oentpistoles de récompense. Nous lisons bien, dans
492 IIVUI DU DBDX MONBIS.
un livre estimé, que, cette année i662, le roi fit un voyage en Lorraine, et que
Molière, qui Ty suivit, eut occasion de ramasser sur son chemin la plaisante
exclamation dont il fit si bon usage dans le Tartufe : « le pauvre homme! » mais
il manque seulement à cette historiette que le roi soit allé en Lorraine, que Mo-
lière ait eu à Ty suivre, et que Tévèque de Rhodez, nommé alors arehevèque de
Paris, ait pu être d'un voyage qui ne se fit pas. Dans la vérité, il n'y a pas un
fait à placer entre le mariage de Molière et le premier ouvrage qu*il donna en*
suite au théâtre. Ce que Voltaire s'est avisé d*y mettre, sur le sujet des comé-
diens italiens, d'après un passage de Grimarest qui n'avait aucune valeur, ne se
rapporte même pas à cette époque. S'il y eut pour Molière un temps heureux
dans l'union conjugale, il en jouit sans trouble et sans distraction , aimé du roi,
applaudi du public, considéré enfin parmi les gens de lettres, pendant cette
année 1662 qui se termina par la mise en scène de rÉcole des Femmes.
Le succès de cette comédie, représentée pour la première fois, le 26 décembre
1662, sur le théâtre du Palais-Royal, fut éclatant, populaire, constaté par le
rire et par la foule, confirmé aussi par l'ardeur et le bruit des critiques. Le
nouvel auteur venait à la fin de prendre sa place; la cour et la ville l'avaient ac-
cepté comme un homme d'un sérieux talent, dont il fallait beaucoup attendre.
C'était assez pour armer contre lui toutes les sortes d'ennemis que soulève le
mérite heureux, c'est-à-dire l'envie, la médiocrité, l'esprit de contradiction.
Tout cela se trouva prêt et armé quand parut PÊcole des Fetnmes^ et l'applau-
dissement général qu'elle obtint des spectateurs servit de signal an déchaîne-
ment des censures. C'est ce que nous apprend très bien Loret en racontant que,
dès le 5 ou 6 janvier 1663, la cour vit représenter au Louvre cet ouvrage
Qui fit rire leurs majestés
Jusqu'à s'en tenir les côtés...
Pièce qu'en plusieurs lieux on fronde.
Mais où pourtant va tant de monde
Que jamais sujet important
Pour le voir n'en attira tant.
(Lettre du 13 janvier 1663.)
Chacun sait quelles fautes on voulait y trouver contre le goût, la bienséance, le
bon langage; chacun sait avec quelle verve l'auteur se défendit de ces attaques,
et le procès littéraire n'est plus à juger; ce qu'on ne sait pas assez et ce qui
est incontestable, c'est que de ce jour, de cette pièce, datent la mauvaise intel-
ligence de Molière avec les personnes dévotes, la défiance de celles-ci pour les
sentimens chrétiens du poète, leur indignation contre ses témérités, et le res-
sentiment qu'une telle disposition excita chez un homme de nature peu patiente.
Déjà ceux dont nous parlons avaient remarqué dans Sganarelle cette moquerie
adressée en passant à un traité de morale religieuse, fort recommandé par les
directeurs de consciences, et dont il venait tout récemment, en 1658, d'être pu-
^blié une traduction nouvelle :
a Le Guide des pécheurs est encore un bon livre ! »
llls trouvèrent à se scandaliser bien plus dans la scène où Arnolphe veut endoc-
LBS DBRIflÈRBS ANNÉES DB XOLIÈRB. 193
triner sa pupille. Son exhortation leur parut, et non sans cause, parodier inso-
lemment les formes d'un sermon; le vers même qui la termine reproduisait
presque textuellement la bénédiction ordinaire du prédicateur. « Les chaudières
bouillantes » dont il menace Agnès, la « blancheur du lis, » qu'il promet à a son
ame » en récompense d'une bonne conduite, la a noirceur du charbon , » dont
il lui fait peur si elle agit mal, et enfin ces Maximes du Mariage ou Devoirs
de la Femme mariée avec son exercice journalier, dont il veut qu'elle lise dix
commandemens, ressemblaient trop en effet au langage le moins éclairé, et par
conséquent le plus usité, du catéchisme ou du confessionnal, pour ne point pa-
raître aux dévots un attentat contre les choses saintes. Ils n'allaient pourtant pas
encore jusqu'à le dire publiquement, car la dispute, sur ce terrain, était péril-
leuse; mais ils s'en prenaient à d'autres licences qui offensaient seulement les
bonnes mœurs. Le prince de Conti , l'ancien protecteur de la troupe de Molière
en Languedoc, devenu fervent janséniste et théologien , écrivait ce qui suit dans
son Traité de la comédie et des spectacles : a H faut avouer de bonne foi que la
comédie moderne est exempte d'idolâtrie et de superstition , mais il faut qu'on
convienne aussi qu'elle n'est pas exempte d'impureté; qu'au contraire cette hon-
nêteté apparente, qui avait été le prétexte des approbations mal fondées qu'on
lui donnait, commence présentement à céder à une immodestie ouverte et sans
ménagement, et qu'il n'y a rien, par exemple, de plus scandaleux que la cin-
quième scène du second acte de VÉcole des Femmes^ qui est une des plus
nouvelles comédies. »
Molière n'en ût pas moins imprimer sa pièce, qui fut publiée le 17 mars 1663,
avec une épltre dédicatoire à Madame. La préface qui l'accompagnait parlait
assez légèrement des censures dont elle avait été l'objet et d'une dissertation en
dialogue par laquelle il pourrait bien leur répondre, a Je ne sais, ajoutait-il, ce
qui en. sera. » Nous savons, nous, ce qui en fut. La Critique de VÉcole des
Femmes fut jouée sur le théâtre du Palais-Royal le !*<' juin 1663. On peut y voir
avec quelle précaution Molière toucha au plus grave reproche qu'on lui avait
adressé. « Le sermon et les maximes, dit Lysidas, ne sont-elles pas des choses
ridicules et qui choquent même le respect que l'on doit à nos mystères? » —
« Pour le discours moral que vous appelez un sermon , répond l'apologiste Do-
rante, il est certain que de vrais dévots qui l'ont ouï n'ont pas trouvé qu'il cho-
quât ce que vous dites, et sans doute que ces paroles d'enfer et de chaudières
bouillantes sont assez justifiées par l'extravagance d'Amolphe et par l'innocence
de celle à qui il parle. » H fit mieux encore sur ce point que de raisonner. Il
dédia la Critique de VÉcole des Femmes à la reine-mère, qui représentait alors
dans la cour Tintérèt de la religion , et la pièce fut imprimée, sous la protection
de ce nom alors vénéré, le 7 août 1663. Vers le même temps, 5 juillet, la duchesse
^e Richelieu , recevant à ConÛans la reine régnante et Madame, ne trouvait pas
^e meilleur divertissement à leur donner qu'une représentation de la Critique.
Cétàit le temps enfin où le roi voulait distribuer des pensions aux plus illustres
^rivains de son royaume, et Molière y fut porté pour mille livres avec cette
qualification : « excellent poète comique. » Gela valait bien le titre que lui attri-
buait sa femme, au baptême d'un enfant dont elle était marraine (23 juin 1663),
«n se faisant inscrire « femme de Jean-Baptiste Poquelin , écuyer, sieur de Mo-
lière. »
194 wamm vm nrax xoiiDau
I^ous aYdils parlé de censures dirigées contre PÉeale des fiÊnmœs; mis il m
faut pas 8*y tromper. Rien de tout cela n'avait pris un corps deaatire, de fani-
phlet, de dissertation. Le peu qu'en arait dit Donneau de Visé dans ses Nmh
9eUes nouvelles ne touchait en rien aux reproches sérieux dont il est questioB^
et c'était tout ce qu'on avait vu imprimé. Le passage même du Traité de laCth
médie que nous avons cité n'était certainement pas encore écrit, et ne fut
d'ailleurs pablié qu'après la mort du prince de Gonti, en 1666. Tout s'était borné
à un bruit de paroles courant par le monde, et Molière lui-même avait pris soin
de les recueillir pour leur donner une forme odieuse ou grotesque. L'imliatif^
de la discussion publique avait donc été prise par la défense, et non par I^il^
taque. Ce fut seulement après l'impression de la Critique de l'École des Femmes^
quand l'ouvrage principal avait déjà neuf mois d'existence, qu'on imagina
d'entrer publiquement en lutte avec cet auteur qui tenait la lice tout seul. Mal
en prit à celui qui s'y dévoua. Il y avait dans la Critique un trait mordant à
l'adresse des comédiens. Ceux de l'hôtel de Bourgogne voulurent s'y reconnaître,
et un jeune homme de vingt-cinq ans, qui déjà leur avait donné quelques pièces
asset plaisantes, écrites en vers fort mauvais, se chargea de les venger. La pièce
qu'il avait faite n'était pas jouée, elle était seulement affichée pour une repré-
sentation prochaine avec le nom de l'auteur, comme cela se faisait «lors, que
d^à Molièra, toujours prompt dans ses colères, toujours et de plus en plus hardi
dans ses procéda, l'avait foudroyée, le mot n'est pas trop fort, et cela «n pleine
cour, devant le roi, avec moins de façons qu'il n'aurait pu en mettre vis-à-vis
du public et chez lui. ^
La cour venait de quitter Yincennes (15 octobre) pour passer une seniaine à
Versailles. Un des jours de cette semaine, du 16 au 21, non pas le 14, comme
dit rédition posthume, on eut le divertissement de la comédie. Là, sur le théâtre
royal, parurent Molière et ses camarades, non pas figurant des personnages,
mais agissant et parlant pour leur compte, ainsi que cela se pratique aux répé-
titions intimes, quand l'huis de la salle est clos, quand les chandelles ne sont
pas allumées, quand il n'y a de spectateurs ni aux loges, ni au parterre. Cette
révélation de la comédie derrière le rideau, faite en un tel lieu et devant un
pareil monde, pouvait sembler déjà passablement hasardée; mais Molière ne s'en
tint pas là. Dans cette enceinte, dont ceux qu'il attaquait ne pouvaient appn^-
cher, il livra an ridicule tous ceux qu'il croyait pouvoir compter parmi ses en^
nemis, d'abord les comédiens de û troupe rivale pris un à un et désignés pai^
nue imitation moquense de leurs gestes ou de leur débit, ensuite les gens dtL
monde, marquis impertinens, précieuses, pédans, prudes, fâcheux et autres,
puis enfin, et cette fois par son nom, avec une rudesse qui va jusqu'à la bruta-
lité, l'imprudent auteur de la pièce seulement annoncée, BoursauH, lequel était,
au dire de tous, un «galant homme, et un homme d'esprit, poésie À part. L^on-
yrage de celui^i, le Portrail du Peintre, ne fut représenfté qu'après flmprompiu
de yersaillesy et il est vraiment impossible d'y rien trouver qui jnstîfi» la vio-
lence de ces représailles anticipées. Molière n'en f t pas moins jouer son /«»-
promptu sur le théâtre du Palais-Royal le 4 novembre. Le Portrait du Peinire
parut imprimé quinze jours plus tard. L* Impromptu de Versailles ne le fut pas
du vivant de Moliève.
Dans cette dernière pièce avait figuré « M"« Molière, » la jeune femme de
LES D»in*«8 Moka db MonÉRB. 195
comédieD, et un pmaaBge de la scène preoûère nov» mpfiremà qu'elle
«mit d^à joaé le rôle d'Élise, « tttiriqae spirituelle, w dans la Critique dû
fÛnkên Fmnwneê. ièxxû Molière, tm se mariaet, ae se bonMîi pas àpieodre
wam rnnyigne» il ajeslait à sa troupe une actrice, et il lui avait tvoaré auisildt
aai earaetèie, sea eoiploi. Du reste, il ne parait pas qu'il y eàt encore qneiqne
dbate à dire wm la emiduHe de ceUe^ci, et c'était aTec une parfaite séouriié que
Heièee ae faisait menaeer par eUe, sar le tiiéàtre deiaeour, de la punitien ré*
aerténane snmèresbnisquesdea maris. » Gepeodaat, àcememea* Bièffie,jurle
s^jet de cette femme, quelque chose de plus périlieuz poar rhoonear de Moëère
eaimmençalt à se KpanÉre. Pour bien apprécier de quelle manièn cette circoiw
tnoas a été transmise, il faat savoir que Jean Raeine, âgé de TingtKpiatm
. élail depuis quelques mois reveau du Languedoc à Paris, où il faisait des
( et des stances, qa'tt aurait élé inscrit cette année pour idO lièvres sur laUste
des pensions, et qu'il travaillait, pour le tàéètre da Palsisi-Bngfai, à la tragédie
dea Frères enmemii. Nous retraaclions à dessein de oss paitietilanlés, qui eon-
eement Racine, le don qne Molière lai aurait fait d'une somme de cent louis,
parce que cette libéralité nous parait hors de toute vraisemblanne, et qu'dle est
parement de Finvention de Yokaire. Or, Racine écrivait, en novenère 4663, à
an de ses amis : « MoalAeniy a feit une requête conte Molière et l'a présentée
an loi. n aecuse Molière d'avoir épousé sa propre fille; mais MonÉleary n'est pas
écoulé à la oenr. » Ce Montfleary était un acteer de l'hdteL de Rouigegne dent
Molière s'était moqué dans iUmuprcmptu; son fils, l'autenr dramatique, avait
sssajFé de loi donner une eevanehe en composant une comédie satirique, pour
kqaeUe le prenner prince du sang, à ce qu'il paraît, prêta son logis, et quia
pour titre : rJtmprwmptu de riiùUlde Ctmdé. Le père, allant plus au bnt, vou^
lot diffamer son ennemi. U kut noter que personne au monde n'a vn cette re«-
qaète, que nul en son temps n'en a parlé, qu'elle demenra sans effet, et qu'au-
cun de nous n'en auraitsoupçonné l'existence, sans le soin charitable qne mirent
Racine le père à en donner avis dans une lettre, et Racine le fils à nous conser»
ver ce témoignage d'une assez froide amitié. Le jugement du roi ne se fit pas
attendre. Le 19 janvier 1664, la femme de Molière mit au monde un fils, et, le
28 février, il fut aomasé au baptême « Louis, » par le duc de Coéqny, tenant
ponr le roi, parrain, et par la manéchak du Pkssis, pour Madame, marraine.
Dix jours après la naissance de ce fils (qui ne parait pas avoir vécu long-temps),
Molière Coumît encore aux plaisirs, du roi une pièce improvisée. Il s'agissait d'ac-
oonraoder une action comique pour huit entr^ de ballet, dans l'une desquelles
le roi vouhttt paraître en personne sous le costume d'un Égyptien. MoHère re-
prit le personnage de SganareOe, le vieillit de dix ans, et disposa autour de
cette figure (29 janvier id64) les risibles inddens du Murimge forcé. Ce n'était
là qu'un prélude aux brillantes folies que devait éclairer, à Versailles, le soleil de
Buû. Cette fois, en effet, il ne s'agissait plus d'une après-midi consacrée à quelque
invention de divertissement. Cétait une série de jours qu'allait enchaîner l'un h
rentre la succession de tontes les fantaisies dont se peuvent charmer les yeux et
les oreilles, travestiseemeas, cavalcades, courses de bagues, concerts de voix ^
d'instmaens, récits de vers, festins servis par les Jeux, les Ris et les Délices, co-
i mêlées de chants et de danses, ballets, machines, feux d'artifice, illumi-
^ de tèles, loteries, collations; une semaine entière (du 7 au 14)
196 UYUI DBS DBUX MONDIS.
passée hors de la Tie commune, dans les régions de la féerie; — pour personnages,
tout ce que la jeune cour de France avait de plus illustre, de plus élégant, de
plus beau; des hommes qui s'appelaient Bourbon-Condé, Guise, Armagnac, Saint-
Âignan, Noailles, Foix, Coislin, Lude, Marsillac, Yillequier, Soyecourt, Hu-
mières, La Yallière; par-dessus tous le roi, ce premier Louis XIV dont le souve-
nir s'est trop perdu dans un long règne , le Louis XIV amoureux de vingt-cinq
ans; — à distance, et comme une sorte de réserve pour venir en aide aux nobles
acteurs, la troupe auxiliaire du Palais-Royal, Molière en tète; — pour spectatrices
les reines et les dames, parmi lesquelles se cachait la véritable héroïne de hi fête,
M^^* de La Vallière, relevée depuis cinq mois de ses premières couches. Le des-
sin de Taction où le roi figurait était du duc de Saint-Aignan; cela s'appelait le
Palais d'Mcine ou les Plaisirs de Ole enchantée; de lui aussi étaient la plu-
part des vers que les comédiens récitaient à la louange des reines; de Benserade,
les vers flatteurs ou malins à l'adresse des divers personnages. Personne n'avait
entrepris sur la part de Molière. Quand, le second jour du drame royal, le pa-
ladin Roger, c'est-à-dire le roi, voulut donner la comédie aux dames, un théâtre
se dressa aussitôt en plein air, éclairé par mille bougies et flambeaux, et la
troupe de Molière (8 mai) y joua la Princesse d*Élide; l'auteur de la pièce re-
présentait, dans le prologue, le valet de chiens Lyciscas, dans la comédie, le
fouMoron. Quand la trilogie héroïque fut terminée, les plaisirs n'en continuèrent
pas moins. Le cinquième jour (1 1 mai), « sur un de ces théâtres doubles du sa-
lon du roi que son génie universel avait lui-même inventés, » Molière donna
les Fâcheux, Le jour suivant (12 mai) une loterie prodigue avait répandu les
bijoux dans les plus belles mains, une course particulière avait eu lieu Taprès-
midi entre Guidon-le-Sauvage (le duc de Saint-Aignan) et Olivier (le marquis
de Soyecourt), où celui-ci venait d'être vaincu; le soir, on s'assembla pour voir,
encore sur le théâtre, la troupe de Molière, dans une comédie nouvelle de cet
auteur qui n'était pas même terminée. Le roi, les reines, les dames, les courti-
sans prirent leurs places, les violons jouèrent, la toile se reploya, et Ton vit pa-
raître successivement, dans les trois premiers actes de la pièce que nous connais-
sons, M"*« Pernelle, Orgon et Tartufe.
Si l'on veut bien mettre cet événement à sa date, se faire quelque idée de la
société telle qu'elle était alors , se rappeler encore en quel lieu , dans quelle oc-
casion , au milieu de quels amusemens cette apparition vient se produire, on
reste frappé d'admiration et de surprise. Tartufe en 1664, la dévotion outrée,
crédule, imbécile, mais enfin sincère, traduite en ridicule par un comédien;
toutes les paroles , toutes les habitudes des personnes pieuses moqueuscment
employées sur la scène, et cela devant un monde de belles dames et de grands
seigneurs qui, pendant six jours, ont dépensé leur esprit et leur magnificence
■aux fadaises de la mythologie ou du roman chevaleresque! Tartufe devant le
^ladin Roger, après les vers du duc de Saint-Aignan, après le ballet des douze
-signes du zodiaque et la chute enflammée du palais d'Alcine! C'est pourtant ce
^ue constate une espèce de procès-verbal, écrit en style de menus-plaisirs, où
sont racontées fort exactement les sept journées des « Fêtes de Versailles en
4664. » Et, sans ce témoignage, en effet, on pourrait faire comme a fait, tou-
jours d'après Grimarcst, le dernier biographe de Molière, ne pas soupçonner
fldémc un fuit au^si énorme. Six cents personnes cependant y assistaient, suivant
LES DBHlflÈRlS ANIfÉBS DB MOLIÂRB. 497
le compte du procès-Yerbal; pas une n'a daigné nous dire quelle impression avait
causée ce divertissement imprévu parmi ceux qui en Turent les témoins. Pour
trouver quelque chose du temps sur ce sujet, il faut encore recourir au pauvre
Loret, à qui Ton ayait fermé la porte de Versailles, qui n'avait pu rien voir et
lien entendre. Loret ne nous dira pas, il est vrai, ce qui s'est passé ce jouHà;
liais par lui, et par lui seul, nous saurons un peu de ce qui s'en est suivi. Voici
ce qu'on lit dans sa lettre du 24 mai :
(De la cour) un quidam m^écrit.
Et ce quidam a bon esprit.
Que le comédien Molière,
Dont la muse n'est point ânière.
Avait fait quelque plainte au roi.
Sans m' expliquer trop bien pourquoi;
Sinon que, sur son Hypocrite (comédie morale).
Pièce, dit-on, de grand mérite
Et très fort au gré de la cour.
Maint censeur daube nuit et jour.
Afin de repousser l'outrage.
Il a fait coup sur coup voyage
Et le bon droit représenté
De son travail persécuté.
Mais, de cette plainte susdite
N'ayant pas su la réussite.
Je veux encore être, en ce cas.
Disciple de Pythagoras.
De ce témoignage, demeuré unique jusqu'à nos jours, ce que nous pouvons con-
jecturer, c'est que les trois premiers actes du Tartufe furent très bien rccjus à
Versailles, que les spectateurs s'en divertirent beaucoup sans songer h mal, que
le blâme vint du dehors, de Paris, qu'en peu de temps il grandit au point d'in-
timider Molière et d'embarrasser le roi. Le roi, qui se sentait complice, hésita,
fiiiblit, et le procès-verbal dont nous avons parlé, imprimé bientôt après chez le
libraire de la cour, annonça que, tout en reconnaissant a les bonnes intentions
de l'auteur, » le roi avait « défendu pour le public » la comédie de Tartufe.
Après le soir (12 mai) où furent représentés les trois premiers actes du Tar-
tufe^ il y eut encore une journée de réjouissances que MoKcre termina par le
Mariage forcé; ce qui a fait dire à Grimarest et à ses copistes qu'il avait com-
posé cette pièce pour la fête de Versailles, quoique la cour l'eût déjà vue deux
fois au mois de janvier et le public douze fois depuis le 45 février. Ainsi, sur
sept jours, il y en avait eu quatre remplis de sa personne et de ses œuvres, ta
Princesse éTÉlide, les Fâcheux, Tartufe, le Mariage forcé, et ce n'est pas
exagérer, ce nous semble, que de le mettre de moitié avec le roi dans les succès
de cette grande semaine. Mais Molière avait maintenant une femme, et, de ce
moment, sa biographie ne peut plus marcher seule; les anecdotes qui concer-
nent Armande Béjart deviennent une charge de la communauté. Or, on raconte
ici que le rôle de la princesse d'Élide, joué par la femme de l'auteur, devint fu-
neste au mari; que les charmes qu'elle y montra lui attii'èrent force galaus.
parmi toquels il y en eut troisy nea pas des plus obscurs^ cpi'die raiih henmii'
tour à tour» Tun par intérêt, Tautre par amour, le dernier par dépit Sans ea^
trer plus avant dans cette iatrigue» il faut Toir d'abord d'où elle est parie— o
aux écriTainsde quelque crédit qui Font ramaftséc. Entre les milliemide
phkts^ d'histoires controuvées, de romans stupidies, que répan<fit snr la
étrangère Témigration protestante de 16^, s'était trouvé un livret ordumr, IhI'
pour l'amusement de ce qu'il y avait de mois» délicat dans les^g>eii9 de théâtre,
et dicté par une haine de mauvais aloi contre la veuve véritablement indigne de
Molière. Cet ouvrage, publié en 1688, à Francrort, avait pour titre : la Fameuse
comédienne, ou Histoire de la Guérin. Quoiqu'il s'en fût fait en peu de temps
deux ou trois éditions, on peut tenir [lour certain qu'il ne s'était pas élevé en-
core au-dessus de la classe de lecteurs pour laquelle il était fait, quand il plut à
Bayle, qui ne haïssait pas le commérage graveleux, d'en tirer quelques citations
pour son Dictionnaire^ et depuis il est devenu une autorité pour les gens qui an
ment à transcrire des pages toutes faites. On est allé même jusqu'à lui chercher
un auteur, et nous avons sous les yeux ce passage d'un livre justement consi-
déré : « Lancelot et l'abbé Lebœuf croyaient cet ouvrage de Blot ou du célèbre
La Fontaine (note tirée des Stromates de Jamet le jeune par l'abbé de Saint-
Léger); » ce qui fait quatre noms employés au service d'une sottise, l'ouvrage
étant certainement postérieur à 1685, et Blot étant mort dès 1655. Quant à
La Fontaine, nous laisserons toute liberté à ceux qui croient retrouver son
style dans le verbiage plat et vulgaire de ce libelle, que l'homme le moins ha-
bitué au commerce des coulisses reconnaîtra sans peine pour venir de là et
devoir y rester. Maintenant il faut dire que l'auteur, quel qu'il fût, comédien
ou comédienne, qui pouvait connaître quelque chose du portier de l'hôtel Gué-
négaud, ne savait pas le premier mot de la cour de France, où il place l'his-
toriette dont nous parlons. Cest à ChaMbord ^'tl fait jouer la Prinotui étÈ^
lide, et les trois amans qu'il donne à M^^ Molière sont l'abbé ée Richetieit, le
comte de Guicbe et le comte de Lauzua. Prendre ces noms n'était pas chose dif-
ficile, car ils avaient assez retenti; mai», outre que l'on ne voit nulle part la
moindre trace d'une liaison pareille chez les deux, derniers surtout^ il se trome
encore par grand hasard que les deux prsMiers n'étaient alors ni à Yeisailles, ni
à Paris, ni en France» que l'abbé de BÂchelieu était en Hongrie et le conte de
Guiche en Pologne; ce qui noas dispense sans doute de dicreher a'il n'y anrait
pas aussi un alibi pour le troisième.
Certes , s'il ne s'agissait que de l'honneur d'Arnaade B^jart, nous meOriens
peu d'intérêt à relever ces mensonges, et nous abandennerians volontiers hi
femme de Guérin au caquet de ses pareilles; «ais û s'agit de Molièffe^ et, dana ce
livre, publié quinze ans après sa nert, on le fait agir et parler, à tel point qae
ses biographes ont cru l'entendre et ont déveteMent recueiUà ces refiques de sa
conversation, ces confidences de sa pensée. Ce qu'il y a de pire ilans cet em-
prunt, c'est que, tout à edté des feuillets que l'on copiait avec amour, il y eoa.
d'autres que les biographes ont £ait semblanl de nepaa voir, paaeeqit'ila aocof^
saient Molière d'un vice honteux. Ces feuillets, qui ne sont ai plus ni moins vffaia
que le reste, il fallait oser les regarder, les éprouver, eemme noi»a(fons déjà
fait, par un peu d'étude historique, et cette ooniirontation aamiteonéuit à nje-
ter le tout avec même dédain. Dans le sale et odieux récit qui concerne Motiète
LES DBRIflÈfttS AimÈK» DK MllÉRE. 499
et Baron figure uo troisième personnage appelé letloc âe Bellegarde, et il n'était
besoin que de ce nom poar s'aperceToir qu'on lisait nne fable. Le seul duc de
BeBegarde qu'il j ait eu en France était Roger de Saînt-'Lary, mort en 1646. H
eut bien un ncTeu, fils de sa sœur et mari de sa nièce, lean-Ântoine Arnaud de
Gondrin, marquis de Montespan, qui se fit nommer par ses amis, et sans consé-
quence, duc de Bellegarde; mais c'était, au temps où l'on met cette hideuse aren-
tore, un yieillard septuagénaire, retiré du monde, et qui, mort dans un âge très
arancé, n'a laissé aucune espèce de souvenir. Les noms des personnages célè-
bres, de ceux surtout qui ont brillé dans les fastes de la galanterie, semblent tou-
jours être à la disposition des romanciers ignorans, et il n'est pas douteux que
Tauteur de la Fameuse comédienne n'ait pris celui-ci par quelque mémoire
Tague du brillant seigneur qui f avait porté sous Henri IV et sous Louis Xm, sans
plus de souci de l'anachronisme que des érudits, hélas! n'en prenaient tout à
rfaeure, quand ils attribuaient à un homme mort en 1655 un ouvrage de 1688.
Ce qu'il fallait dire encore sans crainte aucune, (f est que, même à part cette
preuve matérielle de (kusseté, le récit qui la contient est démenti par toute la vie
de Molière, même par ce qui s'y laisse voir de moins glorieux. Son triple mé-
nage avec la B^art, la Debrie et sa femme indique assez des habitude» toutes
contraires à celles que veut lui prêter ici l'auteur de ia Fameuse comédienne^
qui raconte d*aiUeurs ces choses tout uniment et comme s'il s'agissait de moeurs
ordinaires. On sait que, grâce au ciel, l'inlamie n^a jamais manqué à ce genre
de dépravation , et Molière, souvent attaqué, n'eiK jamais à baisser le (h)nt de-
vant un reproche qui l'aurait méfié avec les Boisrobert et les d'Assoucy.
Retournons maintenant aux suites des fêtes de Versailles dont ce vilain livre,
si chéri des biographes, nous a trop écarté. S'il nous a fkllu retrancher de l'his-
loire de la femme quelques amans illustres, nous pouvons ajouter une circon-
stance fort remarquable à Thislorre du mari. Le Tarktfe restait défendu « pour
le public, n ce qui le rendait, pour les auditeurs privilégiés, un plaisir de haut
goût. Le roi avait eu tant de part dans le délit reproché à l'auteur par les dévots
de la vflle, i|u*on ne pouvait véntablement l'en croire fort irrité. Une occasion
se présenta bientôt, et la plus singulière assurément qui se pût ofi'rir, de mon-
trer à tous combien peu avait été altérée la faveur du comédien. On sait finsulte
flûte à l'ambassadeur de France dans la ville de Rome, l'an 1662. Après bien
des pourparlers et des menaces, Fafiaire s'était accommodée de la façon la plus
honorable pour la France, et le pape envoyait au roi un légat chargé de rendre
la satisfaction complète. Ce légat, cardinal et neveu du saint-père, fut extrême-
ment fêté de la cour, et, parmi les diverttssemens qu'on lui offrit à Fontaine-
bleau, la comédie ne fut pas oubliée. Le mercredi 30 juillet, Fauteur du Tartufo
et sa troupe jouèrent la Princesse d'Èlide devant l'envoyé de Rome. Il parait
même qu'on lui fit venir l'envie d'entendre une lecture de cette pièce qui venait
de scandaliser les gens, et Molière se vanta biei^ haut d'avoir obtenu son appro-
bation. Cependant l'ouvrage s'achevait. Les trois premiers actes, joués à Ver-
sailles, furent représentés une seconde fois le 25 septembre à VHlers-Goterets,
où le roi était allé visiter son frère, et la pièce entière fût essayée au Raincy,
diez le prince de Condé, le 29 novembre. C'était encore Ht une approbation dont
Molière pouvait se faire hoimeur, comme de celle d'un homme éclairé, d'un ex-
cellent jv^ pour les choses d'esprit; mais c'est une étrange méprise que de faire
MO IXVUI DIS DEUX X0NDI8.
du twince de Gondé, en i664, un arbitre souverain de ce qui touchait à la re-
ligion. Rien n'était plus notoire, au contraire, que son incompétence volontaire
à cet égard, et on peut dire que le héros chrétien si magnifiquement loué par
Bossuet ne s'était pas encore révélé.
Ainsi, dès 1 664, bien avant qu'il fût dans le commerce du public, le Tartre
était devenu un événement du monde, et, si on ne consultait que la physiono-
mie générale de cette époque, tout empreinte de plaisir, de gloire et d'amour,
on aurait peine à trouver l'occasion, l'à-propos de cette œuvre amère et terrible,
qui semble faite à l'avance pour les derniers ans d'un long règne à peine com-
mencé. C'est en y regardant de près, et dans le détail, que l'on parvient à se
l'expliquer. Il y avait alors un parti religieux, sévère, grondeur et persécuté,
partant tout naturellement disposé à la censure des dérèglemens joyeux de la
cour. Le roi, qui donnait en effet l'exemple du désordre, et à qui ce parti était
suspect pour ses anciennes liaisons avec les chefs de la fronde, ne pouvait que
trouver bon qu'on se moquât aussi de cette cabale austère qui l'importunait, et
il ne vit certainement pas autre chose dans le Tartufe qu'une plaisante repré-
saille contre la dévotion rigoureuse, chagrine, sans complaisance pour les fai-
blesses. La cour le prit ainsi et s'en égaya fort; mais la ville s*alarma. La ville
était et est restée toujours, tant que dura cet état de société, très favorable au
jansénisme. En fait d'opposition, on prend ce qu'on trouve, et la querelle reU-
gieuse était devenue, pour bien des gens à qui l'on avait interdit le débat poli-
tique, un pis-aller assez sortable. Ceux-là donc, et nous voulons dire les magis-
trats, les bons bourgeois, les notables de paroisse, étaient fort disposés à blâmer
ce que Versailles approuvait. Voici comme on s'y prit pour les désarmer, et les
intéresser même au succès du Tartufe, Dans l'action de ce drame, il arrive un
moment où le professeur de dévotion outrée, l'homme dont Orgon suit avec
une entière bonne foi les rudes maximes, vient à employer, pour excuser et jus-
tifier sa passion, une doctrine plus commode, plus humaine, une doctrine cor-
rompue et corruptrice. Cette doctrine était précisément celle dont les jansénistes
accusaient les jésuites, leurs ennemis déclarés. On leur fit entendre que tout
Tobjet de la comédie nouvelle était là, et qu'en un mot le Tartufe continuait
les Provinciales. Ainsi, les deux opinions belligérantes furent amenées à croire
qu'il y avait du bon pour chacune d'elles dans l'œuvre défendue, et, le mystère
s'en mêlant, tout le monde voulut en goûter.
Ce que nous disons ici n'est pas une supposition plus ou moins ingénieuse
pour éclaircir un point obscur de l'histoire. Nous aurions eu peut-être quelque
mérite à le deviner; mais la vérité est que nous avons eu seulement grand plai-
sir à l'apprendre. C'est de Racine encore que nous tenons cette lumière. Bien
peu de temps après l'époque où nous pommes. Racine, élève de Port-Royal, se
crut offensé, dans sa dignité toute nouvelle d'auteur dramatique, par un écrit
janséniste qui traitait « d'empoisonneurs publics » les poètes de théâtre. Racine,
l'homme le moins doux qu'il y ait eu, oublia tout le respect qu'il démit à ses
maîtres, et il écrivit contre eux deux lettres terribles. Dans la seconde, on lit ce
passage curieux : « Celait chez une personne qui, en ce temps-là, était fort de
vos amies; elle avait eu beaucoup d'envie d'entendre lire le Tartufe, et l'on ne
s'opposa point à sa curiosité. On vous avait dit que les jésuites étaient joués dans
cette comédie : les jésuites, au contraire, se flattaient qu'on en voulait aux jan-
LBg minriEMIS ÂKJKÈM8 M HOUilB. 2M
U n^imporle. La compagnie était assemblée; Molière allait eom-
meacar» lonqa^on irit arrÎTer un homme Tort échauffé, qui dit tout bas à cette
penoDae : «Qod! madame, vous allez entendre une comédie le jour que le
mjslère de Tiiiiqutté s'accomplit, ce jour qu'on nous ôte nos mères! » Cette rai*^
soQ parut eoDTaincante; la compagnie fut congédiée. Molière s'en retourna bien
éloBoé de rempresBemait qu'on avait eu pour le faire venir, et de celui qu'on
avait pour le renvoyer. » Le commencement de cette historiette confirme plei-
p^neatce qse nous avons avancé; la fin nous fait connaître à quelle époque la
chose se passa. Ce fut, en effet, le 26 août 1664, que Tarchevèque de Paris fit
sortir de Port-Royal douze religieuses.
Les circonstances qui ont accompagné ou suivi la première apparition du
Tari^fe étant ainsi bien connues, nous n'avons plus qu'à suivre la marche de
Ifelière après cette tentative glorieusement avortée. Son caractère, parfaitement
honnête, était fort irritable. 11 avait rencontré un obstacle, et, quoiqu'il n'en fût
véritablement résulté aucua dommage, aucun danger pour lui, quoiqu'il fût
resté en aussi bonne position auprès du roi et que sa réputation dans le public
n'eût Uài sans aucun doute qu'y gagner, il en gardait un vif ressentiment. C'est
dans cette disposition d'esprit qu'il écrivit le Festin de Pierre. La fable en était
populaire; il y avait plus de six ans déjà qu'une troupe de campagne d'abord,
pois la troupe italienne, ensuite celle de l'hôtel de Bourgogne, en avaient ras-
sasié les spectateurs, et il n'est nullement à croire, comme Voltaire l'a dit, qu'il
y eût poui^ la troupe de Molière un besoin pressant de la reproduire. Ce qui est
plus certain, c'est qu'elle semblait convenir fort bien à la situation où se trouvait
l'auteur du Tartufe. On l'avait traité, ces derniers mois, de libertin , d'impie et
d'athée : ce sont mots dont les dévots de toutes les robes ne sont point avares.
11 allait montrer sur son théâtre un libertin puni , un impie foudroyé, un athée
pkmgé dans l'abîme. Malheureusement il y a, au fond même de ce sujet, quelque
bonne foi qu'on y apporte, quelque sérieuse intention qu'on ait de le faire servir
à l'édification du prochain, un inconvénient contre lequel nul talent ne saurait
{Nrévaloir. C'est que le libertin amuse, qu'il met le spectateur de son parti , tant
que dure son péché en action , et que le châtiment surnaturel qui arrive à la fin
pour terminer la pièce n'épouvante et ne corrige personne. Et, dans le fait, on
ne voit pas que Molière, qui pouvait assurément beaucoup, se soit donné trop
de peine pour éviter ce mauvais résultat. Son don Juan incrédule, moqueur,
brave, mettant toujours l'honneur à part dans sa mauvaise conduite, toujours
heureux jusqu'à ce qu'un miracle s'opère, n'était pas fait certainement pour
rendre odieux le libertinage, surtout quand l'auteur n'avait songé à lui opposer
qu'un valet poltron , gourmand et cupide, dont il eut encore le tort de se donner
le rôle sous le nom de Sganarelle. Aussi personne n'y fut-il trompé, et le Festin
de Pierre, joué le 45 février 1665, aggrava ce qu'il semblait vouloir réparer.
On doit permettre aux partis, même à ceux dont on se tient le plus éloigné,
d'être clairvoyaus sur leurs intérêts. Les dévots sentirent bien qu'on leur faisait
un nouvel outrage, et ils s'en plaignirent. Dès la seconde représentation, il fallut
retrancher quelques passages, cette scène du « pauvre d notamment, dont le
dernier mot a de quoi confondre, lorsqu'on l'entend prononcer à deux siècles
en arrière de nous. Une polémique violente s'engagea contre la pièce, qui dis-
parut bientôt de la scène sans être imprimée. L'effet qu'elle avait produit sur
TOME XXI. U
9M tuvDB tDn \
les penoones sinoèremeiitiiieu^, sur les jdiis purs^deptes da jaoBénisiBe, m
ralrouTe encore dam Touvrage déjà cUé du prince de Conti. « Y a-441, s^écria
le prince théologien^ une école d'athéisme plua ouverte qmt ie FeêÉin de Pierre^
où , après avoir fait dire toutes les impiété les plus honnies à «a lathée qui a
beaucoup d'esprit, FautaHr confie la cause de Itoi à un valet à^ il ^fisit dire,
pour la soutenir, toutes les impertinences du monde) Et il pvéleod justifier à la
fin sa comédie, ai pleine de blasphèmes^ à k faveur d'ime lusée qu-il fait le
ministre ridicule de la vengeance divine! p Xout cela pouiait être mieux dit,
mais ne manquait pas de raison, et, s'il était possible de croire que Molière eâl
conçu le dessein candide d'écrire un drame contre l'impiété, il faudrait recon-
naître qu'il n'y »vait pas réussi.
Le roi avait défendu à Molière de montrer son Tarttrfe devant «le piAlic; M
nous aemUe fort probable que pareille injonction hii avait été fiaite pour qu^il
ne publiât pas son Festin de Pierre, Quand l'amitié existe chez celui qui eom-
mande^ eUe l'oblige à indemniser celui qui obéit, et le roi n'y manqua pas. Au
mois d'août suivant, il pria son frère de loi céder ses comédiens, leur assura une
pension de sept mille livres, et la troupe de Monsieur devint « la troupeau roi, »
ce qui n'empêcha pas celle de l'hôtel de Bourgogne de continuer à s'appeler « la
troupe royale. » Ce fut dans ce temps aussi que Molière devint père du seul enlint
qui lui ait survécu, de cette fille dont le sieur de Modène fut parrain le 4 août 4 MS.
Le 15 septembre suivant, la nouvelle troupe du roi alla représenter à Versailles
V Amour Médecin^ encore « un impromptu, fiait, appris et joué en cinq jouis, »
encore « une pièce mêlée d'airs, de symphonies, de voix et de dames. » MoUère
y paraissait de nouveau dans le caractère de Sganarelle, cette fois père de
famille, bon bourgeois, malin, entêté et pourtant crédule. On n^apas remarqué
que, dans la première scène, il avait jeté un trait plaisant sur la profession de
son père. « Vous êtes orfèvre, monsieur Jossel i» mot devenu proverbial, n'était
que la moitié de la leçon comique adressée aux donneurs d'avis; l'autre regar-
dait (( M. Guillaume, qui vend des tapisseries. » Ce qui donne une véritable im*
portance à cette spirituelle bluette, c'est la nouvelle audace qu'y déploya Molière,
encore tout froissé de son premier engagement avec les dévots, contre d'autres
ennemis qu'il lui avait plu de se donner. Le Festin de Pierre contenaitdéjà quel-
ques moqueries sur les médecins; mais ces moqueries venaient de don Juan,
« impie en médecine » comme en tout le reste. Maintenant, à Versailles, devant
la cour, et le roi prêt à rire, Molière vient livrer à la raillerie la plus cruelle, non
pas seulement la médecine, n(m pas seulement les médecins, mais des hommes
connus de tous, parfaitement indiqués par l'imitation burlesque de leurs gesles,
de leur langage, de leurs noois. Or, voilà ce qu'il faut croire, non pas sur le dire
des commentateurs, qui n'y voient pas bien clair, mais sur le témoignage des
contemporains. Guy-Patin, médecin aussi, mais médecin frondeur, ne hantait
pas les théâtres, il est même fort douteux qu'il ait jamais ni vu ni compris Mo-
lière; mais il connaissiût apparemment les gens de son métier, et c'est lui qui
nous apprend ( 22 septembre ) qu'on « a joué à Versailles une oomédie des mé-
decins de la cour, où ils ont été traités de ridicules devant le roi, qui en a bien
ri. On y met, ajouto-t-il , en premier chef les cinq premiers médecins, et, par-
dessus le matohé, le sieur des Fougerais. » Ph» tard , quand la pièce fut donnée
au public, il écrit uncoce <fl8 septembre) : « On joue préserftemeirt à rhôtel de
LES DBftnia» àxmÈm ds hoiièrb. 909
Bourgogne (au Palais-Royal) P Amour Malade (I^Ânwm' Médeeki^\ tout Paris y
Ta en foule pour voir représtoter te médecins de la cour, et principalement
Esprit et Guenaut, avec des masques faitatoiU eiprès;. on y a ajoaté des Fouge-
rais. » Guy-Patin se trompe éTidemment ssr le nombre des médecins joués
comme sur le titre de la pièce et le théâtre où on la donne, mais il ne saurait se
tromper sur la qualité des gens qu'il désigne. I^es « dm^ premiers médecins »
sont en effet cinq personnes de cette profession ayant chacun le titre de « pre-
mier médecin « dans les maisons des personnes royales, et il n'y en avait réelle-
ment ni plus nC moins, savoir : pour le roi , Valbt; pour la reine-mère, Seguin;
pour Ta reine, Guenaut; pour Monsieur, Esprit, et pour Madame, Yvelin. Des
Foogerais (IM»fonandrès) n*étant pas de ce nopibre et figurant dans la pièce, il
ai*ensuit qu'un dés cinq a été épargné, puisqu'il ne s'y trouve en effet que cinq
médecins ridicules. Après cela, que les appfications soient distribuées bien ou
ma!, iï n'en reste pas moins certain qu'elles se firent dès-lors, qu'elles portaient
smr des hommes parfaitement reconnaissables, qui avaient charge dans la famille
royale et répntaition dans la ville; que Molière n'eut pas à les désavouer et qu'il
ne fnt nullement inquiété pour y avoir donné lieu.
On a cherdié un motif puéril à cette violente déclaration de guerre contre la
médecine et les médecins; nous croyons qu'on serait plus près de la vérité en
lui donnant une cause affligeante. Cet homme, qui se moquait si bien des pres-
criptions et des remèdes, se sentait malade. Avec une dose ordinaire de faiblesse,
il aurait demandé à tous les traitemens une guérison pout-èire impossible.
Ferme et emporté comme il était, il aima mieux nier d'une manière absolue le
pouvoir de la science, lui fermer tout accès auprès de lui, et employer ce qui lui
restait de santé à remplir aa vie selon son goût et sa passion. Il y avait donc
dansson fait, à l'égard de la médecine, quelque chose de pareil à la révolte du
pécheur incorrigible contre le ciel, une vraie bravade d'incrédulité; mais il la
soalîDi avec tant de coastaaoe et de bonne humeur, il se Uvra lui-même si gaie*
ment pour enjea à eelte folie gageure, qu'oa ne peut se défendre d'une admi-
FBlioo oompaUttante en voyant uneTaiUerie, qui naît du désespoir, ne s'arrêter
que par la mort. Son mal était à la poitrine, et se révélait par une toux fré-
quente, dont il savait tirer, pour ses rôles, dos effets plaisans. « La toux de Mo*
hère» est demeurée loog-tenH»» oomme la claudication de Béjart, une tradition
dn tJbéàtre. Elle annonçait son entrée en scène, elle entrecoupait son débit d'une
façoif toute divertissante. Use Cûtdire lui-même par Frosine, dans l* Avare,
qn» i^ fluxion ne lai sied pas mal, et qu'il a bonne grâce à tousser. Dans une
pièce kostik, dont nous parierons pkis tard^ un des personnages s'éerie en Tenr^
« Oui, e'est hii; je le viens de conmdtre à sa toux. »
Outre cette incommodité habituelle, il lui survenait par intervalles des accès de
maladie aigûe qui le tenaient au lit et mettaient ses jours en danger. Le pre-
mier dont nous ayons pu trouver la trace est de bien peu de temps postérieur
à V Amour Médecin. Nous le tenons de Charles Robinet, qui avait pris la suc-
cession de Loret, mort en 1665. n écrit le 21 février 1666 :
Je VMS dôai, pour autre avÉs^
. ,^ Que MoUère^ k disu du ris
t04 BBTUI DIS DKIJT M ONBIS.
Et lé seul TéritaUle Morne,
Dont les dieux n'ont qu'un vain fantôme,
A si bien fait avec Gloton
Que la Parque au gosier glouton
A permis que sur le théâtre
Tout Paris encor Tidolàtre.
Peu de mois après cette résurrection, le 4 juin 1666, Molière donnait au pu^
blic le Misanthrope, Nous n'avons pas. Dieu merci , à nous occuper de tous les
commentaires dont cette pièce a été le sujet. C'est le sort des chefs-d'œuvre de
susciter parfois un blâme paradoxal, mais surtout de subir sans cesse le verbiage
de l'enthousiasme démonstratif. Ici nous cherchons seulement à rétablir la vérité
de l'histoire. On a déjà fort bien, mais fort tard, réfuté l'assertion de Grimarest,
qui découvrit, en 1705, que le Misanthrope avait été d'abord froidement ac-
cueilli du public, lorsque deux contemporains, doux rivaux, Donncau de Visé et
Subligny, avaient constaté, dès le lendemain, le succès de l'œuvre nouvelle,
succès moins vif sans doute, moins bruyant, moins général, que ne l'eût été dans
tous les temps celui d'une farce excellente, mais tel enfin que l'un (Yisé) en fai-
sait le texte d'une longue lettre adressée à la cour, que l'autre (Subligny) faisait
dire, le 47 juin, à sa « Muse dauphine : i»
Une chose de fort grand cours
Et de beauté très singulière
Est une pièce de Molière.
Toute la cour en dit du bien,
Après son Misanthrope^ il ne faut plus voir rien :
Cest un chef-d'œuvre inimitable.
Il est un autre point sur lequel on s'égare depuis quelque temps avec une sin-
gulière liberté. Cest l'application, aux personnages nommés dans l'histoire, de
tous les traits que l'on rencontre dans les livres. Cette manie, non pas de trou-
ver, mais de fournir des « clés, » a toujours fait le désespoir des écrivains mo-
raux ou satiriques, même de leur vivant, et quand on savait où rencontrer les
gens dont il était question. Jugez ce qu'il en doit être aujourd'hui de ces dési-
gnations faites au hasard, sans nulle connaissance du monde où l'on prétend
s'introduire, et pour le seul plaisir d'écrire des noms illustres dans un commen-
taire ! Que l'on ait signalé de la ressemblance entre Alceste et le duc de Montao-
sier, cela est incontestable et contemporain; mais quel homme de cette époque
se serait avisé de reconnaître dans Oronte, dans ce faquin de qualité tout au
plus, qui prétend que ce le roi en use honnêtement avec lui, » le duc de Saint-
Aignan, mauvais poète sans doute, comme tout grand seigneur de l'Académie
française, homme d'esprit pourtant et du plus exquis savoir-vivre, le Mécène
d'alors, respecté de tous, tendrement aimé du roi, comblé de ses plus hautes
faveurs, cité partout pour a le modèle d'un parfait«courtisan. » Dans ce temps
aussi, qui aurait seulement pensé que Cclimène pût être la duchesse de Lon-
gueville, la sœur de monsieur le prince, vouée depuis treize ans aux pratiques
de la religion la plus austère? En songeant que de pareilles sottises ont été dites
et 5ont répétées, on se sent prêt à écouter plus patiemment un dernier corn-
LIS DUHliUS ANIIÈBS DB XOLDÈRB. 209
ateor qui Teut que Molière ne soit pas allé 'chercher si loin ni si haut ses
les, qu'il les ait pris tout simplement dans sa maison, dans sa troupe, dans
otonrage, et qu'avec les seules figures de sa femme, de ses camarades et
} amis, il ait composé ce tableau, où nous avions cru voir la peinture des
rs et des vices de la société la plus polie.
Misanthrope^ quoi qu'on en ait dit, fit son chemin tout seul sur le théâtre
latdeux mois, non pas à la cour, car le deuil de la reine-mère (morte le
DTier 4666) avait suspendu toute espèce de fête, mais au Palais-Royal. Ce
solement le 6 août que Molière fit représenter le Médecin ma /gré luL Au
de novembre, le logis royal se rouvrit pour la comédie, et il est fait men-
fane représentation du Misanthrope^ donnée le 26 chez Madame. Molière
itentôt à reprendre ses travaux de commande pour les plaisirs du maître. Il
lit d'abord au Ballet des Muses^ exécuté à Saint-Germain le 2 décembre, la
idie encore inachevée de Mélicerte; puis, pour une seconde représentation
lème ballet, 5 janvier 1667, il remplaça ce fragment de pièce en vers par
pièce complète en prose, le Sicilien ou P Amour peintre. Une lacune se
ra ensuite dans cette vie si occupée, et nous ne saurions qu'en croire, si Ro-
tDe Tenait à notre aide en nous disant, à la date du 17 avril 1667 :
Le bruit a couru que Molière
Se trouvait à l'extrémité
Et proche d'entrer dans la bière;
Mais ce n'est pas la vérité.
Je le connais comme moi-même :
Son mal n'était qu'un stratagème
Pour jouer même aussi la Parque au trait fatal*
oal néanmoins était si vrai, qu'il le tint deux mois de plus éloigné de la scène,
reparut le 10 juin dans le Sicilien, joué pour la première fois ce jour-là sur
léàtrc du Palais-Royal : u Et lui, )> dit encore Robinet le 11 juin.
Et lui , tout rajeuni du lait
De quelque autre infante d'Inache
Qui se couvre de peau de vache.
S'y remontre enfin à nos yeux
Plus que jamais facétieux.
; pendant cette maladie, la seconde en moins de quinze mois, qui avait con-
Bé Molière au repos et au laitage, la scène politique s'était agitée. Après
lonées d'un règne hautain, mais calme et sédentaire, le roi Louis XIV,
i*afait encore eu de querelles qu'au loin par ses ambassadeurs et ses vais-
K, venait de faire tout à coup sonner la trompette et marcher des soldats
la frontière la plus prochaine. Il s'agissait d'aller prendre ou conquérir
irt d'héritage qu'on prétendait dévolue à l'infante Marie-Thérèse par la
de Philippe lY, c'est-à-dire les Pays-Bas. Quoique la succession fût ou-
depuis plus d'un an (17 septembre 1665), c'était à peine si, durant l'hiver
>67, alors que se dansait à Saint-Germain le Ballet (*es Muses^ on avait pu
s dispesé pour la guerre ce jeune roi qui se divertissait si bien. Ccpendent,
106 IB7CB DV VBVx ■mmiL
«près le carnayal de cette année, après nne dernière fête ée VersaiEes, « qn
avait doré les trois jours gras et coûté des mîliians à tont le monde, » trois «»•
nées s'étalent mises en mouvement, dont Tone avait p«ar chef le maréchaldi
Turenne. Bientôt le roi loi-mème, et à sa suite toute la cour, avait pris le ehe*-
min de la Flandre. « Paris est un désert, » écrivait le ^ mai il>^ de Sévigné.
Dès le 16 en effet, le roi avait ({mité Saintr€ermaio a^ec sa femme et 6a maî-
tresse; le 3 juin, il entrait à Charleroy; le 35, il avait pris Toomay; la 2 jaillel,
il était devant Douai, qui se rendit le 6; le 31 , il prenait possession 4*0udenavdsv
et le 5 août, il manquait Dendermonde. Ce jour4à mè«e, à Paris, sur le tfaéâln
du Palais-Royal, Blolière donnait au public la comédie que depuis^t)!» aoai
lui était défendu de jouer, faiblement déguisée par le titre de Pimpostemr.
De ce véritable coup d*état nous n'avons qu'un témoin, et ee témoin n'est pas
plus que Robinet. Ce pauvre écrivain adressait à Madame ses lettres imprimées;
il venait de finir sa missive hebdomadaire, et Tavaii datée du 4 août* Le ven-
dredi 5, pendant qu'on l'imprimait, il alla au Palais-Royal, et, en sortant dn
spectacle, il écrivit à la hâte une vingtaine de vers détestables, que personne n'a
lus parce qu'ils sont en forme de préface, pour annoncer le nouveau triomphe
de Molière, triomphe qui , sdon lui, devait durer « longtemps. » Le samedi 6,
un ordre du premier président défendit de jouer la pièce le lendemain, et le pru-
dent Robinet n'en parla plus.
Cest là tout ce que nous savons des contemporains sur ce sujet , et nous te-
nons le reste de Molière lui-même. Le roi étant à l'armée, le chancelier avec le
conseil à Compiègne, la police de Paris appartenait sans conteste au parlement.
Le chef de cette compagnie, qui savait comme tout le monde la défense faite à
Molière de jouer publiquement le Tartufe, lui demanda compte de cette infrac-
tion au commandement qu'il avait reçu. Sur quoi, et c'est Molière qui le dit,
« tout ce qu'il put faire pour se sauver lui-même de l'éclat de cette tempête, ce
fut de dire que le roi avait eu la bonté de lui en permettre la représentation, et
qu'il n'avait pas cru qu'il fût besoin de demandier cette permission à d'autres,,
puisqu'il n*y avait que le roi qui Peut défendue. » Celait le cas d'en référer au roi,
qui pouvait en quelques jours confirmer ou démentir cette allégation, et, en at-
tendant sa réponse, de laisser, comme on dit an palais, « les choses en l'état. »
Cest ce qui fut fait, et rien de plus. Le dernier acte notoire étant une défense de
jouer la pièce, la représentation en demeura suspendue. Molière n'eut pas, heu-
reusement pour lui , l'occasion de prononcer le mot, d^à vieux de son temps,
dont on lui a fait honneur, et qui ne serait certainement pas resté impuni. Il n'y
eut pas de seconde représentation affichée, pas de public appelé au théâtre et
renvoyé, pas de tumulte, pas de discours. Molière écrivit un plaeet que deux de
ses compagnons allèrent porter au roi devant LHle. Il y rappelait avec chalevr et
dignité la permission qu'il disait avoir reçue du roi; il le sommait respectueuse-
ment de fmre observer sa parole par ceux qui tenaient de lui leur autorité; il
semblait même vouloir l'inquiéter pour ses divertissemens à venir : a I! est très
assuré, disait-U, qu'il ne faut plus que je songe à faire des eomédiéft, si les tar-
tnfes ont l'avantage. » Fenéant que ce message faisait sa route, une autre au-
torité venait de se prononcer contre Touvrage. L'ancien précepteur du roi, Par-
cHevèque de Paris, publiait {Ai août) un mandement qui défendait « à toutes
personnes de voir représenter, Tire ou entendre réciter la comédie nouvellement
LVS MMOAh» idOriBB DB 1H)LIÉRB. 107
Dominée Plmposteurj «dit pubiâquement, soit en partîeulier, toiB <peine d'ex-
communication, v Cette interdiction allait, comme on ^t, beaacoup plus loin
que celle dont le parlement voulait maintenir Teffet. fiUe atteignait tous ceux
qui s'étaient mis jusque-là hors an fwblie, le roi compris. Cependant les comé-
diens députés furent gracieusement reçus au camp devant Lille; ils en rapportè-
rent cette réponse : « qu'après son retour, le roi ferait examiner de nouveau la
pièce et qu'ils la joueraient. » Lille se Tendit le 27 août, le roi était de retour à
Saint-Germain le 7 septembre, et l'on n'entendit plus{»ar]er du Tartufe.
Ici encore le silence absolu des contemporains nous laisse ^ns une ignorance
complète de ce qni put se passer entre k comédien et le roi. il est certain que
celui-là avait parlé hautetdair, que eelui*ci avait répondu obscurément; il est
certain encore que le roi recula une seconde fois devint les manifestations con-
traires à sa Tolonté, puisqu'il ne fit pas jouer alors, ni long^^temps après, la pièce
incriminée; mais, malgré l'éclat de cette affaire dans Paris, malgré l'intérêt qu'y
avaient pris deux puissances de l'état, le parlement et l'archevêque, malgré tant
de motifs pour qu'elle fût partout un objet de curiosité ou de dispute, il ne nous
est pas resté un seul mot de cet événement et de ce débat. Les faits seuls, et des
ûûts négatifis, nous en instruisent quelque peu. Après le retour du roi, trois
BUMS se passent sans qu'on voie nulle part figurer Molière. Au mois d'octobre^
sa troupe est appelée à jouer devant le roi, et c'est un autre auteur, de Visé,
tfM fournit ponr cette occasion le divertissement de Délie, Au commencement
ée Bovembre, la cour étant à Fontainebleau, c'est encore une pièce comique dn
nième4le Visé, jouée par les mêmes comédiens, qui termine les fêtes. H ne pa-
vfth pas qu'on eût vu Molière davantage sur la scène du Palais-Royal, car Robinet
éeiît le samedi 34 décembre :
Veux-tu, lecteur, être ébaudi?
Sois au Palais-Royal mardi. -
Molière, que l'on idolâtre,
Y remonte sur son théâtre.
Était-ce une nouvelle atteinte de sa maladie qui avait causé cette retraite?
N'était-ce pas plutôt un fier ressentiment de l'abandon où le roi l'avait laissé à
Foccasion du Tartufe? Nous n'en savons rien. Ce que nous voyons, c'est que
Molière reparut devant le public le 3 janvier 1668, que le 5 du même mois il
jouait aux Tuileries le Médecin malgré lui, que le 13 il donnait sur son théâ-
tre Amphitryon, et que le 16 il représentait cette nouvelle pièce à la cour. Si,
comme nous sommes enclin à le penser, il y avait eu du dépit, du chagrin, de
la bouderie dans cette éclipse de trois mois, on peut juger ce qu'avaient de sens
et ce que durent produire d'effet ces vers qui commencent presque la comédie
^Amphitryon et que Molière débitait lui-même dans le rôle de Sosie :
Sosie, à quelle servitude
Tes jours sont- ils assujettis?
Notre sort est beaucoup plus rude
Chez les grands que chez les petits.
Ils veulent que ponr eux tout soit dans la nature
Obli^ de s'immoler,
906 UTUB MB mxm mohms.
Jour et nuit, grêle, vent, péril, chaleur, froidure.
Dès qu'ils parlent, il faut voler.
Vingt ans d*assidu service
N'en obtiennent rien pour nous.
Le moindre petit caprice
Nous attire leur courroux.
Cependant notre ame insensée
S'acharne au vain honneur de demeurer près d'eux,
Et s'y veut contenter de la fausse pensée
Qu'ont tous les autres gens que nous sommes heureux.
Vers la retraite en vain la raison nous appelle,
En vain notre dépit quelquefois y consent;
Leur vue a sur notre zèle
Un ascendant trop puissant.
Et la moindre faveur d'un coup d'œil caressant
Nous rengage de plus belle.
Et, dans le fait, Molière était « rengagé. » L'effet ne s'en fit pas voir aussitôt,
parce que le roi employa son carnaval à prendre la Franche-Comté; mais, quand
l'été revint avec une paix glorieuse qui laissait à la France ses conquêtes de
Flandre, on vit Molière se remettre à l'œuvre pour les plaisirs de la cour. Une fête
non moins brillante que celle de 1664 se préparait à Versailles, dans les nou-
veaux jardins créés par Louis XIV. On y avait réservé la place principale à la
comédie, et Molière était chargé de la remplir. Un théâtre magnifiquement dé-
coré, les meilleurs danseurs, les plus belles voix, de nombreux instrumens et
Lulli furent mis à sa disposition. Tout ce luxe royal ( 1 8 juillet ) servit comme
d'entourage à sa personne et forma le cadre de George Dandin. H avait écrit
la pièce et il y jouait le premier rôle; les paroles chantées étaient de lui, les
ballets se rapportaient tant bien que mal à l'action où il figurait. 11 n'était vrai-
ment pas croyable qu'on eût refusé quelque chose à un homme qui se prodiguait
ainsi.
Le 9 septembre de la même année, il donnait C Avare sur le théâtre du Pa-
lais-Royal. Au sujet de VAvare^ Grimarest a fait quelques contes absurdes, dont
les biographes ont eu grand tort de s'embarrasser. Avec un peu plus d'attention,
ils auraient vu que cet homme, qui entreprenait une vie do Molière, n'avait pas
même sous la main, n'avait pas même songé à emprunter un exemplaire de ses
œuvres, qu'il ne connaissait pas seulement l'ordre dans lequel ses comédies
avaient été représentées. Nous l'avons vu faire jouer les Précieuses pour la pre-
mière fois en province. Il ne sait pas que les Fâcheux ont été représentés à
Vaux; c'est à peine s'il a entendu parler, et encore bien tard, quand sa besogne
est presque finie, des trois premiers actes du Tartufe donnés à Versailles; il y
fait paraître comme ouvrage nouveau le Mariage forcé; il fait venir /eFeÀ7t/< de
Pierre avant qu'il soit question du Tartufe; par compensation, le Tartufe pré-
cède/e Misanthrope sur le théâtre public, et la permission d'en continuer les
représentations arrive directement du camp devant Ulle. C'est sur la foi d'un
écrivain si exact qu'on a dit qu'un premier essai de V Avare avait mal réussi,
et qu'après un intervalle plus ou moins long, Molière s'était décidé à le reprendre.
LES DBENIÈRBS AlflfÉIS DB MOLIËRE. 209
Le fait est que jamais V Avare n'avait été ?a de personne avant le 9 septembre
1668, et qu'il eut alors un succès fort satisfaisant. Si nous avions à examiner la
pièce, nous montrerions aisément pourquoi Pexécution la plus parfaite n'a jamais
pu parvenir à en faire un spectacle agréable, quelque admiration du reste qu'elle
ait toujours excitée. Ce qu'il nous appartient de dire, c'est qu'elle fut goûtée
et suivie; qu'en deux mois, elle fit partie deux fois des divertissemens de la cour,
le 16 septembre chez Monsieur, le 5 novembre chez le roi, ce qui prouve à la
fois l'empressement et la durée de l'approbation.
En ce même temps, la troupe de Molière fut appelée chez le prince de Gondé,
à Chantilly, où Monsieur et Madame étaient allés se divertir, et voici comme en
parie Robinet :
(Là) le grand Condé leur fit chère.
Je vous assure, tout entière,
Et Molière y montra son nez :
Cen est, je pense, dire assez.
Au moins n'était-ce pas en dire trop, et il serait difficile, si l'on ne le savait
d'ailleurs, de soupçonner ce que cachait cette prudente réticence. La pièce où
Molière « avait montré son nez » à Chantilly, ce n'était pas la comédie toute
neuve de r Avare. Cétait le Tartufe, dont le prince de Condé avait voulu réga-
ler ses hôtes, sans doute parce que, hors du diocèse de Paris, on se croyait à
Fabri de l'excommunication. Molière se tenait donc toujours prêt à le faire repa-
raître sur la scène; mais ce qu'il désirait surtout, ce qu'il devait sans cesse de-
mander, c'était de pouvoir l'exposer librement au grand jour de son théâtre,
devant la foule, sans mystère et sans choix de spectateurs, chacun y venant pour
son argent, depuis «( quinze sols » jusqu'au « demi-louis d'or. » Il l'obtint enfin.
Le mardi 5 février 1669, la troupe du roi annonça le matin et joua le soir le
Tartufe ou V Imposteur.
Personne encore n'ayant pris soin de chercher et de nous dire ce qui avait pu
déterminer cette tolérance tardive et subite pour l'œuvre long-temps prohibée, il
nous a fallu jeter un regard dans les faits de l'histoire, et nous y avons trouvé
une explication fort plausible. Le long débat qui avait divisé Téglise de France
et mis aux prises une partie du clergé avec l'autorité pontificale venait d'être
enfin terminé par un accommodement que Ton voulait croire durable. Le bref
préliminaire à cette fin était parti de Rome le 29 septembre 1668; l'arrêt du con-
seil qui en était la suite avait été rendu le 26 octobre; le docteur Arnauld avait
£ait sa soumission le 4 décembre, et le bref définitif de réconciliation, daté du
19 janvier 1669, était arrivé vers la fin du mois. Dans les premiers jours de fé-
vrier, tout était joie, espérance, bonne amitié, concorde, oubli des injures, r^
paration des torts; il ne restait plus qu'à réintégrer les religieuses de Port-Royal,
ce qui eut lieu le 17. Molière profita du moment où tout le monde s'embrassait
pour mettre aussi son Tartufe en liberté, comme tacitement compris dans la
paix de Clément IX.
On peut dire qu'il avait atteint en ce moment le but de toute sa vie. Vingt
jours après la représentation publique et permise du Tartvfe, il perdit son père,
qui avait fini par être vieux, et il devint titulaire de la charge dont il avait re-
couvré la survivance. Peut^re avait-il commencé à en faire le service du vivant
de âonipëre; ce qui est certain, d'après Lagrange et Yinot, c'est que, depviaipfil
j fut entré, il « Texerça dans son quartier josqu'à sa mort. » Cependavtie Tmt^
tmfe continuait à se jouer sans interruption et avec beaucoup d'appiaudimmena.
« n n'y a plus ici, écrivait Guy-Patin te 29 mars, que les comédiens qm gagnent
de l'argent avec te Tartufe de Motière; grand monde y va souvent, o La pièce
parut imprimée te 22 mars, avec un privilège daté du 15, et se vendit chez te li«
braire Bibou, au pria énorme d'un éeu et au profit de Tautenr. EUe était pré*
cédée d'une préface en même temps sévère et moqueuse. Les trois plaoeCs relati&é
cette pièce, et qu'on a en fort raison d'y joindre, ne l'accompagnaient pas encore.
Le premier est certainement de 1664, antérieur au Festin de Pierre; le aecoad
est celui que La Thorilliëre et Lagrange avaient porté, en 1667, au camp devant
Lille; te troisième est du jour où le Tartufe eut permission de paraître, et l'en-
jouement familier qu'on y trouve montre en même temps ce que Molière sentait
alors de bonheur, ce que le roi lui accordait toujours de liberté. Le bienfait do
5 février ne tarda pas à être payé en plaisirs. Au mois d'août, dans une seule
soirée, Molière jouait à Versailles C Avare et le Tartufe. Six semaines plus tard,
à Chambord (6 octobre), il donnait, avec tous les omemens de la musique et
de la danse. Monsieur de Pourceangnac, et cette pièce, réduite aux seules res-
sources de sa franche gateté, était venue, le 15 novembre, amnser le pubtie dii
Palais-Royal.
Molière en était là de son triomphe, quand un libelle vi^nt, élaboré dans fai
forme d'une comédie en cinq actes et en vers, fut publié contre lui, te 4 janvier
1670, avec un privilège daté du 1*' décembre 1669. En lisant à pUisieurr re-
prises cette œuvre d'envie et de colère qui s'intitule Élomire hypoeondre^ û
nous a été impouible de trouver au juste de quelle rancune eUe prooédait Quoi*
qu'elle eût pour second titre les Médecins vengés, la médecine n'y était nulte
part assez honorée pour qu'on pût l'attribuer à un homme de cette profeanon.
L'indignation des dévots ne s'y montrait pas davantage. Le nom de l'auDeor,
imprUné en toutes lettres, « Monsieur le Boulanger de Chalussay, » n'éclaircit
nullement te question, car celui qui le porUûi, et te privilège prouve qu'il à
existé, est demeuré parfaitement inconnu. Quoi qu'il en soit, toute la pièce étail
remplie de la personne d'Èlomire ou Molière, aussi laide, aussi odieuse,. auM
risibte qu'on avait pu la faire. On l'y voyait dans son ménage, maussade, brutal^
|idoux sans cause, malade imaginaire; dans sa troupe, tyran insupportable; aven
tous, inquiet, soupçonneux, frénétique. Des divers incidens de cette composilioB
bizarre, que nous n'essaierons pas d'analyser, on peut tirer au moins une véri-
ld>te biographie de Molière, comme ses ennemis l'entendaient. Suivant eux, il
éteit fils, non pas d'un juif, mais d'un fripier, ce qui était quasi même chose. Il
était sorti du collège peu de temps avant 1640, etson père, qui était riche, l'avait
fait recevoir, pour son argent, licencié en droit à Orléans. Ensuite il awi* éié
reçu avocat et n'avait mis qu'une fois les pieds au palais, aimant miens aMev
étudier la bouffonnerie cbex les charlatans. Les frères Béjart, l'un bègue, UanlM
borgne et boiteux , l'avaient tiré de ce vilain apprentissage pour lui dure joues
la comédie avec eux et avec tenr sœur, Madeleine, dont il était devenu <
reux, quoiqu'elle fût rousse et de mauvaise odeur. La troupe avait maè
an Part-SaintrPaul d'abord, puis au faubouiig Saint-Germaia, et s'était déddéa
à courir les provincea, jonaot devant des spedatenrt 4 cinq soin par personne;
LES vmmÊÈms Âmtm db iiouèrb. tll
^ 4k «18 et fdnfl de O0tte vie, il était revean à Paris, où oo hii avait donné
kl aalle dm Petli-Bourbon. Là il avait débuté par des rôles tragiques où il aiait
tonjoms été sifflé. Enfin il aiait tiré, de son sac de campagne, son Étamdif
pais 9QD DépU amoureux; il avait ensuite fait SçfonarelUy et ses grimaces
anient féjoaî k public. Depuis, ce n'avait été qu'une suite de succès, et il canp-
lait maÎBteAaDt dix pièces qui faisaient sa iortune ^et celle de ses comparons,
La méchanceté de Técrivain , qui rassemblait sous un tel jour des fisits asset
esaotemeat recueillis, n'avait pas omis ce qu'on disait de son maria^ ËlamirB
(Mie premier, scène BÏ) se vante d'être plus qu'un autre à l'abri des disgrâces
pm^ugales par le sain qu'il a pris de se forger une femme « dès avant le bei>
eean. » Cest là aussi que se trouve, répétée avec une affectation croelks dans
plusienrs passages, l'allusion dont nous avons déjà parlé à celle toux funeste
dont Molière était tourmenté. Du reste, nous ne voyons nulle part l'effet que
pnt pioduire, en i670, soit dans le public, soit sur Molière lui-même, cette
odioBse satire, dent la curiosité historique de noire temps s'est plus occupée, oe
mono semble, que ne l'avait fait, lorsqu'elle parut, la nûdignité des contempo*
ffmins. L'auteur prétend , il est vrai, dans la préface d'une seconde édition de sa
pièee, datée de 1672, que son libraire, gagné par Molière, au lieu de vendre la
marchandise qui lui était confiée, en avait refusé le profit, et qu'ainsi le public
s'en était vu privé, œ qui aurait donné lien à un procès où le juge ordonna la
eonfiscation des exemplaires trouvés dans la boutique. Si la chose est ainsi, elle
fiût grand honneur à la librairie et à la justice.
En tout cas, que Molière ait dédaigné oe libelle ou qu'il raii étouffé, il est
certain que ce ne fut pas même un événement de sa vie, et qu'il n'en reçut au-
cun irottble. An mois de février 1^76t, le roi lui commanda un nouveau divertis-
sement où devaient être rassemblés tous ceux que le « théâtre peut fournir, y» et
prit la peine de lin en indiquer a le si^et. » Molière composa, sur cette donnée,
nn pet-pourri de comédie, de pastorale, de pantomime, de machines et de bal*-
lots, qu'il appela /es jémans Magnffiqueê. 11 fit plus, il accepta la charge d'une
besogne qui semblait appartenir à Denserade, et sur laquelle nous voyons qu'on
seaséprend toujours. L'occasion nous convie à Pexpliquer. Les ballets de cour
le composaient d'entrées, de vers et de récits. Les etUrées étaient muettes; on
voyait s'avancer sur le théâtre des personnages dont le poète avait disposé les
caractères, les costumes et les mouvemens, en leur donnant à figurer par la
danse une espèce d'action. Le programme ou livre, distribué aux spectateurs,
les mettait au ûtit de oe qu'étaient les danseurs et de ce qu'ils voulaient expri-
mer. De touA temps, on y avait joint quelques madrigaux à la louange des per-
sonnes qpii devaient paraître dans les divers rôles, et c'était là oe qu'on appelait
ies «ers, qui ne se débitaient pas sur la scène, qui n'entraient pas dans l'action,
9'on lisait, oo des yeux ou à voix basse, dans l'assemblée, sans que les fif»-
^raas y eussent part, sinon pour «n avoir fourni la matière. Les récUs enfin
lélaiei^ des tirades débitées ou des couplets chantés par des personnages qui ne
HUnsaieot pas, le phis souvent des comédiens, et se rapportaient au sijget de
^^duKine entrée. Bensetade, en dessinant les entrée$ et en rimant les récUt, à
peu près comme on laisait avant Uii, s'était avisé de donner un tour vraiment
4)ouvBatt à SOS tiers. U y mêlait, W9C esprit toujours, souvent avec hardiesse, des
^aaéts «Ofimuns à la porsonneet au pononnage, des rapprochemens tuitèt flat-
SI 2 UVUB DB DBDX KONDB.
leurs, tantôt piqaans, entre le danseur nommé au programme et le rôle qu^il
devait remplir. Ce n'était pas là sans doute une œuvre de grand mérite, mais
on doit reconnaître qu'il y excellait, et cela depuis vingt ans , variant avec ou
singulier bonheur des plaisanteries ou des douceurs dont le texte changeait rare-
ment. Pour juger de ce qu'il savait faire en ce genre, il suffirait de voir com-
bien de fois il réussit à vanter les solides mérites du marquis de Soyecourt, ou
à excuser la laideur du marquis de Genlis. Le dernier ouvrage de cette espèce
qu'eut alors écrit Benserade était le Ballet royal de Flore, dansé par le roi au
mois de février 166^, et, dans un rondeau adressé aux dames, il avait annoncé
quMl renonçait à ce métier. Molière eut ordre de l'y remplacer, de sorte que,
dans le divertissement royal de 1670, sauf le sujet, qui venait du roi, tout ce
qu'on voyait, tout ce qu'on entendait, tout ce qu'on lisait était de sa façon. H
paraît certain que, comme tous ceux qui ont abdiqué, Benserade se montra ja-
loux de son successeur, et fit, avant la représentation, quelque moquerie de dein
méchans vers destinés à être chantés dans la pastorale. Molière s'en vengea en
parodiant, dans les vers faits pour le roi , la manière dont son prédécesseur
tournait la louange; mais il n'essaya pas de l'imiter dans l'épigranime. Les
courtisans, comme à l'ordinaire, rirent beaucoup en voyant contrefaire ce qu'ib
avaient coutume d'applaudir, et Benserade se trouva joué sur son propre ter-
rain. Cest là toute la vérité d'un petit fait raconté fort clairement dans la pré-
face des œuvres de Benserade, rendu inintelligible par Gnmarest, et embelli
par un annotateur moderne de la présence d'un grand seigneur (le duc de
Brezé) mort en 1646. — Pour achever ce qui regarde les Amaiis Magnifiques^
nous dirons que le roi y dansa deux fois, avec les attributs de Neptune et d'A-
pollon , encore bien que Racine eût donné depuis deux mois (13 décembre 1669)
sa tragédie de Brilannicus,
' Une nouvelle occasion de réjouir le roi se présenta huit mois plus tard , le
14 octobre 1670, à Ghambord, et inspira plus heureusement Molière; il y donna.
le Bourgeois Gentilhomme, Suivant un récit qui retrouve partout, et qui vient
de Grimarest, la pièce aurait médiocrement diverti la cour, et le roi lui-même,
par espièglerie, aurait réservé son jugement jusqu'à la seconde représentation^
après laquelle il se serait déclaré fort satisfait. Nous ne voyons nulle part, et il
est contre tous les exemples en chose pareille, que le Bourgeois Gentilhommr
ait été joué deux fois de suite dans le même lieu. La cour en eut bien une se--^
conde représentation, mais à Saint-Germain, le 12 ou 13 novembre, et le fZ-^
il parut sur le théâtre du Palais-Royal. Au carnaval suivant (1671), Molière fut^
chargé d'inaugurer, par une pièce du genre noble et à grand spectacle, la salle^^
des Machines, que le roi avait fait construire aux Tuileries. 11 prit pour sujet la^
vieille fable de Psyché, qui venait d'être rajeunie par La Fontaine (1659);^
mais la prose de Pourceaugnac et du Bourgeois Gentilhomme ne suffisait plus^
quand il fallait faire parler les dieux. Le temps manquait à Molière pour mesurer'^
et accorder tous les vers dont on avait besoin. 11 lui fallait un aide qui fût en état^
de donner la façon aux morceaux qu'il avait tout taillés; il prit pour cela le sexa — '
génaire Pierre Gorneille, cet athlète vétéran , mais non invalide, que la défaitet^
d'yégésilas et à'' Attila (1666-1667) n'avait pas abattu, et auquel il avait, presque^
la veille (28 novembre 1670), prêté son théâtre et ses acteurs, dans la lutte en —
gagée avec le jeune Racine sur le sujet de Bérénice. La préface de la pièce im —
Lvs Douiiius Amkn db molièbb. 313
priméet après avoir indiqué ce que Molière avait pu tennioer de son ouvrage,
^'oute naïvement : « M. Corneille a employé une quinzaine au reste. » Quant
aux vers faits pour être chantés, un seul ouvrier, Quinault , y avait mis la main.
Ce qu'il faut encore remarquer, c'est que Molière acteur ( il jouait Zépfaire) avait
eu le soin d'écrire tout son rôle, et n'eut à réciter sur le théâtre que ce qui
était de lui.
Peu de temps après ce carnaval ( du 2 au 10 février 1671 ), qui finit tristement
par la retraite de M^'* de La Vallière à Chaillot, le roi partit (avril) pour aller
visiter ses places de Flandre, et Molière n'eut à servir que le pnbHc; il loi donna
(24 mai) Us Fourberies de Scapin. Pour défendre Molière du reproche que lui
adresse Boileau, on a souvent allégué la nécessité où il était de plaire aux plos
humbles spectateurs par des farces, et l'on a oublié que, sauf les Fourberies de
Seapin et ie Médecin malgré lui, toutes ses pièces bouffonnes ont été faites pour
la cour, tandis que toutes ses comédies sérieuses ont été offertes d'abord au pu-
blic, ce qui déplace entièrement le blâme et l'excuse. Au mois de décembre sui-
vant, la cour avait un mariage à célébrer; on lui avait amené, des bords du
Rhin, cette princesse tout allemande qui ne craignit pas d'épouser l'indigne
mari devenu veuf. Dieu sait comment! de l'aimable Henriette d'Angleterre. Le
roi voulut que Molière ramassât, dans un divertissement, les plus beaux endroits
des ballets déjà représentés, en y ajustant une petite comédie et une pastorale
qu'il ferait exprès. La pastorale s'est perdue; les intermèdes sont retournés aux
ballets d'où ils avaient été pris, et il nous est resté la comédie qui servait de lien
à toutes ces parties, la Comiesse d^Escarbagnas,
Mais pendant que nous recueillons soigneusement tout ce qui se rapporte à
Jean-Baptiste Poquelin de Molière, dans le temps où ce nom de Molière a toute
sa célébrité, lorsque personne assurément ne peut se méprendre sur la personne
qu'il désigne, voUà que le hasard fait reparaître à nos yeux l'autre Molière, celui
qui chantait et dansait en 1656, quand son homonyme, si glorieux maintenant,
courait obscurément la province. Nous recommandons ceci aux savans hasar^
deux qui ont voulu faire de l'auteur et du musicien un seul homme. Le 7 jan-
vier 1672, une pièce héroïque fut jouée sur le théâtre du Marais, avec des ma-
chines, des ballets et des airs. EUe avait pour titre : le Mariage de Bacchus et
^Ariane. Les paroles étaient du sieur de Visé, la musique du sieur de Molière,
et c'est ce que nous apprend le même de Visé, auteur dramatique et journaliste,
en louant sa pièce dans son Mercure galant. « Les chansons en ont paru fort
agréables, et les airs en sont faits par ce fameux M. de Molière, dont le mérite
•est si connu et qui a travaillé tant d'années aux airs des ballets du roi. » Ainsi,
de 1656 à 1672, le musicien, autrefois recherché à la cour, s'était vu décheoir
an point de ne plus trouver d'emploi que sur un théâtre subalterne; LuUi, après
Lambert, avait pris sa place. Pour cette fois, nous ne pouvons refuser un peu de
biographie à la mémoire de cet homme qui avait eu ses jours de réputation. Son
véritable nom était Louis de MoUier. En 1643, il était gentilhomme servant ou
-écnyer de la comtesse de Soissons, mère du comte tué à la Marfée. A cette époque,
il se maria, et, deux ans après, il eut une fille nommée Marie-Blanche. La mort
de la comtesse de Soissons (1644) l'ayant obligé à prendre service ailleurs, il usa
de ses talens pour se (aire connaître à la cour, où il eut le titre de « musicien or-
dinaire de la chambre da roi. » En 4664, il maria sa fille au sieur Ytier, musi-
cian comme loi et'Sjaiit même empM dmis la mM9ea<r»yale. ilmsanitii 9min
h iB ftvril 4688.
11 semble qo'k œ mènent où il airait pleine libeiié de tout «dire, faolre Mf^
lîèffe, celui qui ne faisait pas de musique et qui est éemewé « le famen,^
jeta an regaî^ en arriènre pour voir ai, parmi ies ridicules qui^taieHl ému'ai
bile, il ne s'en trouTait pas qu'il eût trop légèrement atteints. Tout an eoai»
mencement de sa cairière, quand U était bien peu sâr de lui-même et du public,
il avait tracé une ébauche des Prédeutet, U voulut reprendre ce tiiyet et le trai-
ter en grand avec tous ses accessoires. Il y replaça ce personnage dont on «in-
quiète toujoura quand il est question d'un bel esprit en jupons, le mari; il y fit
-entrer les trayers particuliers des gens de lettres, bâtes ondinaiNS de œa raé-
iiages; il fit plus, il y adapta la réhabilitation de Tbomme de cour, ce qu'il pou-
irait faire sans bassesse après aToir tant de fois bafoué les marquis, et, dans cette
^ue, U composa les Femmes savantes, qn^il donna au public le 41 mars 4671
On a fait beaucoup de contes absurdes sur cetie pièce; la aeule ciroonstanoe,
malheureusement Traie, qui soit à noter, c'est que le personnage de Trissoia,
qui ne s'appela jamais autrement, désignait, sans qu^on pût s'y tromper, no
prêtre, un .aumônier du roi, un vieillard, un académicien, Charles Cotin, fa»-
"ieur du madrigal et du sonnet si plaisamment commentés dans la deuxième scène
du troisième acte. Si l'action, comme nous le croyons, était mawvaise, elle n^
prouve que davantage à quel degré, nous ne dirons plus de hardiesse, mais >4e
puissance, Molière était parvenu. Du reste, il est faux que Gotin soit mort de ee
coup, comme Voltaire s'est amusé à le dire; mais, Gatin n'étant pas un homne
dont on se soit fort soucié de recueillir la vie, personne n'a parié d'une ôroon-
atance curieuse qui se rattache aux Femmes savantes. Quand cette «oraedie lit
représentée, le chancelier Séguier venait de mourir (28 janvier), et laissait v»-
«ant un titre que le cardinal de Richeheu a^ait porté avant lui, celui de « pro-
tecteur de l'Académie française. » Le roi Louis XIV ne dédaigna pas de le preadie
pour lui. L'Académie en avait reçu l'avis et avait décidé qu'elle se rendrait iout
entière, conduite par l'archevêque de Paris, «hez le roi, pour le remercier 4e
4'hoDneur que sa majesté voulait lûen lui faire. Cette démarche eut lieu peu de
jours après le i i mars; un seul homme y manquait : c'était Charles Gotia,«cadé*
,micien depuis dix-sept ans, et qui n'avait pas voulu que sa présenee dans cell^
^compagnie l'obligeât à se plaindre de l'injure toute fraîche qu'il avait subie.
Ce fut là le dernier trait et aussi l'acte suprême du pouvoir exereé pOT IMière^-
sous l'autorité du roi. Ce railleur terrible, qui arrachait le masque aux bypocriles^^
qui poursuivait sans pitié les médecins et qui décimait l'Académie, sentait^rha —
que joor sa toux augmenter, son mal empirer, ses forces défaillir. On veut qoe^
'dans oes derniers temps une réconciliation a^ec sa femme ait i^gpravé ses i
ihanees, et il est certain qu'il lui naquit, le 45 septembre 4672, un filaqui i
presque aussitôt. Dans ceUecondition, il ne vit (rien>de plus plaisant à pendre qoi^
la folie d'un homme en bonne santé quise croiraiimailadeettSonmeAtrait i
bien portant à toutes les prescriptions de la médecine, c'astr(à-<lire la \
partie exacte de son propre fait. C'était d'ailleurs à peu près le rôle que lui avaitf
trop faussement attribué l'auteur d'l£/omire hypecondre^ et il allait niontnr^
aux dépens des médecins, ce que pouvait devenir dans ses -mains la noqueiie^
impuissante de leur vengeur, il s'ienivjsa, on peut le<dae, de<cette âdéean point
d*en faire tout le sujet d*une comédie bouffonne qui devait, le carnaval prochain,
« délasser le roi de ses nobles travaux; » car on était au retour de la première et
glorieuse campagne en Hollande. Personne ne nous apprend pourquoi le àfa-
Iode imaginaire^ avec son prologue et ses intermèdes tout préparés, ne fut pas
représenté devant le roi. Peut-être, et ce serait assez notfe goût, malgré la pro-
digieuse verve de gaieté qui règne dans lout Touvrage, trouva-t-on peu d'agré-
ment à cette chambre de malade, à ces médicamens, à ces coliques, à cette mort
feinte, dont Molière avait cru tirer un si joyeux parti. Ce qui est sûr, c'est que
le régal destiné à la cour fut servi au public, le 10 février 1673, le vendredi avant
le dteanehe gras, llottène, sérituscvient iflaiade,y jpuAitle rôle da malade itna-
gÎQaà^ et tes acteurs bien portana vous diflonts'it put le fhire sans fatigpuet fie
soir de la quatrième représentation (17 février) et la pièce achevée, il rentra
chez lui dans un état alarmant; il y fut pris aussitôt d'un accès violent de sa
toux, et mourut vers dix heures du soir, suffoqué par le sang qui s'échappait de
sa poitrine déchirée.
On sait trop bien ce qui suivit. Le curé de Saint-Eustache refusa de recevoir
et de laisser enterrer, comme on le demandait, dans son église, les restes du
comédien frappé de mort au sortir de la scène. Ce scrupule pouvait être sincère,
car le cas était probablement inouï. Le temps avait manqué pour que le mourant
pût murmurer ces quelques mots de tardif repentir dont on se contentait tou-
jours. (Tétait au supérieur ecclésiastique de lever Tobstacle, et, pour rassurer sa
conscience, on lui afQrmait que Molière avait reçu le saint-sacrement l'année
précédente, au temps de Pâques. L'archevêque de Paris, non pas celui qui avait
excommunié les auditeurs du Tartufe, mais son successeur, prélat plus que mon-
dain, ne prit pas moins de trois jours pour en délibérer, et accorda enfin la per-
mission d'inhumer, aussi restreinte, aussi flétrissante qu'elle pouvait être. Pour
que chacun ait sa part, il faut dire aussi que, le soir du 21 février, quand le
corps, toujpurs repoussé de l'église, allait sortir de la maison mortuaire^ pré-
cédé de deux prêtres muets, et s'acheminer sans prières tout droit au cimetière
Saint-Joseph, un rassemblement populaire, formé dans la rue, voulut protester
contre ce restant d^honneurs rendus à l'homme de génie sorti des rangs du
peuple, et ne put être apaisé que par des aumônes. Tout le monde connaît les
vers toucbans de nôtre grand satirique au sujet de cette mort, et sur lesquels il
loos semble toujours qu'une larme a dû tomber, une larme de Boileau f Un
autre contemporain, le comte deBttny^IU^tlii, ITionime du jugement le plus
ilr pour tout œ qui n'était pas lui, éorivsit, le 24 février .4673, au père Rafriii,
jéflyite : « Voilà Molière mort en un moment; j'en euis fâché. De nos joura, nous
■e verrons persosne prendre sa place, et peut-être le siècle suivant n'en verra-
trilpas uA de sa^façon. » Deux siècles bieniôlsont passés, et nous attendons aa-
core.
A. Bazu.
UN
HUMORISTE ESPAGNOL.
LARRA.
Okrai complétât de Figaro. — Madrid, 4 toI.
De quoi se compose l'âme d'un humoriste? quels sont les élémens
qui entrent dans cette nature vagabonde, inquiète et vibrante à tous les
souffles? Le mot seul l'indiquerait mieux peut-être qu'aucune défini-
tion. Ce mot aimable et nouveau d'humoriste ne laisse-t-il pas entrevmr
ce mélange de sensibilité et d'ironie, de grâce et de sagacité impitoya-
ble, de frivolité et de profondeur, de délicatesse et de force, qui con-
stitue un des caractères les plus étranges et les plus difficiles à expli-
quer? Ce qu'on nomme Vhunumr n'est autre chose, à vrai dire, que
l'ensemble de ces qualités, qui semblent s'exclure au premier abord et
qui se retrouvent cependant unies chez quelques privilégiés dont Tori-
ginalité consiste à se montrer tels qu'ils sont, dans leur bizarre diver-
sité. C'est la saillie franche et vive d'un esprit doué de la plus exquise
aptitude à tout sentir, à tout comprendre et à tout exprimer; c'est le
mouvement libre, irrégulier et hardi d'une pensée toujours en éveil qui
aime ces pièges redoutés des rhéteurs, les digressions, et s'y aban-
donne avec grâce, lorsque par hasard elle rencontre quelque mystère
du cœur à éclaircir, quelque contradiction de notre nature à mettre
à nu, quelque vérité bafouée à exalter; — d'une pensée que Finconna
VN HUHORISXE SaPAGNOL. 947
attire par un magnétisme secret, et qui, sons une apparence dégagée
et légère, se plaît à pénétrer jusqu'aux plus obscurs détours du monde
moraly faisant jouer sous ses pas mille reflets imprévus d'observation,
donnant à tout ce qu'elle invente, à tout ce qu*elle reproduit, la couleur
du caprice, créant par la puissance de la fantaisie une image mobile de
la réalité plus mobile encore. Qu'on «suive dans son voyage cette pensée:
vagabonde. On la voit un instant gaie, souriante, moqueuse; la raillerie^
semble son domaine, tant elle s'y trouve a l'aise ! Ne croyez qu'à demi
cependant à cette gaieté; elle n'a qu'un éclair; le rire cache les larmes;
la mélancolie suit 1 élan joyeux. C'est qi^e^ l'esprit ne conserve pas sa
sérénité lorsqu'il se laisse aller à contempler les choses sous ce voile
factice qui les couvre le plus souvent et qui n'en impose qu'aux yeux
vulgaires. Celui-là ne peut se livrera un perpétuel sourire qui prend
pour cruel passe-temps de remuer toutes les flbres humaines, ou du
moins son sourire a un caractère particulier* L'irœMe se revêt alors
d'une teinte sérieuse ou attendrie, et que faut-il pour déterminer ce
brusque changement? Peu de chose en vérité, un de ces riens imper-
ceptibles pour la gravité prétentieuse. Un oiseau enfermé dans une
cage amènera des pages frémissantes sur l'esclavage et la liberté; un
incident trivial de la rue fera éclater le sentiment brûlant des douleurs
sociales; le nuage qui passe provoquera un triste et doux appel aux i^us
intimes, aux plus touchans souvepirs; le cerceau d'un enfant qui joue
sera un sufflsant prétexte pour soulever le problème de la destinée; on
croira entendre un philosophe éloquent ou un poète lyrique inspiré»
Attendez un moment encore : ce capricieux génie, qui vient de vous
soumettre au joug d'une invincible émotion, a déjà retrouvé son
ironie facile, son inépuisable enjouement, sa force supérieure de sar-
casme. Cette rapidité d'impressions, ces contrastes toujours nouveaux
sont le secret de l'humoriste, qui ne fait que suivrei son propre penchant;
doué du merveilleux pouvoir d'embrasser les deux côtés de la vie, de
se partager entre la gaieté et les larmes, il va d'un objet à l'autre, plus
logique qu'on ne pourrait le penser dans sa course fantasque, et répan-
dant sans lassitude la fécondité variée de son observation.
Sous ce drapeau de la fantaisie humoristique, qui est la forme la plus
animée et la plus vivante de la satire, vient se ranger toute une fa-
niille d'écrivains, — les Swift, les Sterne, les Quevedo, les Gozzi,—
dont le caractère tranche singuUèrement avec celui de cette autre race
de satiriques plus sobres, — les Boileau, les Pope, les Argensola, poètes
laborieux et prudens, qui s'occupent surtout de régler leur marche, se
refusent aux accidens de la pensée, aux entrainemens imprévus de l'in-
spiration, aux hasards de l'image, et pour lesquels, selon l'expression
de l'un d'eux, a la lime est le plus noble instrument. » Dans les œuvres
de ceux-ci brille la beauté extérieure, le génie de l'ordre; les œuvres
TOMB nu i^
Sft MffW iMB VtaSt VOfVDBS.
des antres ont poor éltes rmfime saveur, le génie de la rariété, toutes
les bonnes fortunes d'une verre ardente et périlleuse. Le passé le phis
lointaîH tui-Riéme a plus d'un écrivain de ce genre. Hm^aee, le philo-
sophe pratique, le sceptique comeiller de tous les figes, du jeune homme
et du vieînard, n'est-ii pas un humoriste dans l'antiquité latine? Voyez,
en effet, ce poète « blanchi avant le temps, jouissant avec délices du
sideil, aussi facile à s'enflammer qu'à s'apaiser, d comme il le dit lui-
même; voyez-le sur la Voie Sacrée, poursuivant je ne sais quelle chi-
mère que nul n^aperçoit et pour lui seul visible, songeant peut-être à
cette déNcieuse et éternelle contradiction de l'amour qu'il sut si bien
surprendre, et qaf 1 a décritie avec tant de charme dans le donec çrahu
eram, ou répétant tout bas ce chant d'une douce mélancoBe sur la fuits
des ans : « Hélas I hélas! tes années rapides s'en vont;... » ou bien en-
core cherchant des traits pour peindre sa propre inconstance et Fin-
constance des autres : n'est-ce pas le mouvement libre et actif d'une
pensée mal contenue par la sévérité de la discipline romaine? Dans
l'antiquité grecque et à un autre point de vue, l'auteur des Oiseaux
et des Guêpes, dont la raillerie s'assouplit à tous les tons, depuis le
lyrisme jusqu'à la bouffonnerie la phis grotesque, est aussi un de
ces talens rares qui aiment à se jouer en mille caprices d'invention,
sous lesquels se déguise la connaissance de la nature humaine et des
moeurs. On y pourrait joindre Lucien , dont ïe sarcasme hardi ac-
compagne le convoi des dieux mourans, et qui arrive parfois, dans
quelques fragmens tels que le'Beuil, à trouver des accens presque élo-
quens par la vigueur avec laquelle il évoque les tristesses mensongères.
Noos ne voulons noter qu'une différence essentielle entre ces écrivains,
qu'on peut regarder comme les humoristJes d'autrefois, et ceux qui vien-
nent plus tard dans rhistoh*e littéraire : c'est que plus la civilisation va
en avançant, plus l'observation se fait subtile, pénétrante et amère;
plus la sensibilité sTempreint d'énergie, plus le fonds de scepticisme qui
s'agite dans la phrpari de ces esprife devient douloureux. Le plus grand
exemple, celui que rien n'égale, c'est Shakespeare, du haut de son iro-
nie dominatrice jugeant, par la bouche de Hamlet, les révolutions de
la mort, pesant dans sa main les restes du pauvre Yùriek, cette mi-
sérable poussière d'un fou qui ne tient pas moins de plate que celle
d'Alexandre , et à laquelle va se mêler tout à l'heure, pour dernier
contraste , la poussière d'une jeune fille , d'Ophelia morte d'amour.
Grâce poétique et amertume superbe, éclat et profondeur, tout est là;
c'est le type suprême qui se reproduit avec mille nuances dans la fa-
mille des humoristes. L'Espagne contemporaine, au milîeu d'une ré«
novation intellectuelle pleine d'écueils et féconde en pfties essais, a eu,
dans Larra, un homme digne de figurer parmi ces penseurs capricieux
et ingénuS; un de ces satiriqoes dont Finspiration souple et ardente fuit
«pparenoeB, tente tous les ba«ard» d'une créatîm neuve, et tait prèler à
une page sur Tari, sur la palitîque, sur lea inceuiv, cet intérêt dtaaia-
iîque qui nait d'un mélange naturel d'émotioa et de raiUarie. Origina-
lité singulière et ImpréYue, la seule Yéeitat>le peutr^trequi se soit bdt
jour à travers ce nuage d'imitationa an>oi|oeié depuis un aèole et demi
sur la Péninsulel
Toutes les littératwesont ainsi leurs éeiivatais dent les œoyres sont
marquées à divers degnés du sceau de cette Isntaisie indépeadante* Le
Midi, on le voit, a ses humoristes ceinnie le iNord , et il n'y aurait pas
de plus séduisante étude que de recbercber, de montrer ce génie du
caprice humain, dans la variété infinie de ses aspects, de ses nuances
fugitives^ de ses formes qui changent selon le temps et le lieu, de
suivre ses traces, qu'un regard délicat peut seul distinguer, dans char
que époque et dans chaque pays, en Allemagne, en Angl^rre ou ta
Italie, en France même, où la rectitude de l'esprit national n'empâche
pas parfois les échappées inatlendueB et fécondes, et en ^pagne, où le
contemporain Larra n'a fait (pie renouer une tradition interrompue,
recueilûr un héritage resté vacant depw Cervantes, ûnevedo et ces
auteurs moins oonnus qui ont animé d'une verve ingénieuse et Uture
la série entière des romans picaresques. La f^taisie humoristique, en
£ffet, se retrouve aussi dans le paœé, au-delà des Pyrénées, et appar
ralt sous un jour qui lui est propre. Elle n'a point cette curiosité ana^
lytique développée ailleurs par l'influence protestante; die ne se perd
pas dans la métaphysique de l'esprit et du cœur où l'inspiration auda-
cieuse de Jean-Paul aime à s'égarer; elle ne va pas se plonger dans les
rêveries mystérieuses et surnaturelles d'Hoffmann pas plus qu'elle ne
se cache sous la mythologie féerique et enlantine de Gozei. Sa qualité
essentielle, c'est un chaud et puissant instinct de la vie pratique, de
toutes ses conditiona, de tons, ses contrastes. Mélange d'imagination et
de raison positive, de passion et de bon sens naïf , elleciceUe à peindre
la réalité, à la faire étinceler, suivant une expression de Qe Msistre.
Aussi ses fictions les plus t&ardies, celles-là xoêwe que colore une teinte
de merveilleux, ont-elles un cachet inimitable d'observation tout en^
semble lumineuse et exacte. Ses inventions les plus étranges ont quel-
que chose de vivant et de fortement accusé qui rappelle l'art énergique
de quelques maîtres de la peinture espagnole, Ce qu'il y a de capricieuse
humeur, c'est dans le mouvement rapide des scènes qu'il faut le cher^
cher, dans la -succession variée et dramatique des tableaux, dans la
manière de combiner les élémens réels» de personnifier, en les faisant
agir, les passions, les vices, les ridieules^ qui.passent sous yes yeux dans
l'éclat de leur misère et de leur orgueil.
Supposez cesquaUtés poussées an degré le plus éminent; vous aurea
'920 msnm dis dbux iionDig.
pour résultat don Qmckoiie, œuvre unique, épopée humaine qui marque
la maturité de l'ironie en Espagne, au moment où le génie liationri
descend de sa sphère d'idéalisme chetaleresqne pour se rattacher à là
terre. Tel est aussi, dans un rang inférieur, le caractère de toute la lit-
térature picaresque, cette suite d'études satiriques de mœurs, iliade
populaire et charmante de tous les Vagabondages, de toutes les pau-
vretés insouciantes, de toutes les industries hasardeuses : Lazcaritle de
Tormês, Guzman de Alfarache, le gran TacaM, les nouvelles de Cer-
vantes, Binconette et Cortadillo, la Gitanilla de Madrid » et jusqu'à ce
dialogue si fin et si spirituellement moqueur entre les chiens Ctpton et
Bergan%a.lwï% ces écrits, trop peu lus, trop jugés sur parole, si sub-
stantiels dans leur frivolité, sont les divers épisodes de cette iliade hu^
moristique qui a une singulière unité, quoiqu'elle soit Tœuvre de bien
des auteurs, et où on aurait tort de ne voir qu'une amusante et pea
scrupuleuse apologie des héros des présides. C'est, au contraire, un
cadre mouvant et libre où toutes les physionomies sociales peuveirt
trouver place, depuis le bohémien errant sans foyer et sans lois, qui ne
cherche sa règle que dans la nature et se contente du ciel pour abrr,
jusqu'au gentilhomme fier et nécessiteux, depuis le moine sensuel et
ignorant jusqu'au juge cupide et vénal. N'est-ce point le vaste ensemble
d'une société tout entière qui se révèle au regard étonné de l'étudiant
don Cléofas dans k Diable boiteux? Un souffle inépuisable de gaieté fo-
cile et d'enjouement railleur circule dans ces créations picaresques. H
né faut pas croire, du reste, que cette ironie recule, par momens, de-
vant les questions les plus vives, les plus sérieuses. Uu'on relise atten^
tivement celte page forte et touchante de Guxman de Alfarache sur le
riche et le pauvre, qui commence ainsi : a Le pauvre est comme une
monnaie qui n'a point cours.... » et continue sur un ton d'amertume
résignée : «.... S'il veut parler, on ne l'éconte pas; celui qui le ren-
contre le fuit; s'il donne un conseil , il excite les murmures; s'il fait des
miracles, c'est un sorcier; sa vertu est hypocrisie, son moindre péché
est un blasphème; sa pensée est châtiée comme un crime; de justice, il
n'en est point pour lui, et il faut qu'il en appelle à l'autre vie des injures
qu'il reçoit. Ses besoins, il n'est personne qui songe à y pourvoir. Qui
le console dans ses épreuves? qui lui fait compagnie dans sa solitude?
Nul ne vient à son aide; chacun lui fait obstacle au contraire... Com-
bien il en est autrement du riche!... » Ne sent-on pas comme une se-
crète éloquence qui fermente intérieurement et vient animer par in-
tervalles cette surface légère sous laquelle elle se cache? Bien peu de
détails personnels sont restés sur Mateo Âleman , l'auteur de Guzman
de Alfarache, comme sur la plupart de ceux qui ont créé avec lui le
genre picaresque. Un biographe dit seulement que le désir d'écrire son
ingénieuse histoire l'emporta chez Aleman sur la convenance des him-
UN HUMOftlOTB ISPA61I0L. 221
néies fonctions qu'il occupait et où ses goûts avaient cruellenient à souf-
tm. C'est un trait jeté au hasard qu'il faut saisir, un pli du caractère de
rhomme qu'on ne doit point laisser passer inaperçu en Espagne, où
les révélations individuelles sont rares. On peut voir, là comme ail-
leurs, si nous ne nous trompons, la fantaisie ironique prenant sa source
dans un instinct naturel d'indépendance que les obstacles ne font que
rendre plus saillant, et qui communique à l'esprit son ardeur mobile.
Au milieu de ces écrivains qui ressemblent un peu à de Foê par la
popularité de leurs œuvres et l'obscurité de leur vie et de leur nom,
Quevedo suffirait seul à représenter Yhumour en Espagne. Jeté dans
la vie la plus semée d'accidens avec le génie le plus prodigieusement
actif, le plus pénétrant et le plus fécond en ressources, poète lyrique,
auteur de livresd'histoire, de politique, d'ascétisme, qu'il écrivait comme
Sterne faisait des sermons entre deux chapitres de Tristram Shandy,
(^evedo ne laisse éclater toute la force originale de son talent que dans
ceux de ses ouvrages les plus niéprisés des historiens littéraires et qui
rentrent dans ce genre du caprice et de la fantaisie. Ce sont surtout ces
lïragmens réunis sous des titres bizarres, le Monde vu en dedans, le Songe ^
la Maison des Fous d^ amour, les È tables de Pluion, qui ont quelque
chose de la verve acre et mordante de Lucien. Là il apparaît dans sa
vraie nature, satirique abondant, penseur plein de mouvement et de
feu y créateur de sa langue, d'une langue subtile et colorée, étincelante
et nerveuse, qui peint d'un mot, brille et tranche comme un glaive^ et
prodigue toutes les formes du sarcasme, tous les éclairs de l'ironie.
Quevedo n'a-t-il pas dévoilé tout le secret de Xhumour lorsqu'il com-
mence un de ses morceaux en analysant le désir, qu'il n'est pas si aisé
d'arracher du cœur de l'homme, quoi qu'en disent les vers de Lucile,
et qui s'y agite sans cesse , au contraire, comme une flamme inextin-
guible? C'est le désir, suivant l'auteur, qui entretient et renouvelle nos
illusions, en nous plaçant toujours en face de l'inconnu. « Le monde,
«youte-t-il, comme pour mieux flatter cette intime aspiration, s'offre à
nous variable et changeant, car la variété et la nouveauté sont les plus
forts attraits qui nous puissent séduire. » C'est le charme qui nous sub-
jugue et nous entraine, jusqu'à ce que, parvenu au but souhaité, on
tombe dans le dégoût de ce qu'on enviait naguère le plus ardemment,
et dans le repentir d'avoir tant fait pour obtenir si peu. Le désir alors,
bien loin de s'éteindre dans le cœur, renatt, en quelque sorte, de ses
cendres, pour s'éprendre d'autres objets plus lointains, pour poursuivre
quelque autre jouissance qui lui est disputée, et il erre ainsi de toutes
|>arts, trouvant une défaite dans chacun de ses triomphes, mais toujours
excité et continuant sa course sans arriver jamais à se fixer, à rencon-
trer ni patrie ni repos. Quevedo, pour en parler avec une éloquence si
amère^ avait connusansdoute ce sentiment impérieux; il avait épuisé le
désir, etsemkfearoiraMeÎDt, qoairt iliiî, le terme «oà les iUiiiîtM mie
reBOuvelleni plus. Aussi, remarquez quel singulier guàde il firrad tais-
jqn'il Teut étudier les ressorte tnlérieurseisecrets du mende dansoe tnf^
ment qui a pour titre el Mmêdo foréedmèiro. CeA le DésencbantemeOl,
— • el Deiengaiio^ — qui hii apparaît sotts la flgvre d'un yieillard eani-
lique et morose. Ce vieillard l'entraîne^ lecondiût dans la grande rœ
du monde, qui est Ykypocrisie, a rue, idoa Fauteur, où chaque homtte
a une maison, un logement ou au moins lut Uea de halte. Les mis y
Tiyent; heureux ceux ^i ne tout qu'y passer! d Quevedo assiste ainsi
^u long défilé de toutes les hypocrisies husiainesy imprmant à xixÊr
cune d'elles un stigmate ineifa^le par la bouche de l'implacable vieil-
lard. Le Désenchantement lui montre à chaque pas le vice et la naol»
lesse de la conscience se voilant daustérité, l'égoîsne audacieux tt msé
prenant le masque de l'humanité et de la philanthrofûe, l'iaconstaooe
Tolage du coeur se cachant sous une M^Hié trompeuse, la cupîdifé
{urenant le nom d'amour, et jusqu'à la difformité physique «Uennéne
«'évertuant à se dissimuler sous une beaoié art^oieUe. C'est use véri^
MMe procession de vices, de ridiciiles tianolés, lantasques» ae fiatsant
place dans le monde par le mensonge. Rien, on peut le dure, ne maBr
jque à cet étrange tourbillon où tout vit, tout s'agite, tout se persoBr
nifle sous la plume inventive et ardente de Qneviedo.
Faut-il un autre tableau? Qu'on prenne ce songe ironiqued fanèhve,
el Sueào de las ^mlaveras. C'est le réveil général des morts appelés a&
jugement suprême et rassemblant leurs membres dispersés qui ne
peuvent se rejoindre. Ici ce sont les luxurieux « qm ne veulest pas r^
prendre leurs yeux pour ne point porter témoignage contre eux-mdmes
devant le tribunal; là, les médisans qui ne veulent point rotvonvcr ^
leur langue, n Plus loin, ce sont des marchMids a qui metierU iemr mm -
mi reèaurs et portent leurs cinq sens dans le creux de la main droite..^ ^
Peut-on oublier ce procureur, Prométhée d'mi nouveau genre, dont un ^
iraulour ronge sans cesse les ongles toiqours renaissans, et ce juge, ipn M
lave éternellement ses mains dans un ruisseau, ne pouvant en arracher ^^
la graisse que les sollidtears y ont mise? Il est un antre perGOona^e ^
qui n'est pas moins curioux et vrai, c'est un mort d'humeur méhuu»- ^^
lique et fâcheuse, maigre et décharné, qui s'avance le premier de iom ^
dans cette phalange. Veut-on savoir son nom proverbial et papotadre? ^
C'est l* autre, ce mythe singulier, cet être anonyme qui joue un si grand -i
r61e dans la vie. Les propagateurs de mauvais bruits lui attrtbuent ^
leurs calomnies, les ignorans leurs sottises, les pédans leurs cilaliaas
équivoques, les grands politiques leurs nouvelles du matin. Les Latîv
l'appelaient quidam. Qu'on le nomme aujourd'hui uneerUân amieur^ um
Mncien écrivain, ou bien encore je ne sais 4»i\ une persanne bian «n-
formée^ c'est toujours Vautre, qui n'a jamais rédamé, mais qui oon^
m mmowÊSWÊ i»a«!iol. 923
W^tfe, BnêBtttapiàg wmort, m dire du satiriilud espagnol, aoniféteinent
Uânc, en signe 4^ um ionêeenee de tout ee qoc» hii imputé. Mer-
leiHeui iype^ia'onaiMraitbien tort de négliger dans une nomenclature
«CMBÎ^Rit^ dte êtres humains I U faudrait suivre Fauteur pas àpas dans
ckaeuQ des^ chapitres de eette ssuvre d-ininEutidrie raillerie, im» ht
MmÊ$m di$ Fmm étammêr, dans k$ Êêables d^ PifÊétm, pour avoir une
idée de togt jfg^go'il a dépensé d'observadionj de flnefse, d'hpwginaflony
d'MPeftupae ei de verve boiujtonne.
B a nràncpié, il est invai» «ptelifue chose à Quevedo pow être un- hn-*
aoriste coneiplet^ réunissant toutes les qualités que ce me* endurasse :
c'est cette tendresse sympathique, oetée chaleur d'éniotioD ^e ï've^
inence moderne a développée de j^us en plus, que Larra, de nos jours,
«n Espagne^ laisse bien mieux apercevoir en luû Quevedo semlole trop
se osin|daire à mettre e» saiWe la face grotesque de l'humanité, et lalem
saisit pas assea ks côtés phia doux, plus généreux; mais à la place de
cette scDsibiliAé de cœur, R a parfois Féloquence sérieuse de l'esprit, à
hupiaUe it sait desnev un tour auimé et pittoresque. Quelques-unes de
ses prâstmea ont une; rédle grandeur. Telle est celle de la mort,, cpi'il
représente « chargée de couronnes, de sceptres, de mitres, de velours,
do hiodenes, de toile et de bure, véfaie de toutes couleurs, ayant un
i^ ouvert et Tautre fermé, paraissant jeuae d'un cété et vieille do
Faadffe, poursuivant toiqonrs sa marche irrégulière et se trouvant dqà
là tout furès lorsqu'on la croit encore loin de soi. » Peut-être, au sur^
]iki8, est-ce au fond trop de sévérité que de refuser à l'auteur des V^
mmu le ilon de L'émotion. Ce morceau sur le désir, que nous indiquions,
ne décèie-4-il pas un germe que Tatmosphère de l'époque a pu seule
en^^âdber de s'épanouir entièrement? Qudque diflérence qu'il y ait
«lire Quevedo et les humoristes plus récens cher lesquels l'ironie se
^voile d'une méteoeolie plus douce, on est étonné de trouver certams
points de resseniblaBce, certains trasb irrécusables de parenté, eer-*
%infn pensées dans lesquelles ils se rejoignent pour ainsi dire. Dans
la ibmonce où il peint son mauvais s^, où il dit : « it n'est point do
9Mivre qui ne me demande l'aumône, point de riebe qui ne me Messe,..*
jOMit d'aori qui ne me trompe, point d'ennemi que je ne possède,.»
l'éerii^în espagnol ne fait qu'écrire presque littéralement d'avance une
de» pages les phis charmantes du Pot ifor d'Hoffmann, où l'étudiant
Anselmus raconte aussi tous les contre^temps de sa vie. C'est l'éter*
Wtf e histmre du penseur insouciant que la fortune s'amuse à tourmen-
tsr.Voyez^cependant où conduisent la liberté de l'esprit, l'audace incor^
ngîUe de là raillerie l Après avoir joué un rôle éminent, après avoir
éli le secrétaire du duc d'Ossuaa dans sa viee-royatilà de Naphisot
i^Atre distingué dans plus d'une négociation politique, Quevedo tombe
toi la disgimc^ it est promeas de cachots en cachots, et ou le vdt
224 IBVUI DBS DBOX MONDBS.
accablé par le dénûment, fatigué par la solitude, mais ne laissant point
s'éteindre la flamme de son génie satirique. C'est dans la captiTité, re-
tenu au couvent de San-Harcos de Léon, que, peu avant sa mort, D
écrivait, avec une tristesse calme et flère encore dans sa résignation, à
Olivarès : « Il ne me manque pour être mort qu'un tombeau, lieu de
repos de ceux qui ne sont plus. J'ai tout perdu; ma fortune, qui jamais
ne fut grande, aujourd'hui est nulle et a servi à payer les firais de ma
prison. Mes amisi l'adversité les intimide; il ne me reste que la con-
fiance en votre excellence. La clémence, au reste, ne saurait me don-
ner beaucoup d'années, pas plus que la rigueur ne pourrait m'en
retirer maintenant.... o Ajoutons comme un dernier trait cette pa-
role que la lassitude inspirait à Quevedo à la fin de ses jours : <x Je ne
trouve en cette vie aucune chose où poser les yeux sans me souvenir
aussitôt de la mort. 9 Ce personnage, dont la destinée fut le jouet de
tant d'épreuves, qui résume dans ses écrits la fantaisie humoristique
espagnole et qui n'a point eu d'héritier jusqu'à notre temps an-deUt
des Pyrénées, — Larra, poussé par un instinct naturel, avait songé à
le faire revivre dans un drame dont il n'est resté que des fragmens iné-
dits. Le satirique nouveau s'était laissé séduire par une erreur com-
mune à tous ceux qui ont l'idée malheureuse de prendre pour héros
des écrivains fameux, des hommes tels que Shakespeare, Molière. A
quelle alternative s'expose-t-on en effet? Replacera-t-on ces grands
poètes au sein de leur siècle, au milieu du monde dont leurs ouvrages
sont le glorieux reflet, en présence des spectacles de tout genre qui ont
frappé leur ame et qu'ils ont reproduits? Ce sera tenter de refaire arti-
flciellement ce qu'ils ont fait avec la naïve spontanéité de leur génie;
on calquera inutilement les tours de leur pensée et les formes de leur
langage. Ne prendra-t-on que leur nom, au contraire, en changeant
les conditions dans lesquelles ils ont vécu, en bouleversant les perspec-
tives morales, en cherchant à donner à leur flgure l'originalité d'un
point de vue plus nouveau, en suppléant à la vérité par l'invention
poétique? On créera ces choquantes dissonances qui passent quelquefois
sous nos yeux. Nous verrons Molière et Bossuet dansant la sarabande
dans un drame et récitant des élégies ou des satires modernes. Quant
à Larra, il avait mieux à faire qu'à se livrer à ce passe-temps préten-
tieux ou puéril à l'égard de son devancier; il avait à être lui-même le
Quevedo de son temps en Espagne.
C'est là le mérite essentiel de Larra et le vrai signe de son génie,
d'être l'humoriste de son siècle et de son pays, de réunir cette ardeur
d'inspiration, cette puissance d'analyse, cette souplesse ingénieuse et
féconde, cette insouciance des formes ordinaires de Fart qui sont les
qualités générales de Yhumour et cet instinct de la réalité qui est par-
ticulièrement propre à l'ironie espagnole. Véritable penseur moderne,
vu HD1I01I8TE MPA6N0L. tt5
prend plaisir à déToiler les nuances les plus insaisissables de son
re, les secrets d'une ame impressionnable et avide de mouyement,
une intelligence pleine d'éclairs, curieuse de nouveauté et enivrée
indépendance. Celles-là mêmes de ses œuvres où se fait sentir la
«occupation des règles, des conditions d'un genre littéraire consacré,
où il semble qu'il y ait le moins de place pour les saillies imprévues
\ la personnalité, laissent percer quelque chose de cette nature libre
originale, ne fût-ce que par le choix des sujets. On l'a vu déjà dans
I projet de comédie sur Quevedo; il en est de même d'un roman et
un drame historiques, — el Doncel de don Enrique el dolienie et Macias.
icias est le héros des deux ouvrages, et ce n'était point par un hasard
ilgaire ou par pénurie d'imagination que Larra revenait ainsi, à plu-
îurs reprises, vers l'antique poète galicien qui eut la gloire de bé-
lyer les premiers accens de la poésie castillane et le malheur de payer
\ sa vie une passion exaltée de son coeur; c'était le pressentiment vague
une destinée semblable qui lui dictait cette préférence. Larra cher-
lait et apercevait un peu de lui-même dans Macias, en déroulant le
isa des aventures à demi réelles, à demi imaginaires du vieux poète,
1 invoquant tour à tour pour les reproduire la muse de Scott et celle
i Calderon. Cependant le roman, le drame, sont encore des formes litté-
jres trop détournées, trop indirectes pour une pensée si vive, et ce n'est
rint par ces œuvres qu'on pourrait connaître Thumoriste espagnol;
est par cet ensemble d'écrits,— essais, physiologies pditiques, études
) mœurs, morceaux littéraires, fantaisies satiriques, fragmens d'iro-
que philosophie, — qu'il laissait chaque jour tomber de sa plume, selon
sollicitations du moment, et dont le recueil compose un de ces livres
Hans et variés dans le genre des Essais d^Élia de Lamb ou des dm-
pitons de table d'Hazlitt. Larra se trouve à l'aise dans ce cadre fami-
iqui se prête à tous les caprices; là il se peint tout entier avec une
Wté fidèle. L'œil peut saisir, pour ainsi dire, chaque linéament de
^ctère qui a conservé quelque chose de mystérieux pour bien
{spagnols. Dans l'écrivain, on voit à nu l'homme variable, chan-
Il passionné, sceptique, plein de désirs et d'inconstance et toujours
jîement clairvoyant. Une telle étude n'offre-t-elle pas un intérêt
logique autant que littéraire?
pment-seit-propro historioni 41 est l'his-
jj^JJjHHtgnfi cftn*^'"p^'7^^^ft, "nn 'ji»?»^^^ q\^^ ^^^^ puhlique
|j^ Pyrénées a de simplement apparent et d'artificiel, mais
tqu elle a de plus caché et de plus dramatique. Son génie scru-
te s'arrête pas auxévénemens, aux chanpremens de ministères,
Wutions de palais ou de cûrps-de*garde, — vain et trompeur
yu pénètre plus profondément : c'est aux mobiles inavoués des
)des hommes qu'il s'attaque, aux contradictions des opinions, à
la fameelé des sibislioin. Ghacmie'de «e» pagfli<qiri toqb ionfclêleftiil
d'uD esprit léger et paradoml est an ^HimmeateMPe flkts *vni^pw la tét-
iité qui est sous tos yeux. Une locutÎMi làmiliève) — nadie pâm tmém-
Uaralporterojfenonm i» passe sansparter au portier), Dio$ nos mtùHÊl
^fiieiinousaseisté^^salfira pow* prwoquersa raUieuseinéditalMni,fear
tpill résume daa» une fiction amusante tous les vices da passé, pour
(^'il peigne en se jouant cet eirfantillage d'un peuple inhabile à se osn-
duîre^ sans cesse occupé à défaire rœuTfe ée la '?«Ile, flottant >entoe
toutes tes directionB, dégoûté de lui-même «nfln et inYmciblement
tennsé turs rimitatioB. H créera une association bisame de mois, — él
ffomtrê^kto (rhemme-bailon), — pour ropitésenter ces aanAnUons iUé-
^times qui prospèrent par le tmsmrd dans un temps de désordre, ams
<Iu'oa sache sur quoi eHes s'appuient. 0»el p»blicMe a inieux4ait ap^
paraître Tincurable corruption d'nne nation long-temps stationnaire et
engouriKe dans sa ntisàre oisiye? Quel peiitîque a nrienr ifu et oano-
tértsé ce mélange snr le mAme ssl^génésations rt de rlaups diverges
entoe lesquelles il n'y a itqJtle osbéstent qui, jetées tout à coup dans une
¥016 nauveUe, semblent ne se plus eomprendrs, seifirisent, s'isolent,
•ot par leurs divisions et leur isotement paraljseaA l'essor générai du
pays? Qui s plus hardiment mis à nu cette plide Immense de la décom-
position d'nn .grand peuple? Larra n'a pas exprimé amc moins de puis-
sance cet affaiblissement des ^croyances morales qui ngnate toute épo-
que Uvrée à l'erage des révolutions; il a iBitt phis dUUemrs qu'en oflkir
l'expression dans ses ouvrages, il ^i a éte par lui-même l'exemple te
phM éclatant, la personniflcation la plus tragique, puisqu'il a succomlié
à ce mal inguérissabte : observateur pénétrant «et implacable, dont te
bon sens n'a point d'égal tant qu'U ne se laisse point altérer par l'excès
^ dédain, dont taHmtaisie a milte vivacités charmantes tant qn'ette
«e se perd pas dans l'amertume et le dégoM, mais qu'on voit hient5t
passer insensiblement de la gaiete heurense k l'éloquence iiquste d'un
cœur ulcéré! Quelques années ont suffi pour fiétrir ainsi la maturité
précoce et forte de cet esprit plein de sève. Larra était pres^pie un enf-
lant en 1832; il est mort vieux en 1837, -* vieux par l'ame et par l'in-
telligence, après avoir acquis en courant, sous te nom deux fois âlnstee
de Figaro, une popularité qui n'échappait pas elle^nême à la violmiœ
de 9cm earcasme. La vie tout entière de ce glorieux railteur «est dans
l'éclat de ce contoaste; l'intérêt qui s'attache à l'homme comme à ses
«Buvres est dans cette transformation graduelle, dans la diflërsnoe de
l'observation , de l'ironie et des pemtures, selon les progrès de ce dé-
senchantement dont Larra portait le germe en lui.
n y a dans une révolutten qui s'annonce, dans cet horinm nouveau
qui s'ouwe, quelque chose de salubre et de vivifiant qui éveilte ta con-
fiance d^s les «esprits, favorisa ies^Unsians, cummnniqne à toutes tes
mAGMUf 9n
I BU hitOHi naît de mouvement, un élan smoère^ etnelaisseà
tar enUre dle-méme que cet aiguillon généreux nécessaire pour actÎTer
lamavehe Gomraone; la déoeptiee n'a pas eu k tempe de s'amasseff en-*
oere. Tel étail Fétei de l'Espagne vers 1832^ rironie naisnnte de Larra
y f«se an caradère. Le Pobrmiio UMmdùr, qui date de cette époque,
drâa ses détaik, dans cet échange de correspondaiicea imaginatres-
SDtfe le hachfJter Munguîa et Andréa NiporesaB, dans ce rnébunge de
ftdiens ingémeiiBes, qu'est-ce a^tre chose qu'un drame fin, enjoué,
■owhait sans aBMrfanne, qui rappelte la raiHerie IbcBe et heureuse
dTAddisoii aiec plus d'animalîao? Il semble que, sou» l'oàl ombrageux
de la ceoBure encore toute puissante, l'esprit de l'auteur redouble de
asoplesse et de nvacité déliée pour se frayer une issue et regagner, par
une stratégie sayante de réticences et de concessions, la liberté de la
satire, n n'épargne ni la manie des emplois, ni la vénalité, ni la pa-
resse nationale si bien résumée dans un mot, — revenez demain [vuelval
uiied maiUmal)y — ni la vanité fastueuse, ni l'amour de l'immobilité si
profondément passé dans les mœurs, aucun de ces vices enfln que la
farce de l'habitude a rendus inhérens à la natui'e espagnole» Pour être
phia à l'aise, la fantaiste du Pokreeitù HabUuior donne à l'Espagne un
ntmique symbole : ce sont les £aimca$ qui la représentent, -7- les Ba^
tmwtttB, pauvre pays tellement enfoncé daîas une vallée, entre deux ster-
ne, qu'il a eu la réputation de n'avoir été découvert qu'après l'Amé-
rique! Entre tous les vices qui régnent aux Baiuecas, comment oublier
rignorance, cette ignorance opaque, naïve, contente d'elle-même,
qu'on ne retrouve que dans la vieille Espagne? Laissez-vous aller au
persiflage de Larra, vous verrez corabien, dans ce fortuné pays, on se
repose doucement sur cette idée qu'on n'est jamais mort de n'avoir rien
an. Le PebrwUo Habhdor fait des ^«liMcas une contrée bénie où on ne
lit pas, eà on n'écrit pae, où on ne parle pas même, car l'espionnage
est là, partout présent et partout redoute, c II y a des hommes, écrit te
badielier llimguia à son ami Niporesas, qai vivent ici de œ que les
autres disait : aussi eommes-nous réduits à ne point parler. Vois-no«
ua instant enveloppés dans nos manteaux^ parlant a voix basse, nous
défiant de nos p&reè et de nos frères... U semble que tous nous avons
commis ou que nous aUons commettre quelque crime. Est-il chose
^us rare? un homme qui vit de la parole des autres! Qu'on dise en-*
«dte que les Baitacoe ne sont point industrieux pour vivrel » U est ce-
pendant un instant où ce silence universd est rompu : Larra r^
cneîUe le premier murmure et te note avec une ironie sous laquelle
perce l'espérance. « A mon dernier départ des Baiuecas, dit te becli&-
lier qnekpie part, te bruit courait qu'on commençait a parler. Pauvres
Béiuecos! » Si Ton cherche te sens de ces pages caprideusemrat graves,
pleines d'une observation aisée et forte, qui composent le Pobrecito Ha-
228 MTUB DBS DBUX MONDBS.
bladar, n'y voit-on pas une peinture originale de ce moment d'attente
qui précède une révolution, où tous les abus d'une société sont encore
debout, mais où un souffle nouveau commence à s'élever? Il serait cu-
rieux peut-être de rapprocher de ce tableau dérisoire d'un pays voué
au régime du silence un autre morceau de Larra, las Palabras, écrit
plus tard, pendant que s'agitaient des discussions oiseuses et stériles, et
où éclate déjà l'amertume de la déception, la rigoureuse ironie d'une
expérience trompée. Là, l'humoriste espagnol montre le mutisme érigé
en loi; ici, il s'attache à représenter le règne ambitieux de la parole
bruyante, vide et boursoufflée, à frapper la crédulité servîle de
l'homme qui se courbe sous ce nouveau joug comme la veille il ac-
ceptait la dégradation du silence. L'homme croit à tout, dit-il; c'est
avec des mots qu'on le gouverne.
« Voulez-\ous le conduire à la mort? Changez quelques syllabes, et dites-lui :
Je te mène à la gloire! 11 ira aussitôt. — Voulez-vous le soumettre à votre em-
pire? Dites-lui hardiment : C'est moi qui dois te commander. 11 obéira sans con-
testation. — Voilà cependant tout Fart de manier les hommes!... Assemblez des
phrases, rédigez des manifestes, faites retentir ces mots : Paurore de la jus-
tice^ C horizon de la paix^ le bienfait de V ordre et delà liberté, V hydre de la
discordey le droit commun, la légalité, etc., etc.; vous verrez les peuples sauter
de joie, faire des vers, dresser des arcs de triomphe, placer des inscriptions.
Merveilleux don de la parole! facile bonheur! Avec un dictionnaire abrégé des
mots d'une époque, vous pouvez prendre le temps comme il vient; il n'y a qu'à
savoir s'en servir à propos pour fasciner le cerbère, et vous pourrez ensuite vous
endormir sur vos lauriers... »
Rien n'est plus propre à faire connaître Larra que de le suivre dans
la diversité de ses inspirations, de démêler dans le mouvement con-
temporain le jet rapide de son esprit, de se laisser guider par les éclairs
de son imagination railleuse. A peine la guerre civile a-t-elle éclaté
sur les frontières de Portugal et en Navarre, c'est là qu'il dirige ce
glaive étincelant dont parle Juvénal. Il traîne sur la scène, dans le pèle-
mêle de ses passions, de ses vices, de ses abus, ce fantôme du passé
qui revient en armes livrer un dernier combat. Est-il esquisse sati-
rique plus boutPonnement vraie que la Junte de Castel-o-Branco? Là,
dans cette assemblée imposante, d'où doit dater l'ère des prospérités
nouvelles de l'absolutisme espagnol, se réunissent ministres qui se don-
nent eux-mêmes l'investiture, trésoriers sans trésor, généraux sans
soldats, conseillers suprêmes attendant de meilleurs jours pour avoir
le prix de leur dévouement; et même le notaire mayor du royaume,
maigre, sec, « vivante image de la contradiction, » — le tout compo-
sant la junte suprême de gouvernement de toutes les Espagnes et des Indes.
Que manque-t-il à un gouvernement si bien organisé? Bien peu de
chose en vérité, — le moindre partisan, le plus petit suyet reconnais-
UH HUMORISTE K8PAGff(NL. 239
sant son esipire, Tombre d'un vassal à qui parler. Aussi n'est-ce point
une médiocre joie lorsqu'on a pu recruter un brave Castillan allant à
ses aCTaireSy fort peu soucieux de qui lui commande et très naïvement
étonné de son importance, qu'il ne soupçonnait pas. Aussitôt les clo-
ches éclatent en volées, et la junte suprême, trouvant matière à déli-
bération dans tet événement providentiel, décrète l'enthousiasme uni-
versel et spontané, a Chacun , dit-elle, devra, sous peine de mort^ se
remplir d'une sincère et volontaire allégresse, depuis six heuï*es du
matin jusqu'à dix heures du soir.» Suit la liste des bienfaits accordés à
cette occasion par sa majesié V empereur Charles F à ses peuples, tels
que défense de prononcer le mot séditieux de lumière ou d'amé/toro-
tian, fermeture des écoles avec prescription aux bons Espagnols d'ou-
bher le peu qu'ils savent sous trois jours, amnistie générale en réser-
vant le droit de châtier « chacun en particulier, comme il convient. »
La junte suprême de Casiet^o-JBranco, en un mot, est en train de sauver
l'Espagne, lorsque quelques robustes contrebandiers viennent souffler
sur son rêve glorieux, qu'elle va bientôt recommencer dans les gorges
plus sûres de la Biscaye. Là le sarcasme de Larra retrouve encore le
même ennemi sous des faces différentes. Le pillage, la barbarie fa-
mélique, l'ignorance monacale, sont représentés tenant les clés de
l'Espagne dans les Voyageurs à Vittoria, au personne ne pasH sanspar^
kr au portier. Ce sont d'honnêtes et corpulens religieux qui font senti-
nelle et, pour dire lé mot, détroussent au passage deux voyageurs éton^
nés, a l'un Français faisant des ch&teaux en Espagne, l'autre Espagnol
les faisant en l'air.» A celui-ci. on prend son argent, à celui-là ses li*
vreSy objet de contrebande qui n'est bon, hélas! qu'à livrer aux flam-
mes, ou bim encore sa montre qui est bonne à garder et dont, suivant
le malin satirique, un digne moine pousse l'aiguille afin que l'heure
du diner arrive plus vite. Quand ils sont ainsi tous deux purifiés, le père
Vaca, dans un élan de clémence et de respect pour la liberté indivi-
duelle, leur délivre des passeports, «datés de Tan premier de la chré^
tienté, pour la ville révolutionnaire de Madrid soulevée contre l'A-
lava. » L'auteur de la Junte de Castelro-Branco veut-il saisir plus au
vif la nature du factieux et en retracer la physiologie distincte, il le
transforme en une plante nouvelle «qui croit sans culture, pousse sur-
tout dans les bruyères désertes, s'acclimate dans la plaine et dans
la montagne, se transplante avec facilité, eât d'autant plus vigou-
teuse qu'elle est loin des populations et redoute l'atmosphère de
l'ordre, de la régularité, surtout l'odeur de la poudre, qui lui est mor-
telle.... Le factieux, ajoute-t-il, participe des propriétés de beaucoup de
plantes; il fuit, par exemple, comme la sensitive lorsqu'on la tou-
che; il se referme et se cache comme la capucine à la lumière du so-
leil et ne s*étale que la nuit$ il ronge et4étruit, comme le lierre ingrat
930 uruB D» nm aornBi;
Parbre aiÉqncdi il s^atteebe et tend ses brat de tcnié cMès Mmme ki
liantes parasites pcNir eberctier on appui. Il se plaH sartoot sous ki
mmrs des couTens;.... il produit une pluie de sang oomme cette poi»<
sîère de quelques arbustes, quand le vent qui se lèrre hi mêle a une
phiie d'automne; il nadit et se fortifie comme le cèdre dans la tempèla
elarbabitode de se tenir caché sons le sol comme la pomme de terre...»
Combien de propriétés le factieux n'aurait-il pas encore, si on pour-
anivait! Le talent moqueur de Larra est féeond en traits nouveaux el
justes dans leur bizarrerie imprévue pour caractériser la confusion de
teint ce passé, qui vient une dernière fois montrer ses plaies morales et
son incnrable misère. Voyez cependant : tandis que f ironie frappt
d'impuissance cette résorrection d'un autre temps, en lui infligeant le
ridicule, qui est le plus mortel des stigmates, et gagne ses victoires dans
l'esprit public c|iii s'éclaire, k faction armée granM, se propage, s'or-
ganise et étend de jeur en jour son domaftie. C'est que tout ce quf
reste de vitalité à une cause vaincne peot se résumer parfois dans un
honnne héroïque, tel que Znmalacarrégnî, habHe à discipliner l'in»
discipline elle-même et à faire illusion par le prestige de son génie. SI
c'est dans un pays où le déploiement de l'énergie individuelle exerce
sur les âmes une mystérieuse taècinatiOD, où fermentmt encore tous
ces instincts hasardeux et guerriers nourris par des habitudes sécu-
laires, cet homme n'aura qu'à paraître; il trouvera des élémms peur
prolonger la lutte, pour tenir des années en échec, ^on héroi^ne,
tant qu'on ne lui opposera que te fcyrce, pourra balaneer par l'audace
le nombre des bataillons et se montrer vicforieux. Préservez sa vie
des hasards d'une balle aveugle, et il réparera les désastres dé son dra-
peau: il lira planter, s'il tant, de rocher en rocher; mais les défaites,
bien autrement irrémédiables et sàres, qu- il sera hors de son pouvoir
d'épargner à sa cause, ce sont celles que fuit subir i cette cause même
toute pensée, toute éloquence, toute ironie qui met à nu les vîees, les
corruptions, les discordances cfu'elle contient.
Qu'an ne s'étonne pas de cette influence attribuée à la fantaisie d'un
satirique. Dans une révolution comme la rémhilton espagnole, pleine
de dontradictions singulière», compliquée d^élémens hostiles, livrée au
souffle intérieur de passions rebelles et violentes qui éclatent parfoi»
en éruptions soudaines, et dont finsurrection carliste n'est qu'un des
épisodes, le plus diEBcile, c'est de se reconnalire, de remonter à la
source de œs agitations qu'on accepte souvent sans les expliquer, de
resswir la vérité des perspectives de ce taMeau mobile obscorcie par les
intérêts qui sont en lutte, d'apercevoir la réalité fece è face sous les dé-
guisemens trompeurs qu'eMe va demander à tous les temps-et à tous les
pays. Larra excelle daBS^ceeystèine d'observation indsiniQÎj^QdUsidiqi^
à toute l'Espagne moderne* Les tendances secrètes des hMfimet et de^
P^urtis ngpeuvaat échapper hmki^B^^sm^OifA^ leB «ueoteicîlèB de
sa verve ont quekiue<:liase4^Ciyi^fian;^ V^IÛh^ ^»^Nm*H^"j^nrff à
^dque côté délJ^ti.<^.saJgmQide œgra^^ <|u'«ii mmine
laTémgsute» parce qu'elles procèdent d'une vue jusie et profonde dés
fréquens contre-sens de la politique» du déisdcppesieBt factioe et dé-
réglé des opinions, des infirinités morales qiH se dissimulent «eus rap-
pareil de Tactivité extérieure, des instincts rétrogi^deB qui se cachent
encore sous les prétentions à la nouveauté. Quand Lanra dît dasw la
glorieuse histoire dies bauts faits de lu junte 4e CmUtr^^BrmmoB .* c 11
n*est rien comme une junte».<, il se. peut qu'on n'f fiEtsse rien «t qu'on
n'ait rien à y faire, rien n'est plus nécessaire pourtant Ausâtèt^pie
naît un parti, on le met en j^mte comme o^ le mettrait en jOâMorioe, et
il n'a pas ouvert les yeux à la lumière qu'il y est d^à, œ qui ji'est pas
un médiocre a^vantage. Lesiwtes sont les précurseurs des partis^oedî-
nairement, et elles sont loiiyours en chemin interceptant ou inlenoep-
tées, quand elles ne sont pas hors du royaume prenant l'air^. car il
faut qu'elles prennent itfi paa de tout...;» -f-loraque l'écrivain.aspagni^,
disons-nous, traiûe^^ette saUirique e^uisseï ce n'est pas eeulement l'ab-
solutisme qu'il atteint, c'est toute J|i vévoJMwi qui a si souvent ofEgrt
le spectacle de ces impr^ideqs appels aw swtimienffdu passé, à l'#mbne
des antiques juntes; c'est ce vieil et aveugle esprit d'indépeadanoa lor-
cale, de révolte individuelle ^qui n'est plus aujourd'hui qu' un symptôme
de décomposition, utfe des formes de l'anarchie. Quand les partis pm-
nent des noms arbitraires que démentent leurs actions et «!amusent à
créer une Espagne inu^gil^ne où les systàmia» politiquœ sontion pié*-
sence, où toides lesâdées constitutionnelles pourraient se poa4uiredaiis
un cercle de régulièfes évolutions, <:'est lànne vérité supeiÎBakUeqiiias
saurait satisbûne JUrra. Il vert autre chose autour de hii( il ^Ust^igue
trois peuples divers : « upe mulUtpde indifférente, abrutie, tmorte pour
iong-tei]^, qoi, n'ayant point de nécessitiez, manque de stimmlana,
parce que, accoutumée à plier sous des inllpiepceB, supérieures^ «Ubae
ae meut pas par elle-même, msûs. se Caisse mouvoir.; r^ «me dasie
moyrane qui s'éclaire lentement., qui voit la lumière, l'aime, jnaif,
cûDune un enfant, jae sait pas caic^er la distance qui l'en aéparo« qui
croit les otqets plus rapprochés parce qu'elle les désire, étend la oudn
pour s'en emparer., maïs ne sait ni se ^rendre maîtresse de mmywi
qui Ta framiée, ni mâme en qucH consiste «ce phénomène^ -<»rafin
une classe privilégiée, peu nombreuse, victime on fille des émîgsa-
tions, qui se cneit seule en EsfMgne et s'étonne à obtupa» pw de je
voir en avant des autres, beau cheval nonmnd qui se ftgune être attelé
à une voiture légère, et qui, sayant à traîner un cbar pesant, s'élance,
rompt les traits et part ^}x\,.. d De cette radicale différence de caractène
et d'état entre des populations qui vivent cdte à o6te pliitAt qu'elles ne
;9a2 IBYin DBS DBUX MORDES.
composent une masse nationale soumise à une même impulsion, de ce
défaut absolu d'harmonie ne voit-on pas naître cette indécision des
esprits, cette fragilité des combinaisons, cette absence de maturité et
d'à-propos, cette impuissance des hommes, ces demi-mesures, ces réac-
tions que l'auteur du Pobrecito HMador poursuit sous toutes les formes
avec une gaieté cruelle et instructive, et qui ont prolongé pour TEs^
pagne la série des violences hasardeuses et des incidens vulgaires?
Sous le voile de ses caprices toujours renaissans et toujours divers,
de ses spirituelles et libres inventions, Larraalwrde ainsi les points les
plus^^ifs de la politique. Sa verve suffit aux accidens, aux anomalies, aux
excès de cbaque jour qu'il rend saisissans pour tous les yeux en les
marquant d'un trait ineffaçable. La révolution espagnole a son histoire
dans cette polémique satirique, dans ces fragmens sérieux sous des
titres frivoles, — la Junte de Ccutel-o-Branco, les Circonstances, Dam
quel mande vtwms-nousl l'Avantage de faire les choses à moitié, les Let-
tres d^un libéral, Figaro de retour; elle s'y révèle à chacune de ses
périodes, dans ses faiblesses, dans ses incohérences, dans ses vices
lès plus actuels. Peut-on cependant ranger Larra parmi les pamphlé-
taires? Ce serait, sans doute, donner une idée d'un certain côté de ce
rare talent; mais n'est-il pas aussi bien d'autres points par lesquels il
échappe à cette désignation un peu trop précise? Un pamphlétaire,
dans le sens rigoureux du mot, n'est-il point en effet la sentinelle
avancée d'une opinion, l'organe aventureux des griefs et des espé-
rances d'un parti? Homme d'une situation le plus souvent, promoteur
de quelque idée momentanément en soufflrance, vengeur d'un senti-
ment public offensé, il va droit à son but, laissant derrière lui les po-
litiques prudens se livrer à leurs calculs, dissimuler leurs prétentions,
le renier parfois en profitant de ses victoires. L'impaitialitéLii!est point
le mérite de cet esprit plus vif que-large,4)lus perçant qu'étendu ,^ui
n'aperçoit d'habïtude qu'un côté des questions et ne s'occupe quîl re-
chercher le point vulnérable de son ennemi pour y enfoncer l'aiguillon
de sa colère ou de son sarcasme. La justice retarderait l'élan de sa pa-
role acérée. 11 est dans la nature du pamphlétaire de rem|dacer Tam-
pleur et la supériorité des vues par la hardiesse agressive, par l'inten-
sité de la raillerie ou de la passion, sous quelque forme littéraire qu'elle
se déguise. 11 n'en est pas ainsi de Larra, qui çst^moinjjjgLpaii^^
tairei|uUm^peQseury moins l'homme d'une situation, d'une idée, d'une
veng^infie^-que l'observateur sincère et inépuisable de tous les phé-
nomènes d'une révolution, moins l'auxiliaire d'un parti que le peûilre
pléiit dajHmy^uté du mouvement-de toutes les opinions, et en un
mot le libre humoriste~^d^un pays dont il compare lui-même les agi-
tations à a un de ces jeux de mains mystérieiix et surprenans pour ({ui
en ignore l'artifice secret. » Au sein de ce tourbillon, la justesse de son
m mnioiBTE «fagiiol. 233
iMm sens faiompbe sans effort. Échappant par rindépendance de son
ii^onre à Fiiîflaence périlleuse de passions factices, aux faux jours de
systèmes sans rapport avec Tétat de l'Espagne^ il secontente d'être le
speciateurclairvoyant de toutes les folies qu'engendre la dornination
de ces passions et de ces systèmes; il raconte, raisonne^ médite, raille^
niultipIîe7ës||oints et parfois son imagination yiejpt donner aux
Yérité;^ qu*ii ohi^rve un relief particulier, unç couleur poétique inat-
tendue qui indique mieux ce qu'il y a de variété dans son génie. Tel est
le firagmeni où il veut décrire ce malaise qui natt pour un peuple d'un
demi-«avoir, du pressentiment vague d'une vie meilleure à laquelle 11
aspire, msis dont il ne sait pas encore les conditions, a Quand un pays,
dît-il, approche du moment critique d'une transition , et que, sortant
des ténèbres, il commence à voir briller une légère lumière, il n'a pas
eu le temps de connaître le bien, mais il sent le mal dont il prétend se
délivrer, aimant mieux courir les chances d'un état nouveau pour lui.
n lui arrive alors ce qui arrive à une belle jeune fille sortant de Tado*
lescence : elle ne connaît ni l'amour ni ses joies; son cœqr cependant
ou la nature, pour mieux dire, commence à lui révéler des besoins qui
v(mt devenir plus pressans, dont eOe a en elle-même le germe et
qu'elle a les moyens de satisfaire, bien qu'elle ne le sache pas. La va-
gue inquiétude de son ame qui cherche et désire, sans deviner quoi,
la tourmente et la dégoûte de son état actuel comme de celui où elle
vivait naguère; on la voit alors mépriser et rejeter tous ces jouets qui
faisaient peu avant l'enchantement de son existence ignorante. » Ne
semble-t-il pas que ce soit un poète lyrique qui parle? A côté cepen-
dant vous retrouverez la veine aristophanesque, la fantaisie incisive et
hardie. Vous pourrez voir dam Vffùtnhre-Ghbo cette étrange classiflca*
tiou politique et sociale, empruntée à la physique, de r homme-solide,
l'homme4îquidê et rhomme-gax; les analogies imprévues jailliront sous
la |dume de l'auteur.
c Uhomme^oUde, dit Larra, est cet homme compacte, ramassé, obtus, qui së«
joume dans les régions inférieures de l'atmosphère humaine. 11 ne peut vivre
qu*au contact de \k terre. Cest rAniée moderne, Y homme-racine^ le solide des
solides. Une absence presque totale de calorique le maintient dans un tel état de
€ondens(Uion, qu'il occupe le moins de place possible dans Tespace. Vous le re-
connaîtrez d'une lieue : son front est incliné, son corps se courbe, ses yeux ne
fixent aucun objet, il voit sans regarder, et c'est pourquoi il ne voit rien claire-
ment. Lorsque quelque cause qui lui est étrangère le met en mouvement, il
rend un son confus, barbare, profond comme celui de ces masses énormes qui
se détachent au moment du dégel dans les contrées polaires... \2 homme-solide
couvre la face du globe. Cest là base de l'humanité, de l'édifice social. Comme
la terre soutient tous les corps et les empêche de se précipiter vers le centre,
\ homme-solide t^ le point d'appui de tous les autres hommes. (Test de cette es-
TOME XXI. 16
fàoe qu'est tant 4lre «èjeci, k ywki^ V&uâsm^ntk^^k^ en vm mai, faine Ijit
et ne saara jamais ce qu'on dit de loLIl nerattonaeims^il aeseiifieiMsài^i
trayaii inteUigent, il sert et voilà tout. SàtiA kommes-soUdes il n*j auwt pas de
tyrans, et, comme ceux-là sout éternels, il n*est pas probable que ceux-ci aient
une fin. (Test la multitude immense qu'on appelle peuple, qu'on trompe, qu'on
foule aux pieds, et sur laquelle on s'^élève. Elle vît à la peine, elle sue, eIlesou£fre,
tQuelquefois elle s'agite d'une façon terrible, comme le sol quand 11 tremble. Oa
dit idors qu'elle ouvre les yeux, et il n'en est tien. Antanft il vaudrait appeler léi
yeux de la terre œs crevasses monstrueuses qne produit un volcan... — Vkomm»
éêquiée rBHt,<comt, change de po«Kion, se inréeipHe pour remplir to«s tes ^mém.
H a déjà un degré phis élevé de cakmqae. fi flcq^ale ooaliQiicUeflMiift «oImt
de Vhamme'-soUde^ l'entaare, le pénètae;, reiivelf)f|»e, le unie... Aaiia ka m^
mens de révolution» s'il est un instant repanasÀ, il s'élance bientât iiors de «on
cours et accroît sa propre force de celle des masses aveugles qu'il entraine avie
lui... Plein de prétentions, il fait du bruit, défie le ciel, a quelque chose comme
une voix et trouve un écho. C'est là une différence essentielle entre le solide ^
le liquide, à notre sens. La pierre ne produit une rumeur sourde que lorsqu'on
la fait rouler; Peau murmure par cela seul qu'elle existe et qu'elle coule. H ea
est de même de la classe moyenne de Thumanité, t!'où s'élève un bruissement
continuel. Le coup qu'on donne sur un corps soKde enlève vn morceau; si oa
l^ppe le liquide, il en résuite des ondaU^ons et on mouvement qui ae piih
longe. Ajoutez eaeore cette observation : le o«tp iqai atteint le fenple n'^st pr^
jndiciaUe qu'à lai; le coup qui atteint la clasM BM^nne Mabomse <d'li«biUidt
celui qui le 4oBae... »
On «peat dtscemer t:e qu'il y a de ¥nii et de paradosal dana œs d6^
Teloppemena bizarres doiit la aaveur originale se perd^ nous le new-
tons, dans une traduction imparfaHe. Quaat à ï homme jag, c'ert eetaû
qui se fraie un chemin dans rair^qni met un pied aur Ihomme-^oluk,
un autre sur ïhammÊ-liqiride, et, poepaat som easor, dît à tous : Je
commande et je n'obéis pas! Eofernoez ee fm dans unoteiiveloppe qni
en contienne ime quantité suffisante, vous aurez rAoamuhMfaÂ. Quel-
quefois c'est le génie dominateur et glorieux qui voyage au-dessus de
la face du monde étonné. En Eftpaga^, Iiarraii'y pfint unir qpiwt le sym-
bole de l'in^duaUsme effréné et aïoi^ ipii s'élève par^teiiasonlt
en vertu d'un effort violent et nnl réglé, floiteaaas direction et relofldie
bientôt, au moindre vent, féroé de i»co«rir au vulgaire innMdbiile«--
Dans les contrastes de cette pensée, qui se colore tanttt de poésie et
tantôt s'abandonne aux plus fières audaces du caprice ironique, fl «st
aisé de remarquer ce qui met surtout rautetn* de YffwiAre-Blobo à pari
des pamphlétaires. La politique> à vrai dire, n'est point un but pour
lui, et ce ne serait pas trop même de se demander s'il a un but quel-
conque, autres que le plaisir amer de l'observation. La^ndilioue n'a
qu'un iiitérétiuica.yuix , .jm^Iul djâfesjfline jlgs jnanifestationg del'acti-
vité^maine, un diamp nouveau où il peut plus à l'aise embrassa
dairtpHrfb»9»niejciif|HfàktiiatareiiBnFend^ lesse^
erets aTce mie baotaine attgacîÉé. Le jpanqièlétaire s*elbce; c'est le
pcMeot qni letle, «^ le penee» ytolond^ WMffé> pittoresque^ gui (je*-
pennUe Faetualilé de ce qn'eDe a d'éphéinère pour aller rechercher
^îDiFàriaUcjBMraeejl^^
ima^mterieur déïairie sociale, L'écriTainpbiéniiqiie disparaît; c'est
kr fiwiraliato hrAtast qni dévouera cette plide hideuse que les révcdii-^
lîsBO eDtatttieBMnt:. f iotiigne^ flQOye» tmjoiirs «Nineau de panrenir,
-— l'Éiiripie, qai ooosiiteà se biea inpareii4sr, a Aiire briller le mérite
quToir s'a pas^ à éîrr phssqa'oD ne sait, à ealoimiier c^ii qai ne peui
vèffÊmàatj à tpéadev wût la hoime loi dee aatrea, À écrire en faveur de
œlaî qui commaiide et rarement conire, à avoir aae opinion tranchée^
-^bie» qn'an fsnd oa n'en esthne aucune, — pourvu que ce soit cdle
qiâ triomphe, à oonnaftre le& hommes^ m les considérant comme dea
instramens, sauf a lea traiter comme des amis, à cultÎTer l'amitié des
femmes comme un terrain productif, àse marier à temps, mais non par
honneuTyreconnaissance ou antres illusions» Ces mille aperçus, ces por-
traits ^etatî^"^ i»-^^i ftw^ .in i»! ^^plSgr^nl ni Li^ii^ «Hrtfilhmf iJAVl^
ka rnmpnsitioBS de lapra,-€t enr fantim tissar pleie^ ienee ^' d'éclai
varié, tgjailhaar est qn'sn agnarhawt aan BMsqnt à tintrigne, Ukk
tenr^Q2I^^P ^ VinCGuUiMepyiiMKe decei^^
I/ifMp[lriABmi jfi f^»^j gnJAnn yiintift âaïAiritA nmïnnÎA^ tmt «iina
cesse à la rechgAtde tmia ks caatraetes de ia vis> Ce qui rinspîre,
deit la réalité qoe ces contrastes mêmes readeet si draaiatiqae; c'est»
l'homme dans tantes ses cen^eiisi sar tous ks tbéttrssoù sa nature
sedépkie. Le» miaaa^iLjœ tître^ Jia skmU pae ubl (^^
idtraianJLBgy rhumonate espagnol que la politique; eUes sont le re-
flet de ce qu'il y a de plus intime en nous. L'auteur de YHambn-Gloi&
promène son reipund ssr les coutumes qui s'ethcent, qui se traasfor-^
ment, qui se renouvellent; il reproduit tous les types, même ceux
qu'mie obeervatkn mkroscopique peut seuk entrevoir. U faut le re*
nnrquer : poar un tel géme, qui ne suit poiirt d'antre règk que le^
caprice, il nfesl pas éepetttea choses, pas un détail de moeurs indiSé-
rent, pomt d'eiistenoe sociale, si infime qu'eUe soit, qui n'ait sa poésie
et son côté sérieux. De même que Lamb disaerte sur la mélancolie dea
tailleurs, Larra^jivec un talent plus énerEi<Iue>-^l » >noiB« de douce
et BBived^réatesee, emploie sa poétiqtieircaiJejLéçjIre rhisloire de la
CUfaiimSreàdJia son essai sur Um Mitm» profmmom, ou les maym$
4ê tasre fMéne domwa^jMa de qmi mmrê. U peintsa grandeur et sa dé-
cadence; il la prend jeune iille insouciante et livrée au plaisir, pour la
suivre dan^ sa malarité delà flétrici, dans sa vieillesse avilie et méprisée,
qu'il traDsflgure tout à coup, rekmnt la gloire raiUeuse de ses fonc-
X
236 uvoB MB nra MomBS.
tions. a La nuit» à la clarté de la lune, dit Larra, la chiffonnière est im-^
posante à voir, lorsqu'elle étend son crochet pour retirer son butin et*
s'arrête alternativement sur chaque seuil. Il semble qu'elle va frapper
à toutes les portes, annonçant le passage prochain de la Parque. Sous
ce rapport, elle fait, <kns la rue, l'office du crâne décharné dans la cel->
Iule du religieux. Elle invite à la méditation, à la contemplaticm de la
mort, dont elle est l'image... La chiffonnière se peut bien comparer à la
mort; elle aussi, elle nivelle toutes les hiérarchies. Dans son panier
comme dans le sépulcre, Cervantes et Avellaneda sont égaux. Là comme
dans un cimetière tombent pêle-mêle les décrets des rois, les plaintes
des malheureux, les soupirs de l'amour, les caprices de la mode. Là
se coudoient Calderon et tel poète inconnu. La chiffonnière, comme lt>
mort, heurte d'un pied égal le taudis du pauvre et la demeure royale.
Toutes deux elles jettent de la terre sur l'homme obscur et ne peuvent
rien contre celui qui est illustre. De combien de proclamations pom-
peuses la première n'a-t-elle pas fait justice, tandis que la seconde en
enlevait les auteurs!... » L'ironie deyjeni ailleurs plus poignanteet
plus bizarre au milieu de la trivialité dn sujet. Voyez cet amoureux qui
veille et espère jusqu'au matin sous les fenêtres de sa maîtresse. Que ne
donnerait-il pas pour avoir un seul de ses cheveux, un lambeau de pa-
pier où sa main aurait tracé im seul mot, un seul caractère? 11 n'ob-
tiendra rien. Voilà la chiffonnière qui passe et interrompt son attente :
il la maudit, la méprise, et elle cependant, jetant son crochet dans les
débris de chaque jour balayés parles valets, elle trouvera ces cheveux,
dépouille d'une tête adorée, cette écriture que l'amant cacherait avec
jalousie sur son cœur, qu'il paierait au poids de l'or^ puis elle repren-
dra son chemin, tournant un œil moqueur vers.eeiùi qu'elle, a troublé
un moment de sa présence, a Ce que c'est que de ne pas s'entendre!
ajoute l'auteur^ combien de fois le tionheur ne passe-t-il pas ainsi à nos
côtés sans que nous l'apercevions! d 11 y a^ ce nous semble, dans ces
fragmens^jquel4ue4:base du sarcasme-amer de Haml^ jlanaJULiâme-
tière^QÙJ.e4)iace^ Shakespeare. Le caprice ironique a sa source dans le
plus puissant instinct de k réalité humajpe et dans l'observation pro-
fonde de tous lessentiinensrd^ toutes les imprimions qu'ellejMSUt faire >
naître dans l'ame. C'est là, au reste, ce qui distingue ces vrais rois de
la fantaisie des profanateurs vulgaires qui usurpent ce Utre, croient
être de parfaits humoristes parce qu'ils n'ont pas le sens commun, et
s'efforcent de remplacer l'animation intérieure par la bizarrerie extara-
vagante des formes, sans songer que l'imitation la plus impossible est
celle qui s'attache à ce qu'il y a de plus fugitif et de plus insaisissable
dans le génie humain.
La critique httéraire tentait aussi parfois ce charmant et Vigoureux
esprit, et il y portait ses qualités et ses défauts : une science peaétiea-
Ulf H1IV0M9TS ESPAGNOL. 937
dtt^, une inexpérience assez visible lorsqu'il touche à des noms his-
toriques ou même à des talens contemporains dont les nuances lui
échappent, une érudition suspecte, si c'est un défaut dans ce genre de>
critique libre et agUe dont la variété est Fessence, et en même temps
une rare justesse de vue à Taide de laquelle il devine ce qu*il ne sait
pas, une fécondité de bon sens qui alimente le feu de Timagination*
et de la verve, et ce don singulier d'animer d'un soufiQe créateur les
moindres sujets. Larra effleure toutes les questions littéraires, sa-
chant toiyours trouver le point où elles se lient aux questions mo-
rales, aimant surtout à les rattacher au développement de la civilisa-
tion dans son pays. Plu&Jlun6.d&.ae&.mt|ques ^^^
et délicate analyse du cœur ou de la société espagnole. Au milieu
de ses fragmens sur le tbëàtre,^ur £» ia/tr<; ei leê êoiirifiues, sur la
polémique littéraire, sur les oeuvres qui se succèdent, il n'est pas sans
intérêt de prendre celui où il soumet à la rigueur de son appréciation
un ouvrage renommé en France, qui eut l'immortalité de cent repré-
sentations et est déjà passé de mode, — Antany. C'est notre littérature
jugée au-delà des Pyrénées par un esprit droit et supérieur. Larra ne
méconnaît pas la virilité et l'ardeur du talent dans Antony; mais il y
voit le résumé de tous les instincts anti-sociaux et un Véritable chaos
moral. Il suit pas à pas, dans toutes ses péripéties, cette lutte furieuse
de la passion aveugle et brutale contre la société; il étudie chacun des
personnages, saisissant merveilleusement les vrais mobiles de leur ca-^
ractère, la frénésie des sens, l'orgueil de Tégoïsme. Sans doute il se
peut que l'honneur et la pureté se retrouvent chez une femme qui a
faibli , « mais, dit l'auteur, de semblables cas doivent être jugés dans le
for intérieur; qu'ils restent le secret du cœur et de la famille! Dès que
vous érigerez ce cas possible, seulement possible et non ordinaire, en
dogme, dès que vous le généraliserez en présentant une femme qui se
prévaut de la loi impérieuse de la nature pour couvrir sa faute, vous
vous exposerez à ce que toute femme, sans ressentir une passion réelle,
sans avoir d'excuse, se croie une Adèle et pense avoir un Antony pour
amant. Dès ce moment, la femme la plus vile se trouvera autorisée à
secouer les liens sociaux, à rompre les nœuds de la famille, et alors
adieu les dernières illusions qui nous restent, adieu l'amour, adieu la
résistance, adieu la lutte entre le plaisir et le devoir, adieu la dtflérenee
entre la femme vertueuse et la femme méprisable, et, ce qui est pire,
adieu la société, parce que, si toute femme se croit une Adèle, tout
homme se croira un Antony, considérera comme une vexation sociale
tout ce qui s'opposera à son brutal appétit. S'il prend goût à une femme,
il dira : C'est une passion irrésistible qui est plus forte que moi! et con-
vaincu d'avance qu'il ne peut la vaincre, il ne la vaincra pas, car il
n'en prendra pas les moyens...» Et Antony hii-même, quel est-il aux
sa uvmrM
yen du crittqae mcralistét Quel motif peut légi(îiiier sa rérollet Cmt
]b Tenhneuse inquiétaide d'oo égoime râalté qm s'étonne que le mamàë
ne tradnîBe pas au^tèt e» loia ses eapriees. € Aniony, ajoute iitmiqii»-
meal Larre, est l'eiemple de ce qne drnnûent être toi» los hommes^'
l'dtreie i^us parfait qa'on pûseiaragiiier. CommeDcei par renuirquer
qu'Antony n'a ni père ni mèe^ H cet bdle, œ semble^ d'arriver à ce
degré de perfection! Fîls doses centres^ Tid^aire bâtard, il est la peiv
soDnificatkn de Flioœrae dons la seciélè telle qne nous la defaw ar-
ranger quelque jovr. Mous autres qui avens eu le nialtieur de coonattiv
noÈPt père et notre nère, nous m servons qu'à la transîtîon, nooi
soHMnes des élément vieMlis; dont on ne peut rien attendre pour l'ave-
nir. Celui qui voudra être à la hauteur de f ère nouvelle verra à fainr
en sorte de ne naître de personne... » Antmy n'a d'aiHeors ascune dt
CCS diilM*mités physiqaesqai fént paurfsis germer la tnine dans le cœur;
il n'est point resté dans cette spbrae inlèrienre où l'envie est oonco-
vaMe, si elle n'est pas phts jnste. Il a reçn de ses parens inocniniis une
figure privilégiée, une éducation soignée, un talent peu commun. U a
tout appris, il sait tout Avec ces qualités, fût-il bitard, ne marcbe-tril
pas VégBl de tons? Qui lui demandera compte de sa naissance, s'il est vn»
qu'il possède tous ces talens? S'fl invoque le préjugé qui frappe l'ohscii-
rite de l'origine, le cours du sîède entier lui répond; corabieD de for-
tnnes nouvelles, fondées sur l'intelligence et le courage^ sont là pour
rabaisser les prétentions de sa vanité égeiste et superbet Le mon^ ne
liH interdit pas les joies do ccenr; mais, s'il veut assurer un triomplw an
libertinage de ses sens, et, pour premier exploit, afficher le désbonoear
d'une femme, il fera de cette femme une victime et se réveillera fan*^
même au pied d'un écbafaud : ce n'est point la société, apparemment,
qufil faut en accuser. Antony se plaindrait«41, par hasard, de ne pas
amr la richesse matérielle? Comment vit-il dans le luxe alors? Gom-
ment peut41 tuer des chevaux à la poursuite de la femme qui loi
échappe? c Noos conclurons^^ toujours, <ût Larra, que ces passions magni-
ficpiCB nesont point un mds de pauvre. Si cette société si mal organisée
n'eût pomt procuré à Antony assez d'argent pour prendre la poste, kmer
une auberge tout entière, il serait resté à Paris à faire des vers dassi-
qnes. Le romantiame et les passions sublimes sont bouchés de gens ri*
d»C8 et oîdfB, etc'est faim ici qu'on pent s'écrier : livres classiques!... »
Ce tableau d'auberge arrive bien à point pour résumer tout le drame. Le
Critique espagnol le définit par un mot : c'est une eue i9Uérii%ur9 fum
pauvmpnudê VdUùm. 11 est rare de trouver une semblable puissanoe
d'analyse, de bon sens, de raillerie, ap(diquée à une œuvre littéraire*
Les vices, les oonèiedicliaDS morales de ce personnage apparaisBenL
Sa i^ace n'est point parmi ces types glorieux de notre siècle, Werther,
René, Obermann, qui , à des points de vue diffiârens, expriment tout ce
^a'd y a ds^rafoe poésie, 4epoi||Q«ile înœiiîiMde, de^
Jnî, d'aspinÉMM^et deroprelsdans wiAttBf»ideirMttlioii. ftealitae»-
ilnieoatni^cfimclèfesc'^ft'iiB^dflBpfenîficstiéiM^ littéraioie
4e ÏMo&iiÊm qm a fait de rmiithèee le vmÊD^>wmqpt de son art boiih
«ean, foi s'est mise à «ater layroUtéanécoiiiiiie des voleuirs, à déi-
Aer la parole desoontisaBes, àanelever taule jAjeotÎDO, à enioarer de
«s préi&reBees tout être ftortant an ifirant le a^ae^ laréheffian^ et
^ m •■! per se BMÉh^ «a dslKHS (de k aatare ceaaflK de la aodété.
Que eaMe iittératare iore ^ f ébnle répsttde à qn^ip^
âaiacaispt aueeÎB de la eedélé française,» n'est poiôt là, au sarplus,
la firenii^ des préocoupatioas deLarra; ce qui cât certain pour lui,
c'est cpi'eHe n'est point tvraie ett EqMkgae, et il ipeÎDt Titifluaioe cof^a^
gîeose fu'dle exerce a^ec une énergie fiMniliëM at fnttonsi(tte. « La
fûe, 4it*il , est un Toyage; cdni qui l'entreprend ne sait point où il 'va,
SMÉs il croit ^er an bonheur. Va autre, <qui est purti aifaat lui eit qui
nrvîentdéîi, lerenoantre sur le chemin ietkn<dit:^ ¥as4uf pour-
«quoi iant d'eaapresBement? Jeaais allé însqu'où on pent atteindre. On
aous a trompés t en nous a dit ^<au terme dece ^yage onireufait la
pu «t le repo^4Bais-ln ce qu^d y a au haut? U n'y a rien. «-Que >rè-
paadra l'homme qui s'acheminait péniblesnent? U dira : S'il n'y a rien,
 ne Tant pas la peine d'aller plus avant Et cependant il Haut 'marcher,
pasee que, si le bonheur n'est nulle part, il est cependant âadidHtable
-qm ie pins «grand bienHâtre, pour l'humanité, est le plus loin passible.
Sans <un tel cas, rbomma qui est venu pnckoner qu'il avait découvert
le néant ne mérite-t-ï pas reiéoratiende oetui qu'il idétnompe?— Voilà
ee <que iont pour bous ceua qui veulent nous damier la Mttéraluiie de
la ftanoe, la dernière littérature posaUe, celle qsi exiMrkne la réalité
nue et horrible, et ils nous causent encore nn plus grand dommage,
car :«a:, au moins, avant d'en arriver là, ils (»t «aûté l«us les phdsics
impréras du diemm , ils ont eu l'espérance. Qu'ils noos laissent plutôt
les dMractions du voyage et ne nous désenchantent pas an moment dn
départ! S'il n'y a rien à la fin , qu'ils ^nous laissent le soin de le décou^
vriri Si, «1 bout delà route, mmsne devons pas trouver de verger dé-
Mciaua, jouissons du moins des fleurs qui bordent notre chemin 1... s
Sans doute tout n'est point admissfltle ici, et on pourrait aisément ré-
pondre que laPrance dk mime na se reooraialt (point dans ces images
grossièrement enluminées, où il ne reste rien de sa noble figure; mai^,
an fond, en voit nrtieinant saisie la diflérence des dvilisationSi^ l'une
avancée déjà, mûrie et travaillée par raomens de ces dégoûts passa-
gers que produit l'cipérienoe; l'autre à peine renaissante, incertaine et
accessible à toutes les influences. Le danger imminent pour la Pâiin*-
SHle aat eigaaié : c'est i' tmîlailion exagérée, ipii ne peut feiire éclore que
des oeuvres ieurtices. La farce qu'elle emploie à s'inoculer la pensée des
940 EKTOB DIS DBOX MORDIS.
autres peuples, l'Espagne n'a qu'à la consacrer à s'étudier elle-rnême)
à rechercher ses propres sentimens, à écouter ses pulsations intérieures^
à se rendre compte de ses besoins, de ses tendances et de ses idées. C'est
de ce traTail que pourra sortir une littérature yraiment nationale par
le fond et par la forme; c'est ainsi que l'Espagne pourra Toir reparaître
dans les écrits, à quelque genre qu'ils appartiennent ^ cette couleur
naturelle et distincte qui varie suivant les hommes, suivant l'ordre de
travaux auquel ils s'appliquent: — l'originalité, en un mot, qui se dé-
gage insensiblement dans toutes les révolutions de l'inlelligence.
Cette originalité littéraire dont la première source est dans le senti-
ment exact de la vie morale d'un pays et d'une époque, et qui se mani-
feste par l'éclat particulier d*une forme propre et spontanée, Larra est
assez heureux pour la posséder, lorsque si peu d'écrivains autour de
lui en ont le secret. Tout ce qui tient, en effet, a la rénovation intellec-
tuelle de l'Espagne, — travaux politiques, œuvres de la scène , poésie
lyrique,— se ressent des influences étrangères sous lesquelles cette ré-
novation s'accomplit. L'incertitude de la pensée, chez la plupart des
publicistes et des poètes, se trahit par Tabsence du style ou par une
abondance confuse de couleurs empruntées à toutes les littératures eu-
ropéennes. Gil y Zarate, l'un des plus remarquables auteurs drama-
tiques, n'écrit qulmparfaitement. Zorrilla se livre souvent à un ar-
chaïsme brillant qui est un jeu pour son imagination. Espronceda, le
plus audacieux des poètes, qui, dans son ébauche étrange du DiabUh
Mundo, a essayé de montrer ce qu'engendrerait de dégoût l'union, dans
rhoiiHUe, de l'éterneUe jeunesse du corps et de la vieillesse prématurée
de l'ailie, a échauffé son imagination à la lecture de Faust ou de Masih
fred, et est mort trop jeune pour avoir pu se soustraire à Timitation,
pour avoir pu acquérir l'originalité entière de l'idée et de l'expression.
Uartzenbusch est peut-être un des écrivains qui ont le mieux réussi à
assoupUr la langue moderne, à lui donner une correction nouvelle, à
trouver la vraie mesure de la forme littéraire. Larra s'élève au-dessus
de tous par loriginalité. qu'il s'est faite et a un rang à part dans la
renaissance contemporaine de Tart espagnol. Ses images sont nettes,
précises, coloréies et justes. Son style est serré et nourri, étincelant et
substantiel; plein d'une force native, il ne se pare pas de fausses ri-
chesses, ne se traîne pas dans les lieux-communs; il est clair, accentué,
rapide, quelquefois mêlé d'affectation, de détails d'une subtilité exces-
sive, de hardiesses peu scrupuleuses, mais toujours fidèle à la pensée
qu'il exprime. L'auteur du Pobrecito Hablador se rattache à une tra-
dition d'écrivains qui représentent l'art littératre en Espagne à un point
de vue sous lequel on ne l'envisage pas d'habitude. Pour ceux qui étu-
dient superficiellement les littératures, le génie castillan est essentiel-
lement fougueux et hyperbolique, naturellement empreint d'une exa-
gération pompeuse. La langue espagnole a la splendeur du coloris,
l'opulence de la pourpre, Téclat fastueux plutôt que la précision et la
netteté. Cette pompe, cette passion de Thyperbole, se retrouyent, il est
Trai, chez beaucoup de poètes et même d'historiens; mais ce serait une
erreur d'y Toir le caractère exclusif du génie espagnol : plus d'un
ex^nple prouve qu'il possède justement ces qualités qu'on lui dénie,—
l'exactitude, la force de concentration, une simplicité tour à tour mille
ou facile, une certaine sobriété qui s'allie au besoin avec la richesse. Il
y a des prosateurs anciens et trop peu connus, tels que Ferez de Oliva,
l'auteur d'un Dialogue sur la dignité de F homme, dont les pages be se-
raient point indignes d'être placées à côté de celles de Bossuet pour la
grandeur naturelle et sévère. L'Espagne a un historien qui atteint par-
fois à la concision de Tacite : c'est Bfelo , le narrateur des guerres et des
souUvemens de la Catalogne, Dans un autre genre, cette littérature pi-
caresque que nous citions n'est-elle pas tout entière un modèle d'ima*
gination sans emphase, de souple légèreté, de vivacité prompte et
précise, de style dégagé de toute enflure? Quelle langue plus fermé,
plus nette dans son ampleur et sa poésie, que celle de Cervantes, à la-
quelle il serait difficile de rien retrancher? Larra parle cette langue,
non par un effort d'imitation servile, mais naturellement et en l'ap-
propriant à l'époque où il vit, en essayant de faire ce que ferait l'auteur
de Don QuiehoUe, s'il était condamné à écrire sur la responsabilité mi-
nistérielle, V élection directe ou les jeux de bourse. Et qu'on ne dise pas,
ainsi qu'il le remarque dans un essai sur les dçstinées littéraires de
l'Espagne, que Cervantes ne descendrait pas à de semblables petitesses,
car ces petitesses composent aujourd'hui notre existence, et le signe le
plus incontestable du génie est d'assortir sa pensée comme sou exprès-
non à son siècle. Larra fait ainsi en passant la théorie du progrès des
langues.
Certes, s'il est un spectacle dramatique, c'est celui que peut offrir la
défaite d'une raison si forte qui sait se parer de toutes les grâces de
l'originalité littéraire. Telle est pourtant l'histoire de Larra. A tnivero
tant d'éclairs de bon sens, de poésie, d'ironie féconde, de vérité, il n'est
pas difficile d'apercevoir la passion meurtrière qui envahit peu à peu
son ame, mine insensiblement son génie et se décèle par les ébranle-
mens fébriles qu'elle imprime à ses facultés. C'est le scepticisme, — un
scepticisme d'abord déguisé sous l'enjouement, sous Thumeur facile,
mais qui , au lieu de s'épuiser en se satisfaisant comme un caprice de
jeunesse, persiste, s'enracine, s'étend, finit par occuper toutes les ave-
nues de son esprit et de son cœtir, et projette son ombre sur tout ce qui
l'entoure. Larra, on le voit trop au fond, n'eut jamais foi à rien. Toutes
les vérités de ce monde, à son avis, tiendraient sur un papier à ciga-
rette. C'est de lui-même qu'il dit : « Je sais de bonne source qu'il ne
CMk à atteuBechose née «u à Mittor, es quoi il agi# oeomMi oslnqiiî
a expériomilé la ne. » Qoelquea dforts qu'il fawe pour se: cemnioQm
kiirmêmo et conTaÎBcre tes autres que VÀre mortel n'est pas le Jonek
àok hasard, qu'il a un buta poursurrre, q^e le den^r soeial csli digne
qu'on s'y attache, que tout n'est point hypocrisie on calcul dans lee sen-
timens humains, dans le déTonemeiit et dans Famom, de <|«ehpiehH<
eîdîlé merreiUense qu'il jouisse par monens, lorsqufi^s'avréte pow
iiegarder autour de lui, il cède au penchant chaifiie jour pies fort qié
L'entraîne; chaque pesiqu'R lait en ayant dans cette voie est sans retour.
La méchanceté élemelle de rhomme délient la seirie cboeo certaine
pour hii; le mal, c'est la yérité sur cette terre; le bien, c'est rillum%
dira*t-il. L'excès du doute étoufitb la pitié et produit un mépris suprême*
Mous n'imaginons rien, nous ne faisons qu'emprunter aim essais de
Larra les traits personnels et épars €|m le caractérisenL Las nlure et
l^habitude des voyages, qui ne laisse à aucune aflbction le temps de se
iNTmer, ont tait de lui l'être le plus rempli d'enyiesetle fins hkod^
stant qui soit au mondé. Il n'est pas de lieu qui puisse loi plaire et le
fixer pendant tout un moi^ il n'est point d'amitié qni garde son^ prà
au-delà d'une semaine à ses yeux. S'il pardonne à la fie sa longneiav
c'est parce que seule elle offre le moyen de changer; la mort, em eflU^
est le terme de toutes les^ inconstances. La beauté la plus cbamante
aura pour lui ses momens de repoussante laideur, et tt n'est pas àletr
froyc^le mégère qui ne l'enchante une fois au moins. Cette inquiétade
innée communique parfois a ses actions quelque chose de fiévreux, de
nerveux, de provoquant. L'ennui s'empare de lai^ et il n'a d'autre res^
source alors que d'errer sans but au mûieii de k foule. Un sourire anMt
d'indiflërence se promène sur ses lèvres; il perte un lorgnon avec liii^
ion pour y voir mieux, mais afin de peuivoir regarder fixement œ qm
le choquC; car celui qui a la vue courte a le droit d'être impertinent. H
ne salue m amis ni connaissances, parce qne ce serait prendre lai-
même un rôle dans cette comédie dont il prétend être seulement le
m)edateur. Étrange effet de l'ennui I il reçoit insensible toutes les hn-
pressions; dans des jours pareils, il n'y a pour lui, dit-il, m belles, ni
laides femmes, ni amour, ni haine. C'est la plénitude du dégoût Larra
n'avait qu'à consulter ses propres souvenirs lorsqu'il écrivait dans aon
morceau sur la Saiire : € L'écrivain satirique est, comme la: fauDe» un
corps opaque destiné à refléter la lumière, et c'est le seul peut-êtredont
en puisse dire qu'il donne ce qu'il n'a pas. Ce don naturel de voir le
vilain côté des choses plutôt que le beau est ordinairement son tour-*
ment Son attention se porte sur les taches du soleil pkitAt.qne sur sa
himière, et ses yeux, véritables microscopes, aperçoivent lé vîdo'ex^
géré des pores et les iaégabtés extérieures dans une Vénus où les an-<
très ne voient qne la perfection des fsnnes et la beauté des contours;.
mm
arrière Taetion ea apparmcegéttinBUflè^ U saint le nMMe meaprin
itfm la fifoduit. Et cei^odant on anwUe oda être heureuxl... Ctest la
iroide imfiMribaité du miroir fui neflète les figures, noii-seiileineiit
jaoB brîUer 4aTatiti^6, mais encom es t'iebacurcisiaDt luft-mème. » Tsl
«st le triste et soHibre foyer d'eu jaillissent le plus scHiveot les laeuis
jrooiqiies, la gaieté mardairte, ies rires inegttioguiUes qat tfompeat la
inàe «o ranusant et lui foot crmoe q«e Técrirain satirique est le type
Je la jovialité et de TaUégresse.
Larra, par le fond de sou caradère, n'est pM sans rapport ayec un
humoriste d'un aytre pays, bien fait aussi peur être raa^é pami ces
détracteurs violens de la nature humaine, qui sont un phénomèue mo-
jal autant que littéraire : c'est le doyen Swift. On sait qudL fut ce mer-
«feiUéui et redoutable esprit, qui Bfiettut la satire dans sa vie et dans
«es actions, pour ainû parler, eacore plus, s'il ^ possible, que dans ses
icrits; hautain serviteur du torysme anglais, quifoismtdéairer etcraiadre
ie secours de sa plume, humiliait sous ses caprices les secrétaires d'état
nux-mémes, éprouvait la patieuce de ses amis par mille avanies, fnir
«ait sentir à tous le poids de son «affcasme comme pour mieux s'a^
sarer jusqu'à quel point il pouvait être permis à un berame de se jouer
de ses semblables, di eut tcÂqours soin de se cuirasser contre ces noUes
^rils de l'ame humaine, la tendresse et la confiance! Une anecdote le
peint tout entier, c'est l'histoire de cesdeux femmes aimables^ connues
40US les noms de Stella et de Vanessa, que Swift s'amusa à captiver, à
Jure tomber dans le piéige d'un amour auquel M ne pouvait répondre,
4ifin de les torturer ensuite et d'immoler heure par heure ces victimes
idé vouées de sa vanité sceptiqiie et dédaigneuse! Larra ressemble en plus
d'un point an satirique anglais. Comme lui, il méprisait les hommes;
non amour-propre étut immense, et il ne pardonnait pi» à celui qui
Avait pu suriurendre quelqu'une de aes taiUesses. Une conscience exal-
tée de la puissance iroQÎque de son talent lui faisait voir dans toute
^imiîtié un bas sentiment de crainte, un hypocrite hommage rendu au
aalirique redouté. Le croinût-H>n? Larra, marié jeune, dqà père à
i'âge ou les devoirs de la vie apparaissent sous leur aspect le moina
.aombre, n'admettait que par hasard, exceptionneUement, ses enfans à
» table. L'orgueil étouffait en lui tous les autres penehans, les sym?-
pathies les plus naturelles. L'hnbitude d'une analyse implacable le ren-
dait méfiant, exigeant et dur, — dur pour les siens comme pour l^
inonde. U n'est pas une passion généreuse qu'il ne mît en douie et ne
cbench&t à atteindre, ménie dans ses momens de saine et libre raison.
Ce sont là les o&tés par lesquels rtuimorisie espagnol se rappn)che de
i'humoriste anglais. Se^doînent, le sarcasme de Swift est froid, aigu
•oonune l'acier, et pénètre comme un poignard tenu d'une main sûre;
le ^ascafiDiede Larvaesteembbddeàjon glaive étincelant, rouge en^-
3U RBVUB DIS DKOX MORDIS.
oore delà fournaise où il Tient d'être battu. Son scepticisme est le ré-
sultat du plus violent combat intérieur. Cest le triste prix de Fetrort
orageux d'une ame qui s'essaie à tout, qui cherche souvent à se faire
t illusion à elle-même, et fait illusion aux autres par la force et la jus-
tesse spontanée du bon sens ou par les mouvemens d'une sensibilité
passionnée et touchante. Ici, il refusera au cœur la puissance d'aimer
et de se dévouer, il profanera de sa raillerie les sentimens les plus in-
violables, et à côté il laissera tomber des paroles d'une tristesse magni-
fique, empreintes d'une émotion souveraine, comme dans ces pages sur
le drame des Amans de Temel, sur l'histoire de ce couple fidèle et
malheureux de la légende espagnole qui rappelle Bornéo et Juliette.
c Si l'auteur, dit-H, entend murmurer à ses oreilles un reproche vul-
gaire que j'ai entendu moi-même; s'il entend dire que le dénoûment
de son œuvre est invraisemblable, que Vamour ne tue personne, il
peut répondre que c'est un fait consigné dans l'histoire^ que les ca-
davres des deux amans sont conservés encore à Teruel, et qu'une mort
pareille n'est point impossible pour les cœurs sensibles; que les cha-
grins et les passions ont rempli plus de cimetières que les médecins et
les imprudens; que l'amour tue, — bien qu'il ne tue pas tout le monde,
— comme tuent l'ambition et l'envie; que plus d'une fatale nouvelle
reçue à l'improviste a tué des personnes robustes instantanément et
comme un éclat de foudre, et ce sera mieux encore à mon avis de ne
pas répondre, car celui qui n'aura pas dans son cœur la réponse ne
comprendra jamais. Les théories, les doctrines, les systèmes s'expli-
quent: les sentimens se sentent, o Voilà le combat dont l'humoriste
anglais, certes, n'offre point de trace l Voilà ce qui fait comprendre
comment Larra a gardé jusqu'au bout. le feu de son génie, tandis que
Swift, retranché dans sa raillerie insensible et froide, après avoir abusé
de son esprit, est mort dans l'idiotisme, voyant l'ombre gagner son in-
telligence où le cœur n'envoyait aucun rayon.
Cette lutte vient se résumer énergiquement dans un^ épisode de la
vie de Larra qui semble avoir exercé sur lui l'influence la plus déci-
sive, la plus désastreuse, et avoir été en quelque sorte le dernier enjeu
de ses désirs inassouvis. L'inquiet humoriste avait conçu un amour
profond, il le croyait du moins, et ce n'était, à vrai dire, qu'un de ces
mouvemens à l'aide desquels il donnait le change à son scepticisme
passionné. Tantôt il s'y abandonnait avec la fougue violente de sa na-
ture, tantôt il cherchait à s'y soustraire, et demandait l'oubli aux
voyages et à l'absence. Fidèle à cette inconstance dont il parlait, il eût
voulu trouver le calme dans la fuite, et en même temps son orgueil
frémissait à Tidée que son sacrifice fut accepté légèrement, que le dé-
dam ne l'eût même prévenu. Larra se plaisait à défaire son bonheur et
à défaire le bonheur des autres. Il est des hommes qui sont nés pour celai
UN HDVOIKTB B8PA61IOL; 245
n s'irritait des déceptions et il les proToquait; il recherchait les émotions
exaltées de Famour, et chaque jour il les profanait par une insultante
raillerie. Cette suite de contradictions eut un résultat ordinaire, fa-
cile à prévoir et toujours terrible, — l'abandon. Notez que c'était l'in-
stant,— 1836,-011, par un triste concours de circonstances propres à
jeter le trouble dans l'esprit le plus ferme, l'Espagne était en proie à la
licence anarchique; la fkaimme des couTens de la Catalogne rougissait
l'horizon, le sang de quelques pauvre moines de Madrid était versé
par des passions qui n'avaient pas même le mérite d'être sincères, et
l'ivresse soldatesque se jouait des lois à la Granja, tandis que le drapeau
de la révolution reculait vaincu devant les bandes factieuses. Aussi, dès
ce moment, l'ironie de Larra prend une teinte découragée et funèbre;
chacun de ses articles, suivant son expression, est le tombeau d'une de
ses illusions, d'une de ses espérances. Il écrit cette épitaphe éloquente
et railleuse de l'Espagne, qui a nom : Le jour des tnartr, — el dia de di^
funias. Les morts, ce ne sont pas ceux qui reposent dans la paix et dans
la liberté au cimetière, ce sont ceux qui vont les visiter; c'est la ville
dle-même qui est le grand sépulcre; il n'est plus rien resté debout. La
liberté I elle glt dans une prison; on voit en relief, sur son urne funé-
raire, une chaîne, un bâillon et une plume. La valeur castillane I elle
est à ïanneria avec les débris des vieilles armures. La victoire ! elle
est enfouie dans les champs de l'Espagne. Le commerce et l'industrie t
ils sont restés morts dans les rues et les campagnes dépeuplées. La gloire
littéraire! elle n'existe pas davantage, a Le génie a besoin de couronnes,
dh l'auteur dans un autre fragment, les Heures dhiver, et où estril
resté parmi nous un brin de laurier pour couronner un front? 11 faut
au génie un écho, et il n'y en a pas entre les tombes... Écrire et créer
au centre de la civilisation et de la publicité, c'est véritablement écrire,
parce que la parole a besoin d'étendre son effet de proche en proche
comme la pierre lancée dans un lac produit des ondulations qui s'élar-
gissent jusqu'au rivage. 11 faut qu'elle rayonne du centre à la circon-
férence, comme la lumière. Écrire comme Chateaubriand et Lamar-
tine dans la capitale du monde moderne, c'est écrire pour l'humanité;
digne et noble fin de la parole humaine, qui ne doit s'élever que pour
être entendue! Écrire comme nous le faisons à Madrid, c'est prendre
quelques notes, rédiger un livre d'obscurs mémoires, et réciter un
monologue triste et désespérant. » Voilà le tableau lugubre que l'au-
teur du Joiwr des Morts fait de la Péninsule, où il ne voit qu'un hois de
Batilogne des duels européens, un champ de bataille des rivalités étran-
gères, une seconde Rome par la grandeur de ses souvenirs et la nuUité
de son présent.
Ne croyez pas d'ailleurs que sous l'influence de ce désenchantement
croissant Larra se borne à analyser la décomposition de l'Espagne et
.enfonce son scalpel uniquement dans les entrailles frémissantes de son
fafft. Son irotaôe ¥a flm loin : elfe Irasclil les PytéBéès, «lié vtoitrEtt-
wpej le âècle entier , a» «iinreB, sMleiidaiioeSy pmgnant leteiitif im
mot cnieJ^ ce BQOtquî symboUse TépiMiue, c'est cmbm. BuiTre mmds,
jNiuwe«iàcle que le nôtre aux yeux de rimnMiriete «spagnoli fem s'en
laut que nous ne soyons de ftioM-lisBaneB iratnent une yiwwi misimioe
à travers de ftMwi^vénemenB. Comme l'étudiant don GLéoÊu^ Larra»
laésee emporter jpar son imagkiatîoa aurdessas de Paris, etdaas tocs
les bruitSy dans toutes les mmeuro qui Montevt jusqu'à Ini^ il «adt
distinguer qu'un mot : to«qours euuiiJ La France^ pour ce peeainiisiB
qu'il n'est pas nécessakre de combattre, n*a pu arrrra* qu'à fûre une
fiia5tHré¥olution; grande nation fiianHnéoontente, menacée de corn*
siotioiis politiques çnoM-prochaiDesl La Belgique tsi un pays quaii*'
fiaissant , ^iMVf^épeiidant de aes voiaîDS, aviee un fuasi-roi. En Italie, œ
«ont defiMffî-états ^mm-aiitricbienfi. Au Nord, l'AUemagne est nn a»*
«emblage de peuples avec des gouviernemens fiMwi-absolos, fiNM»-teBi-
pérés par des diètes et des institutions 0MMi-représetitatives. En An-
gleterre, c'est un commerce ^uaft-maltredii monde, un autre ^MOfi-rd,
une majorité ^uo^i-whig, et un gouvernement fmwt-oligareUqcie, qui
^ la singulière audace de s'appeler libéral. Dans toute TEttrope, eflôs,
c'est une lutte éternelle entre deux principes, que le qumn tnonpiianl
vient résoudre à son profit, au moyen de son juste^miMeu àeqmasi*nm
let de çuoit-peuptes. Si Ton en croit l'amer satirique^ œ n'est là qu'oui
figne de défaillance. Les boainies, conme les |ieapie6, ont perdu la
verdeur de la jeunesse; ils ne peuvent plus rtes faire qu'a demi; aa
liw d'agir dans la plénitude de leur force, ils tâtonnai, Ûs traongenl,
ils moroèleot teurs résolutions, ils sont incomplets dans leurs Teprt»et
même dans leurs vices. Le siède s'aMàiase brancissant inotileraent dam
l'air son drapeau où est inscrit le mot fatal qui lui sert à déguiser sa
décadence. Nous ne donnons pas ce morceau, qui porte justement le
titre de Cauchemar poliiiqii€f comme l'expression d'une vue équitidde
et supérieure du siècle, pas plus que le Jour des Morte w saurait exao'
tement représenter l'Espagne moderne dans sa transformation. Sanl
nier oe qu'il y a de sagacité poignuite et forte dans ces deux fragnMul
satiriques, nous y voyons le dernier mot d'un eoepticisme conrronoé
qui cherche partout des alimens, le suprême etbii d'tm honlnieqai
prête à tous les objets te trouble et le désordre qui sont en hii.
Pour pénétrer jusqu'aux plus intimes profondeurs de cette ans
nlûérée, pour découvrir la source mysiértecffie et troublée d'oCk ja3»
lissent des inspirations devenues si Acerbes, il iant Ike ces pafes ^l'nne
énergie passionnée, brutale, cynique, ntin sans éloquence toutdM%
où Larra se met lui-même en scène comme sur un th^itre de disseo*
tion , et qui cmt potn* titre fo IfwU de NoUfmDéUre phiimùphùpee. kvh
tsefois, dans te monde ancien^ il y avait un )a«r où entre les maftas
«t tes eadaives les rUes étatent interwrtis^ton démuait im momenft les
dnlnes ée, Vesdaive; on ne toi donnaîti pas la Hberlé, on lui accordait
b KeeDce temporaire des satamates, d'où il reyenait pins abruti, et,
pendant cet intervalle, il jouissait du privilège de tout faire, de tout
dire, même la vérité. Larra renouvelle cette fiction avec son valet,
épais Asturien dont Tinteltigence endormie va se réveiller dans l'ivresse.
Quand son maître rentre, il le trouve chancelant, incertain , les yeux
fixes et traversés encore par qmelques tauves éclairs^ il ne peut s'em-
pêcher de laisser tomber une pavote da pitié ;
«Pitié! dit TAsturien en se redressant, et pourquoi me prendre en pitié? Si
fen avais pour tor, cela se comprendrait peut-être... Écoute,' tu viens triste
comme de coutume, et moi, je suiS'plus gai que jamais. Pourquoi as-tu ces cou-
leurs pâles, ce visage défait^ ce regard terne et profond, tous les soirs, quand je
fouvre la porte? pourquoi cette distraction constante, ces paroles vagues, inter-
rompues, dont je surprends tous les jours quelque lambeau sur tes lèvres? Pour-
quoi te roules-tu chaque nuit sur ton lit, comme un criminel couché avec son
remords, pendant que je dors sans souci? Lequel, entre nous deux, doit avoir
pitié de l'autre? Tu ne passes pas pour un criminel; la justice, du moins, ne met
pas la main sur toi. Il est vrai que la justice ne saisit que les criminels vulgaires,
ceux qui volent avec un crochet ou qui tuent avec un couteau; mais ceux qui
jettent le trouble dans une famille, séduisant une femme ou une fille honnête,
eeoz qui volent, les cartes à la main, ceux qui tuent une existence avec une pa-
role dite à Foreille ou avec un billet glissé secrètement; ceux-là, la société ne les
appelle pas criminels, et la justice s'arrête devant eux, parce que la victime ne
Jette pas son sang, ne laisse pas voir sa blessure, mais agonise, consumée lente-
ment par le venin de la passion que sou bourreau est venu lui offrir. Combien
sont morts assassinés par un infidèle, par un ingrat, par un calomniateur î On
les ensevelit en disant que le prêtre n'a pu rien obtenir d'eux, que le médecin n'a
lien compris à leiv laaladie; mais le poignard hypocrite s'esâ enfoncé dans l^ur
cnor. Tu es peut-être an de ces criminels^ ai tu portes en toi un accusateur. •»
•» Silence! homme ivre.
— Non, il faut que tu m*entendes dans mon ivresse... Tu cherches la féli-
cité dans le cœur humain, et pour cela tu le mets en pièces en y fouillant sans
cesse, comme celui qui remue la terre pour y découvrir un trésor. Moi, je ne
dkerche rien , et la désillusion ne m*attend pas au détour âlé chaque espérance
(tt lu putUa de ta etperanza). Tù es nn littérateur, nn écrivain , et qnels tour^
mtm& ne te ftHt pas' sobif ton amour-propre, aigrt jonraellement par Findlfl)^
itaee des. vos, par la jabnsie das autres, ptr la rameune du pk» grand Bontkpcf
Fayé cosme uafasquin, tu ferais cirs aux dépeas d'un ani, si tu avais des
anm, ei tu ae veux pas aveir de remords! Homme de parti , tu fais la guerre à
«D autre parti, ou bien chaque défaite est une humiliation pour toi, ou tu achetas
trop cher la victoire pour en jouir. Tu offenses et tu ne veux pas avoir des enne-
mis! Moi, qjui me calomnie? qui me connaît? Tu me donnes un salaire honnête,
à l'aide duquel je peux pourvoir à mes besoins. Toi, le monde te paie, comme
il paie ses autres serviteurs. Tu te dis libéral , et le jour où tu t'emparerais dé
la verge, ta fouetterais les antres comme oh t'a fouetté. Hommes du monde,
ireus voua qvaMte d'hommes d'honneur et de caractère, et chaque jour vonS
Aaogei d^pimàs, votts-tpaataBiat vas prkicipea. Travailiés par la aaîC da la
318 IITUB DIS Dira MOUD».
gloire, — inconséquence rare ! — tu méprises peut-être ceux pour qui tu écris,-
et tu iras, Pencensoir à la main , réclamer leur adulation. Tu flattes ton lecteur
pour en être flatté...
— Assez! assez!
— Tout à rheure. Moi, enfin, je n^ai pas de nécessités; toi, au contraire,
malgré ta fortune, tu vas aller peut-être te mettre entre les mains d'un usurier
pour un caprice frivole, parce qu'il tous faut de Tor, à vous, pour quelque ban-
quet où parade votre vanité en portant des toasts. Tu lis nuit et jour, feuilletant
les livres pour y chercher la venté, et tu souffres de ne la trouver nulle part écrite.
Être ridicule, tu danses sans joie, et ton mouvement turbulent ressemble à celui
de la flamme qui brûle sans avoir conscience d'elle-même. Quand je veux des
femmes, je mets un salaire dans ma main, et j'en trouve qui sont fidèles plus d'un
quart d'heure. Toi , tu mets la main sur ton cœur, tu le jettes sous les pas de la
première venue, et tu ne veux pas qu'elle le puisse fouler aux pieds avec mépris;
tu lui livres ce dépôt sans la connaître. Tu confies ton trésor à une femme pour
sa jolie figure, et tu es tranquille parce que tu aimes. Si demain ton trésor dis-
parait, c'est le dépositaire que tu en accuseras, lorsque c'est toi seul qu'il fau-
drait appeler imprudent et imbécile.
— Par pitié ! cesse, voix infernale.
— Je finis. Tu inventes des mots, et avec eux tu crées des sentimens : les
sciences, les arts, élémens de Texistence; — la politique, la gloire, le pouvoir,
la richesse, l'amitié, l'amour. Lorsque tu découvres que ce ne sont que des
mots, tu blasphèmes et tu maudis. Tandis que le pauvre Asturien mange, boit
et dort, et n'est trompé par personne; — s'il n'est pas heureux, il n'est pas mal-
heureux; il n'est du moins ni homme du monde, ni ambitieux, ni élégant, ni
écrivain, ni amoureux. Aie donc pitié du pauvre Asturien! Tu me commandes,
et tu ne sais pas te commander à toi-même. Aie pitié de moi : je suis ivre de
vin, il est vrai, mais tu es ivre, toi, de désirs et d'impuissance!.... y>
Il est maintenant facile, même à Tobservateur le moins attentif, de
mesurer la dislance qu'il y a entre le Pobrecito Hoblador et les der-
niers éclats de cette passion superbe; on peut assister, en quelque sorte,
aux évolutions capricieuses de cette ironie, suivre dans la variété de ses
tendances, dans sa marche invincible, le génie de cet humoriste qui
comptera, quoiqu'il soit encore à peine connu de l'Europe, parmi les
plus grands héros modernes du doute. D'un seul coup d'œil on peut
embrasser les deux côtés de cette existence; des œuvres d'une siDcérité
douloureusement naïve sont là pour dire quel travail intérieur a remr
pli l'intervalle qui sépare ces deux points extrêmes. Le secret d'une
telle vie, en effet, c'est la lutte; le champ de bataille, c'est uae ame
douée des plus rares qualités naturelles. Il est triste, au bout d'un si
dramatique combat, de n'avoir à constater qu'une nouvelle victoire de
la mort. Larra écrivait ces pages de la Nuit de Noël quelque temps seu-
lement avant de se frapper de sa propre main, dans la force de l'âge, à
vingt-huit ans. Le jour de sa mort, le 13 février 1837, une femme,
dit-on, était venue chez lui pour consommer une rupture déjà com-
mencée, pour redemander des lettres d'amour et efhcer ainsi le
CR BUHOBISn ^BgBMmi. 348
moindre témoignage accusateur; à peine cette femme était-elle sortie,
Larra avait cessé dexister. Doit-on en conclure qu'un amour déçu est
ce qui a tué Thumoriste espagnol? Non, ce n'est là qu'un accident dans
l'ensemble des causes qui l'ont armé contre lui-même. Ce qui l'a con-
duit à cette extrémité fatale, c'est l'excès du doute, c'est un dégoût
amer et violent engendré par une observation inexorable, c'est le scep-
ticisme qui avait ôté à son esprit, non son énergie, mais sa droiture, et
avait détruit dans son cœur le germe des résolutions supérieures à
tous les mécomptes. On se souvient peut-être d'un mot de Goetbe sur
Werther : Le pâle amant de Charlotte ne pouvait vivre, suivant l'il-
lustre auteur: un ver s'était glissé dans son ame et avait altéré en lui
les sources de la vie. — Il en est de même de Larra; son suicidé matériel
était préparé par un suicide moral. La satire avait été pour récrivain
espagnol une arme à deux tranchans qui avait commencé par le blesser
mortellement lui-même. Il se peut qu'on le condamne: an point de vue
d'une stricte eCsévère morale, cela sera juste et il n'y aura rien à ré-
pondre; mais la pitié n'esi^lle point aussi quelquefois une justice, et ne
doit-elle pas venir s'asseoir sur le tombeau de cet homme qui a cru que
la vie, ainsi dépouillée de ses croyances, de ses rêves, dé ses illusions, de
ses espérances, n'était plus la vie, qu'elle n'était plus qu'une injure qu'il
fallait rejetei^ La pitié seule peut couvrir, sans les absoudre, ces actes
suprêmes que Shakespeare qualiflait de romains, et qui ne le sont plus
malheureusement depuis qu'on se tue sous l'influence de déceptions
personnelles et non pour éviter de survivre aux défaites de la patrie.
Quant à nous, nous ne ferons qu'opposer à la fin volontaire et sans
gloire de Larra la fin d'un autre homme qui fut pour l'humoriste es-
pagnol le siget d'une méditation éloquente, celle du comte de Campo
Alange, qui avait quitté luxe, honneurs faciles, plaisirs brillans, oisi-
veté fastueuse, pour défendre la conviction de sa pensée, les armes à la
main, et mourut comme un soldat, sous les murs de Bilbao. a II est
mort, le noble et généreux jeune homme, dit Larra; il est mort la foi
dans le cœur. Le destin a été truste pour nous qui l'avons perdu, pour
nous seuls cruel, pour lui miséricordieux. Dans la vie, le désenchante-
ment l'attendait; la fortune est venue auparavant lui oflrir la mort. C'est
mourir dans la plénitude de la vie. Mais, parmi ceux qui le pleurent,
il en est à qui il n'est pas donné de choisir et qui passent par la désillu-
sion avant d'arriver à la mort; ceux-là lui doivent porter envie.... » Ce
Boni là, en effet, les seules morts dignes d'envie, celles qu'on peut ao-
cepter sans amertume, parce qu'elles ne sont pas un sacrifice sans re-
traitât et sans compensation, parce qu'au lieu d'inquiéter et de troubler
l'humanité, elles l'honorent et la relèvent
Ch. dk Hazadb.
TQMB XXI. n
■ÉiMlÉlliÉi
POÈTES
ET ROMANCIERS MODERNES
DE LA GRAUDE-BRETAGNL
XI.
PERGY BYSSHE SHELLEY.
Sbelley a été poète dans toutes les aoeeptiom de ce mot, qui en a
tant, n l'a été par son organisation et par sa vie comme par ses écrlh,
par l'imprévoyance comme par le génie, smiont par la candeur et par
l'énergie de ses convictions. Son enfance, ses amonrs, et mort, soirt
poétiques. A l'école publique, il soufl^e, rêve et blasphème déjà. Wea
avant iâge où le cooimun des hommes s'est demaiôdé compte de fts
croyances, ce précoce Titan est en guerre avec Jupiter, et, cotnmete
héros antique, il Arave le» foudres vengeresses. NoUe de naissaoce, i
va prêchant une croisade contre tous les oppresseurs des peuples, ton^
mente du besoin de croire et d*aimer, il hait et il nie. Cette fenreor,
cette eonstitatioD jaerveuse, extatique, sujette à des hallucinations de
tout genre qui ran^lkiit toul: ee qu'on a to deB grand» lolttaires chré-
tienSy — détournées de kur niisrion natareUe^ penrefties même si
Ton veut, — servent les deaeeins de la pbiloBophie incrédule et ré-
voltée. L'onction de saint Augustin, Faustàre éloquence des pères, par*
fois la langue embrasée des apôtres, animent des ooneepttons étranges
où viennent s'amalgamer, avec des visions djgnes de Swedenborg et
de Saint-Martin, les théories, les systèmes de la philosophie la plus po^
sitive. Tout prêt à croire ce que dément la raison coaimune , Sheliey
n'accepte rien de ce qu'eUe taoctionna. L'idée reçue n'a pas de critique
plus inflexible, l'idée nouvelle de champion plus complaisant, et cda,
sans parti pris, sans affectation vaine, en toute loyauté. Rang, patrie»
honneurs, richesse, amoar, et jusqu'aux joies de la tendresse pater-
nelle, Sheliey renonce à tou^ plutôt que de (aire fléchir ses convictiona
devant une autorité dont il conteste les droits, dont il dénonce l'injus^
tice, dont il nie le {irincipe. Peu de gens ont donné de pareils gages an
paradoxe. La sincérité de Sheliey est donc pour nous au-dessw du
doute.
Or, la sincérité, si elle ne justifie ni les doctrines, ni les ades^ com-
mande pourtant l'estime et ôte à la censure la plus légitime une grande
partie de ses droits. On n'est pas tenu de fléchir devant l'erreur de bonne
îéi, mais il n'est pas permis de la confondre avec le mensonge délibéré.
Plus d'une fois, en lisant les poèmes de Byron, il nous est arrivé de re-
garder comme également suspectes la valeur des opinions émises et la
franchise de ces opinions. La préméditation, le calcul, la vaine gloire,
la forfanterie, nous apparaissaient au fond de cette poésie limpide et
belle, comme l'immonde lézard, le serpent venimeux sous le crislat
des eaux immobiles. Jamais les ouvrages de SheUey ne nous ont causé
cette impression pénible. En étudiant sa vie, nous noos samoes expli-
que cette différence.
n naquit, en 1792, dans le comté de Snasex. Son pare, dont l'intrai-
table sévérité provoqua de bonne heure la résistance à laquelle Sheliey
devait vouer sa vie, ne comprit pas qu'une org^isation si fine et si im-
pressionnable demandait des soins particuliers. L'enfant avait à peine
dix ans qu'on le jeta dans une école, pêle-mêle avec des compagnons
indignes de lui. Ce fut là son premier malheur. Il passait brusquement
d'une liberté presque absolue, d'une vie en plein air, de mille habitudes
féminines contractées au milieu de ses jeunes sœurs, dans une étroite
enceinte où ses cbers rêves, passereaux captifs, donnaient de l'aile à
tous les barreaux de leur cage. Il y était harcelé par des maîtres qui ne
le comprenaient pas, maltraité par ses ceodÂsciples, que sa biblesse phy-
sique et son humeur bizarre excitaient à le tourmenter. A ce métier de
victime, SheUey devint presque fou. Dès-lors, cependant, on put re-
marquer en lui une supériorité d'intelligence qui eût inbiUiblement
252 lIVinK DES DBUX MORDIS.
commandé rattentton d'un père plus tendre ou seulement plus éclairé.
Ge réyeur solitaire, qui jetait à peine de temps en temps sur ses livres
de classe un regard dédaigneux, laissait bien loin, par ses progrès, tous
les auh'es écoliers. Sa mémoire était prodigieuse et défiait l'aridité des
leçons. Déjà, du reste, se montrait chez lui un goût effréné pour les ro-
mans, indice qu'il ne faut pas méconnaître, première aspiration vers
l'idéal.
Parmi ces romans introduits en fraude, dévorés en cachette, se trou-
vaient les chefs-d'œuvre de Richardson, deFielding, de SmoUett. Ceux-
là, Shelley ne leur accordait qu'une médiocre estime. Ils lui montraient
la vie à peu de chose près comme elle est, et de tout temps les poètes
ont méprisé la réalité. En revanche, lorsqu'il se trouvait, parmi ces
Mue books, de véritables contes bleus, des romans terribles comme
ceux qu'Anne RadcUffe et Levais avaient mis à la mode, Shelley était
sans défense contre les prestiges grossiers de ces récits « aux provinces
si chers. » Le Confessionnal des pénitens noirs, Zofhya, que sais-je en-
core? s'étaient emparés de cet esprit déjà malade, et, lorsque Shelle^
s'avisa d'écrire, il composa coup sur coup deux romans calqués sur ces
brillans chefs-d'œuvre (i). En les écrivant, il devint somnambule.
Quand il quitta Sion-house pour entrer à l'école d'Eton, le pauvre
enfant ne fit que changer de supplice. Les anciens élèves y exerçaient
sur les nouveaux venus l'autorité du maître sur son esclave. 11 fallut
subir cette nouvelle tyrannie. On prétend, mais à tort et en lui appli-
quant une anecdote empruntée à la vie de Shaftesbury, qu'il organisa
une sédition des malheureux fags (2) contre leurs oppresseurs. Shelley
était de ces êtres qui ne peuvent agir et lutter que dans l'arène de la
pensée. Il n'avait en lui ni la grossière éloquence qui fait les tribuns,
ni l'énergie brutale des athlètes. Tout ce qui participait du limon ter-
restre éloignait cette nature exquise, qui ne respirait à l'aise que l'air
subtil des hautes régions. A l'âge où on fait de lui un conspirateur de
collège, Shelley était plongé dans l'étude des sciences naturelles. Il y
cherchait, comme tant d'autres poètes, plutôt des images que des véri-
tés, plutôt des doutes séduisans que des explications vulgaires. Puis,
entre deux leçons de chimie, — leçons prises à la dérobée, fruit dé-
fendu par les règlemens d'Eton, -^ il lisait le Thalaba de Southey, la
Lènore de Burger, \ Ahasvérus de Schubart. Ce dernier poème lut
donna l'idée de commenter à son tour la tradition du Juif errant. Secondé
par un de ses jcondisciples, Thomas Hedwin, qui devait raconter plus
tard la vie du poète, il écrivit sur ce sujet des vers qui, publiés long-
temps après (3), ne figurent point parmi ses œuvres.
(1) Zastroxxi et Saint Irvyne, ou le Rose^Croix,
(2) Ge mot désigne des novices assenris aux caprices de leurs camarades.
(3) Fraser't Magaxine, 1831.
POiTBS BT ROMANGIBRS ANGLAIS. 233
A cette époque, Shelley était épris d'une jeune parente auprès de la-
quelle s'était écoulée son heureuse enfance, et qu'il venait de retrouver
après une assez longue séparation. «Elle rappelait, nous dit le bio-
graphe du poète, les héroïnes de Shakspeare et faisait songer aux ma-
dones de Raphaël. » Ce fut chez le jeune homme un sentiment profond;
un dévouement pur et complet. On retrouve, après bien des années,
l'empreinte de ce premier amour dans un fragment sans titre et sans
date. Shelley parle de deux enfans qu'on eût pris pour deux jumeaux,
tant ils ressemblaient l'un à l'autre. Il est aisé de le reconnaître et de
reconnaître miss Harriet Grove sous ces noms italiens de Cosimo et de
Fiordispina. Chez le premier, une passion nouvelle obscurcit l'image
de l'idole encore adorée; mais, si elle n'est plus l'objet de cet amour in-
constant, elle est restée l'amour lui-même, planète brillante au sein des
sphères célestes, et réglant les mouvemens d'une Intelligence pour ja-^
mais soumise.
He faintSf dissoWed into a sensé of love;
But thou art as a planet sphered above.
But thou art love itself — reeling the motion
Of his subjected spirit....
Le cousin et la cousine s'écrivirent long-temps, de l'aveu de leurs
parens, qui ne voyaient aucun mal à cette affection mutuelle, et n'en
devaient que plus tard redouter les conséquences. Miss Grove composa
même, sous la direction de Shelley, quelques chapitres des romans
qu'il écrivit sous le charme de ses premières lectures. Que ne s'en te-
naient-ils à ces terribles fictions, au fond si parfaitement innocentes?
Hais Shelley venait d'entrer à Oxford. Plus que jamais il se plongeait
dans la chimie, et, qui pis est, dans la métaphysique. Or, pour un es-
prit sans contre-poids, pour une ame sincère, l'étude de la philoso-
phie est semée d'abîmes. Là, plus qu'ailleurs, le doute est au seuil de
la science, et les premiers rayons de lumière peuvent aveugler.
Pour peu qu'on ait étudié la curieuse histoire des révoltes de l'esprit
humain , on a gardé le souvenir de cette initiative singuUëre que f An-
gleterre prit au xvu" siècle, et des leçons d'incrédulité qu'elle nous
donna hautement. Elle avait, il est vrai, reçu des leçons des néo-pla-
tonfciens d'Italie et des sceptiques français, Rabelais, Montaigne, Char-
ron , La Boétie; mais en définitive Hobbes, Toland, Tindal, Sbaftesbury,
Boltngbroke, ont fourni à la philosophie de Voltaire tout ce que celle-ci
eut de réellement, de sérieusement subversif. En même temps, et par
un contre-échange assez notable, tous les défenseurs du christianisme
attaqué, les adversaires du rationalisme. Poster, Leland, Boyle, Clarke,
TiUotson, Lardner, Pearce, s'inspiraient de nos théologiens, de nos
orateurs sacrés. Pascal, Fénelon, Bossuet, leur venaient en aide. De
9KM- WPnW 98$ MDX HORDM.
ces deux couraas opposés qui traTersueot le détruit, on sait qud fut
le plus fort. Hume s'illustrait eu rapportant de France en Angleterre
une philosophie éminemment hostile au christianisme. VoUaire s'iliui^
trait en rapportant d'Angleterre les idées des free thinkers^ Ces idées fruc-
tifièrent avec une étonnante rapidité. Nos voisins étonnés admirèrent
le développement vigoureux que prenaient chez nws les germes en^
pruntés à leur sol. Ce qui était resté obscurément enfoui dans les mas-
sifs in-quarto de leurs dialecticiens était rendu: au nwide entier sous
des formes vives, avec une scintillante auréole, un pétillement d'es*
prit, une nouveauté d'aperçus qui éblouissaient ■o^maitres euxHfnâmeSr
Cest tout au plus si on reconnaissait les principes de Locke dans les
splendides anatbèraes de Rousseau, et leChrisiianisme sana mysiêres, le
Panthéisticon de Toland dans les commentaires ironiques des âncyclo**
pédistes sur les saintes Écritures.
Lorsque la révolution de 89 éclata, tous les hommes éminens^ —»
ceux-là même qui plus tard devaient lui déclarer la guerre, — se ral-
lièrent, en Angleterre comme ailleurs, à cette puissante manifestation
de la raison collective. Prenez un à un presque tous les grands ta-
lens de la génération qui achève de s'éteindre, et vous les trouverez i
côté de Fox et d'Erskine à ce moment donné de l'histoire. Sir James
llackintosh a écrit les Vindioœ ffollicm pour répondre aux Béflexionê de
Burke sur la révoUuiim française. PriestJey descendit dans la même
arène pour combattre le même champion. Thomas Payne remua pro-
fondément les trois royaumes avec sooi livre des Droiisde f homme, vio-
lent écho des ma:^mes prodamées à la tribune de la convention. Enfin,
— il faut bien rentrer dans le domaine de la poésie, — Coleridge, Sou-
they, Wordswortb, propagateurs des doctrines de Godwin, furent, pour
un temps, profondément imbus des principes démocratiques.
Ce mouvement des esprits, excessif et prématuré, servit à fortifier
les institutions battues en brèche, à rallier les diverses fractions du to-
rysme, à pousser l'Angleterre parmi les puissances coalisées contra
nous. Les exagérations de Thomas Paynei ont certainement faciUté la
tâche de Pitt. Les Gordon-riots, les déclamations de Horne-Tooke, Isa
émeutes an milieu desquelles George 111 faillit pérÎTt ont peut-^tre con-
servé le trône où la reine Victoria est si paisiblement assise. Toutefois
on se tromperait grossièrement, s^ l'on pouvait croire que la réaction
oligarchique et religieuse, provoquée par les excès de la révolution
française et de ses adeptes^ fui une loayre définitive» Le levain philo-
sophique fermentait chez les Anglais depuis leurs guerres de religion^
et depuis lors, à toutes les époques, même les plus tranquilles^ on re-
trouve au-delà du détroit des niveleurs, de^ ^mlU^isfu. La lignée des
Sydney et des Chaloner ne s'est pas éteinte. De pas jpurs encore» eUe t
ses représentais, plus nombreux qu'on ne le croirait^ Au commence-
POÈn» ir ftèlf41l«HK AMêLAIS. 255
meiit^ siècle, elle 0e railiul auleiir de Locke et de Voltaire, de God-
"Wiii «t d'HeltéthiSy de Hume et^ "Volticy. Shelley, encore snr les bancs
d'Oxford, accepta les théories de ces libres penseurs, et se promit, avec
foute la ferveur de son âge, avec la sincérité de son caractère, qull
Touerait sa vie à raffranchissement du genre humain, son génie aux
progrès de la lumière philosophique. Éminemment religieux par na-
tere, il s'ordooDa prêtre delà raison et de la liberté, culte périlleux de
tout temps, et dont il afic«ptait les dangers avec une héroïque ambî-
tkNEiy me soif de martyre qui, toi^ours admirable, n'était déjà plus
conprise à Tépoquie où il vécut. Cette éducation philosophique, fort in-
ooraplëte du reste, peut se raconter en quelques mois. Locke, Hume,
et le Sffitême^ de la naiure avaient ébranlé, pour ne pas dire détruit,
toutes les croyances religieuses de Shelley. Platon lui donna les bases
d'une foi nouvelle qui les remplaça dans sou esprit, foi singiilière dont
l'un des premiers articles fut le dogme de la préexistence , suffisani-
ment justiQé aux yeux du poète par les phénomènes presque inex-
plicables de son imagination sans cesse galvanisée.
On se rappelle ce conte intitulé Louis Lambert, où l'un de nos roman-
ciers s'est complu à décrire Forgairisation exceptionnelle d'une sorte de
-voyant séraphique. Il semble que ce récit ait été inspiré par quelque
portrait de Shelley. Visions extatiques, susceptibilités particulières,
jDnour effréné du rêve, horreur innée de l'action, malheurs de collège,
soif de Finftni, débauche précoce de Fintelligence, viol^te aspiration
vers l'amour, on retrouve dans le conte tons les traits singuliers de la
vie dn poète, jusqu'aux accès de catalepsie. M. Medwin raconte qu'un
nuMn, sortant d'une maison où ils logeaient tous deux, U trouva, sur
on trottoir, le long d'une de ces grilles qui se hérissent devant toutes
les maisons de Londres, un groupe d'enfans attroupés autour d'un
genHeman étendu à terre. Ce gentleman éitart Shelley, qui, sans le sa-
voir, avait passé la nuit snr la voie publique, et, nonobstant sa sobriété
de Inridimine, se trouvait assimilé aux ignobles victimes de l'intempé-
rance. Yoîci, du reste, comment Shelley Ini-même a décrit quelques-
unes de ces sensations bizarres qui lui faisaient envisager sa proi^re
existence comme un tissu mystérieux de problèmes insolubles :
« Je me suis trouvé devant des sites dont Tinexplicable rapport avec des por-
tfoiis à moi-même nicoaniies de na nature inteHectvelle me causait d^iriésis-
tibles émotions. Après avoir renconlré un* tableau de ce genre, il m'est arrivé
dTy songer an bout de phisieurs atinées. Ma mémoire s'en était emparée à Jamais,
sans cause apparente; il hantait ma pensée, de temps en temps, avec une sorte
de ténacité qui semblait le rattacher à mes affections les plus intimes. Plus tard,
j'ai revu les mêmes lieux. Alors je ne pouvais plus séparer le paysage rêvé 4u
pnysage réel; ils se isoufPodaieBl pour wm dans un peoUoieat mixte, iadivisibU,
n'ayant aucun rapport avec celui que le siie seul,, ou le seul souvenir du site, tel
256 RBVUB DES DEUX MONDES.
que je Tavais tu dans mes songes, aarait éveillé en moi... Ce qui m^est arrivé de
plus curieux en ce genre date d'Oxford : je me promenais dans les enviroqs
avec un ami, tous deux absorbés par une conversation intéressante et animée.
Au détour d'une allée, un tableau jusque-là caché par les plis du terrain et un
rideau de hautes haies s'offre tout à coup à nos yeux. Un moulin à vent, au
milieu d'une prairie close de murs et entourée de plusieurs autres herbages;
entre les murs de l'enclos et la route que nous suivions, un terrain irrégulier,
tourmenté, aux lignes abruptes; une longue colline basse derrière le moultki;
un rideau de nuages gris uniformément répandu sur le ciel. G*était le soir. Nous
étions à cette saison où l'hiver commence déjà, où la dernière feuille tombe des
bouleaux dépouillés. Rien de plus ordinaire, à coup sûr, que cet aspect, dans ses
détails et dans son ensemble. Ni l'heure ni la saison n'étaient celles qui devaient,
ce semble du moins, déchaîner subitement les orages de la pensée. Cet assem-
blage insignifiant d'objets vulgaires ne pouvait faire songer qu'à une paisible
continuation de l'entretien commencé, à une soirée finie au coin du feu, entre
quelques bouteilles de vin et quelques conserves de fruits... Cependant l'effet pro-
duit sur moi fut immense et prompt comme la foudre. Je me rappelai avoir vu,
en rêve et bien long-temps auparavant, ce site, exactement reproduit. Le frisson
me prit; une sorte d'horreur s'empara de moi. Je dus quitter aussitôt la place (!).»
n est temps de voir comment Shelley engagea, contre les croyances
de son temps et les institutions de son pays, une guerre impla-
cable. L'Athéisme nécessaire (2), tel était le titre d'un pamphlet qui
mit en rumeur la très anglicane et très fidèle université où Shelley
n*avait pu être admis qu'en jurant les trente-neuf articles, garans et
boulevards de la religion dominante (3). II avait été composé sous Tin-
fluence très évidente des livres dont Shelley faisait, depuis quelque
temps, le sujet de ses études. Les essais de Godwin, le Système du
Monde de Laplace, les Rapports de Cabanis, les Lettres de Bailly à Vo^
taire, les traités éthiques de Bacon, la théologie de Spinoza, Pline,
Condorcet, Cuvier, Newton et bien d'autres encore étaient mis en ré-
quisition par le jeune étudiant pour étayer ses assertions et justifier
l'audace, —nous ne dirons pas la nouveauté, — de ses démonstrations
irréligieuses. Cétait une thèse en forme contre l'existence de Dieu (en
tant que divinité créatrice et cause première), contre le christianisme,
contre les prophéties, les miracles, l'authenticité des livres saints; un
appel sans détour à la raison, au bon sens, contre les apparentes in-
(1) A ce passage de Shelley sa femme a ajouté la note suivante : « Ce fragment fiil
^rit en 1815; je me rappelle qu'après ravoir jeté sur le papier, Shelley se réfuj^ia ms
moi, pâle, agité, tremblant, pour échapper, en causant d'autre chose, aux émotions in-
;jséparables de ce souvenir. »
(2) The Necessity of atheism.
(3) On se rappell